Soins infirmiers: un nécessaire engagement politique
Les soins infirmiers sont souvent présentés comme un « coût », alors qu’ils permettent précisément de réduire les dépenses de santé. Faire passer ce message nécessite plus d’engagement politique des soignant·es.[1]
Par Philippe Longchamp, sociologue, Haute École de Santé Vaud (HES-SO)
Le renforcement des inégalités sociales et l’explosion des coûts de la santé ont un impact négatif sur les soins infirmiers. La profession n’est pourtant pas condamnée à subir ces évolutions sociétales. Car comme le montrent nombre de travaux, une formation de niveau tertiaire, une auto-organisation et un bon ratio soignant/patient se révèlent des facteurs de réduction des coûts de la santé. Mais la reconnaissance de ces faits nécessite un véritable engagement politique de la profession.
Une caisse de résonance des inégalités et des coûts
Je retiens de mes travaux de recherche [2] sur les soins infirmiers que cette profession constitue une véritable caisse de résonance des inégalités sociales et des coûts de la santé.
On sait que la réduction des inégalités sociales en Occident n’aura été qu’une parenthèse ouverte au sortir de la Première Guerre mondiale et refermée durant les années 1980, période depuis laquelle elles sont reparties à la hausse. La Suisse n’échappe pas à cette dérive : au cours des dix dernières années, les salaires des 1% les plus riches y ont progressé près de dix fois plus vite que les salaires bas et moyens [3].
Ces inégalités entrainent une dégradation de la santé des populations [4]. Premièrement, il existe un gradient social de santé : plus l’on descend dans la hiérarchie sociale, et plus augmente la probabilité de développer des maladies telles que les troubles cardiovasculaires, le cancer, le diabète, l’obésité et les maladies mentales. Deuxièmement, lorsque l’on dresse des comparaisons internationales, on constate que la prévalence de ces mêmes maladies est nettement plus élevée dans les pays les plus inégalitaires.
C’est ainsi que les inégalités sociales impactent directement les soins infirmiers. Une première fois en fragilisant les classes moyennes, dont ils représentent un symbole. Et une seconde fois en accentuant la prévalence de nombreuses maladies, et donc en venant peser sur un système de santé déjà poussé à la limite de ses capacités.
Quant aux coûts du système de santé, ils ont augmenté de 50% en Suisse au cours des deux dernières décennies. Or ceux-ci ne font qu’accentuer les inégalités sociales : pas moins de 16% de la population helvétique se prive de soins médicaux, une proportion qui grimpe à 26% s’agissant des soins dentaires [5]. Ce renoncement touche bien sûr en priorité les personnes aux revenus les plus bas, qui sont déjà les plus concernées par les problèmes de santé.
Ici encore, les soins infirmiers se trouvent impactés à double titre. Constituant le groupe professionnel le plus nombreux du champ, leur rémunération est vite pointée comme un « coût » du système, exposant toute revendication d’amélioration des conditions salariales ou d’augmentation des effectifs aux critiques les plus acerbes. Par ailleurs, en limitant l’accès aux soins d’une partie de la population, les coûts de la santé ne font que retarder le premier contact entre les patient·es et les soignant·es. Partie intégrante du rôle infirmier, le travail de promotion et de prévention de la santé s’en trouve ainsi entravé.
La profession, source de changement
La profession infirmière n’est pourtant pas condamnée à encaisser passivement ces évolutions sociétales ; compte tenu de sa masse critique et de sa position, elle a le pouvoir de les influencer en retour.
Fortement impliqué·es dans les secteurs extrahospitaliers, les infirmier·ères vont à la rencontre des personnes les plus précarisées, réduisant ainsi ce que l’on appelle les « inégalités d’accès primaires ». Formé·es aux questions de discrimination, ils et elles participent également à la réduction des « inégalités d’accès secondaires » qui concernent particulièrement les individus les plus démunis une fois qu’ils ont franchi le seuil du système de santé.
Au-delà de l’activité clinique, les soins infirmiers influent sur les évolutions sociétales par leurs retombées économiques. Si les coûts de la santé renforcent les inégalités sociales, de nombreuses recherches montrent aussi que les soins infirmiers contribuent précisément à réduire ces coûts.
