Les inégalités face à l’interruption de grossesse
Comment les cantons et les hôpitaux publics ont-ils mis en pratique le nouvel article qui a dépénalisé l’avortement en Suisse ? Une recherche romande montre une série d’inégalités régionales et sociales. Par Eliane Perrin et Marianne Berthoud.
Par Eliane Perrin et Marianne Berthoud, Haute Ecole de santé Genève, Heds [6]
En juin 2002, le corps électoral suisse a accepté à 72% les nouvelles dispositions du Code pénal [1] dépénalisant l’interruption de grossesse (ci-après IG) jusqu’à 12 semaines [2]. Par la suite, chaque canton a dû élaborer un règlement d’application et les hôpitaux publics ont dû s’y conformer dans leurs pratiques.
En 2005, SANTÉ SEXUELLE Suisse (anciennement PLANeS) et des Centres de Planning familial romands ont souhaité en savoir plus sur l’application de la loi. Un projet de recherche a alors été lancé par une équipe formée de chercheuses et de chercheurs [3] des HES Santé, des HUG et de l’Université de Genève. La question centrale était de voir si les différents règlements d’application cantonaux et la mise en pratique de ces nouvelles dispositions dans les hôpitaux avaient généré des inégalités pour les femmes ayant eu une IG. Et, si oui, de quelle nature. L’étude a démarré en 2005 avec l’autorisation des Commissions cantonales d’éthique et s’est terminée en 2010 [4]. Voici les principaux résultats.
Les inégalités dues aux règlements cantonaux
L’analyse comparative des règlements d’application des six cantons romands a conclu sur les constats suivants :
- Tous les hôpitaux publics ayant un service de gynécologie obstétrique et de chirurgie sont tenus de pratiquer l’IG et le font.
- Dans deux cantons (Vaud et Valais), les gynécologues privés étaient autorisés à faire des IG dans les hôpitaux ayant un service de gynécologie obstétrique et de chirurgie.
- Dans un seul canton (Genève), les gynécologues privés qui le souhaitaient étaient autorisés à faire des IG en cabinet. Les femmes ayant effectué une IG en cabinet privé provenaient de sa clientèle ou étaient envoyées par un confrère qui n’en faisait pas ou encore par un Centre de Planning familial.
Sachant que la plupart des femmes font une IG dans leur canton de domicile, ces différences de règlement d’application généraient de grandes inégalités de choix. Dans certains cantons, elles n’en avaient aucun, seul un hôpital public pratiquant l’IG, alors que dans d’autres, elles avaient le choix entre plusieurs hôpitaux ou entre hôpital et cabinet privé.
Mais ces règlements d’application impliquent aussi des inégalités de traitement. En effet, ils précisent que, dans les hôpitaux publics, l’IG est pratiquée sous la responsabilité directe d’un médecin titulaire d’un FMH (ou équivalent) alors qu’en cabinet privé, elle est pratiquée par un médecin titulaire d’un FMH. La nuance est importante surtout lorsqu’il s’agit de faire une IG chirurgicale avec anesthésie totale : elle signifie qu’à l’hôpital, l’intervention est le plus souvent pratiquée par un interne effectuant un stage sous la responsabilité d’un médecin chef et non par un médecin confirmé.
Enfin, le règlement d’application d’un canton rappelle que les soignants ont le droit d’invoquer la clause de conscience pour refuser de pratiquer l’IG. Or ce rappel est inutile puisque ce droit est garanti par la Constitution et peut être invoqué pour n’importe quel acte médical. Il ressemble donc fortement à une suggestion, d’autant plus qu’il ne rappelle pas que si le droit de refuser existe, il se double d’obligations vis-à-