Ainsi, la mortalité en milieu hospitalier se trouve directement liée au ratio entre le nombre d’infirmier·ères et le nombre de patient·es : à chaque fois que le nombre de patient·es par infirmier·ère est réduit d’une unité, la probabilité de décès dans les trente jours suivant l’hospitalisation diminue de 7% [6]. En Australie, une réforme du système de santé introduite au début des années 2000 a prévu une hausse des heures de soins infirmiers par patient·e. Selon une étude comparant les périodes avant et après la réforme, cette évolution a entrainé un impact positif sur les infections des plaies, les insuffisances pulmonaires, les ulcères, les hémorragies, les arrêts cardiaques, le nombre de non-réanimations évitées et les années de vie gagnées [7]. Finalement, une meilleure dotation en infirmier·ères s’est donc avérée économiquement rentable. Une étude suisse confirme que l’augmentation de cette dotation conduit non seulement à une diminution des problèmes physiologiques, mais aussi à une réduction des problèmes de santé mentale, ce qui peut raccourcir la durée des séjours hospitaliers de trois jours en moyenne [8].
La contribution des soins infirmiers à la réduction des coûts de la santé est également avérée dans les secteurs extrahospitaliers. Aux États-Unis, chaque dollar investi dans un programme impliquant des infirmier·ères scolaires rapporte 2,2 dollars à la collectivité [9]. Dans le domaine des soins à domicile, le modèle Buurtzorg organisé autour de petites équipes d’infirmier·ères fonctionnant de manière autonome permet d’accélérer le temps de rétablissement des patient·es, de diminuer le volume d’heures par patient·e, de baisser les admissions aux urgences, de réduire les durées de séjour hospitalier et de retarder le passage en EMS [10].
Dans les EMS enfin, un projet mené en Suisse montre que l’introduction d’un modèle de soins géré par les infirmier·ères, avec notamment la mobilisation d’infirmier·ères de pratique avancée et le renforcement de l’interprofessionnalité, entraine la réduction des hospitalisations non planifiées de 42%. Cela représente un potentiel d’économie de 100 millions de francs par année [11].
Une nécessaire mobilisation
Il ressort de ces travaux que les soins infirmiers, en permettant de contenir les coûts de la santé, favorisent la limitation des inégalités sociales et de leurs effets pathogènes. Ces éléments sont liés à deux conditions : que le ratio d’infirmier·ères et leur formation soient suffisamment élevés d’une part ; que les soins infirmiers puissent accéder à des formes d’organisation plus autonomes d’autre part.
À l’heure actuelle toutefois, ces deux conditions ne vont pas de soi. Ignorant les résultats de ces recherches, une certaine orthodoxie économique court-termiste aura en effet toujours beau jeu de considérer tout renforcement des effectifs infirmiers comme une source de dépenses supplémentaires. Comme le soulignent Judith Shamian et Moriah Ellen, les bénéfices des soins infirmiers dans les domaines clinique, social et économique auront donc du mal à être reconnus tant que les infirmier·ères ne s’engageront pas davantage dans toutes les sphères de la politique [12]. Or, force est de constater que cet engagement politique demeure faible. Les mêmes autrices rappellent que les infirmier·ères sont largement sous-représenté·es dans les instances telles que l’OMS, l’UNICEF ou d’autres ONG. En Suisse, un rapide coup d’œil au profil des 200 membres du Conseil national de la législature 2019-2023 est sans appel : dix-huit avocats, six médecins, aucun·e infirmier·ère.
La faible culture politique des professions fortement féminisées, les entraves liées aux inégalités de genre en matière de travail domestique et les contraintes liées à l’obligation de continuité des soins représentent un frein à l’engagement politique des infirmier·ères [13]. Mais il n’y a là aucune fatalité. C’est ce qu’illustre l’étude menée à la Haute école de santé Vaud (HESAV), qui révèle que certain·es infirmier·ères au profil spécifique présentent une forte posture critique [14]. Pour ces professionnel·les, les soins se définissent avant tout comme un type de raisonnement qui peut se déployer dans tous les secteurs de l’activité humaine ; ils et elles considèrent la formation de base comme un socle commun à partir duquel s’ouvre un espace infini des possibles. Ces infirmier·ères militent donc pour une extension des domaines d’intervention des soins infirmiers, pour l’académisation des formations et pour le renforcement de l’interprofessionnalité :
« Le métier d’infirmière est passionnant parce qu’il ouvre sur tout. Quand je vois des infirmières qui suivent des masters, je trouve ça génial parce qu’on est infirmière, et après c’est une base qui nous permet de tout faire ! Être infirmière, c’est participer à la vie de la société, au projet de santé en général, à la santé avec un grand « S ». Pas seulement sur le terrain, mais aussi au niveau politique ». (Mme Maceira, infirmière)
Une voix à faire entendre
On estime que le système de santé suisse n’explique que 10 à 15% de la santé de la population. Le reste se joue ailleurs, et notamment au niveau des facteurs socioéconomiques et environnementaux [15]. Or cet « ailleurs » a un cruel besoin de soignant·es. En s’appuyant sur la culture critique qui caractérise nombre d’infirmier·ères, le temps est peut-être venu pour la profession de faire peser son influence en dehors du système de santé, en n’oubliant jamais le pouvoir qui est le sien en vertu de son expertise, de sa masse critique et de sa position. Car si la société était un orchestre symphonique, alors les infirmier·ères en seraient les contrebasses : un instrument que l’on entend mal, peut-être, que l’on écoute peu, sans doute ; mais qu’il s’arrête de jouer, et c’est alors l’harmonie de l’ensemble qui s’en trouve affectée.
[1] Ce texte est une version remaniée d’un discours prononcé par l’auteur en mai 2024 à l’occasion des « Flammes des soins infirmiers vaudois ».
[2] Lanza, D., Longchamp, P., Seferdjeli, L., & Müller, R. (2004). Entre paroles et actions, appréhender la complexité de la coopération en milieu hospitalier. In L. Gajo (Éd.), Langue de l’hôpital, pratiques communicatives et pratiques de soins (Vol. 16, p. 97‑129). Cahiers de l’ILSL. ; Longchamp, P. (2009). Des infirmières scolaires dans l’espace social. Carnets de bord en sciences humaines, 16, 45‑66. ; Longchamp, P., Toffel, K., Bühlmann, F., & Tawfik, A. (2020). L’espace infirmier. Visions et divisions d’une profession. Livreo-Alphil.
[3] Lampart, D., Gisler, E., & Schley, M. (2024). Verteilungsbericht 2024. SGB/USS.
[4] Wilkinson, R., & Pickett, K. (2013). Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous. Les petits matins.
[5] Pahud, O. (2020). Erfahrungen der Wohnbevölkerung ab 18 Jahren mit dem Gesundheitssystem : Situation in der Schweiz und im internationalen Vergleich.
[6] Aiken, L., Clarke, S., Sloane, D., Sochalski, J., & Silber, J. (2002). Hospital Nurse Staffing and Patient Mortality, Nurse Burnout, and Job Dissatisfaction. Journal of American Medical Association, 288(16), 1987‑1993.
[7] Twigg, D. E., Geelhoed, E. A., Bremner, A. P., & M. Duffield, C. (2013). The economic benefits of increased levels of nursing care in the hospital setting. Journal of Advanced Nursing, 69(10), 2253‑2261.
[8] Simon, M., Sharma, N., & Gerfin, M. (2020). Pflegepersonal und unerwünschte Ereignisse in Schweizer Akutspitälern : Auswertung von Daten des Bundesamtes für Statistik.
[9] Wang, L. Y., Vernon-Smiley, M., Gapinski, M. A., Desisto, M., Maughan, E., & Sheetz, A. (2014). Cost-Benefit Study of School Nursing Services. JAMA Pediatrics, 168(7), 642‑648.
[10] Soubeyran, A., Laureline, M., Marine, B., & Kallumannil, A. (2021). Revue de littérature sur le modèle Buurtzorg. CNSA/AG2R.
[11] Camenzind, M. (2020). Die Beweise liegen auf dem Tisch : Pflege spart Milliarden. Soins infirmiers, septembre 2020, 12‑13.
[12] Shamian, J., & Ellen, M. E. (2016). The role of nurses and nurse leaders on realizing the clinical, social, and economic return on investment of nursing care. Healthcare Management Forum, 29(3), 99‑103.
[13] Sainsaulieu, I. (2012). La mobilisation collective à l’hôpital : Contestataire ou consensuelle ? Revue française de sociologie, 53(3), 461‑492.
[14] Longchamp, P., Toffel, K., Bühlmann, F., & Tawfik, A. (2020). op. cit.
[15] Schwendener, N., & Kopp, C. (2006). Programmes de prévention et synergies (Spectra 58). OFSP.
Lire également :
- Audrey Genolet, «Qu’est-ce que la profession infirmière?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 27 avril 2023
- Jean Clot et al., «Regards sur les soins infirmiers en addictologie», REISO, Revue d'information sociale, publié le 6 avril 2023
- Philippe Longchamp, «Dialogue entre Bourdieu et l’épidémiologie sociale», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 28 mai 2020
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Philippe Longchamp, «Soins infirmiers: un nécessaire engagement politique», REISO, Revue d'information sociale, publié le 5 septembre 2024, https://www.reiso.org/document/13042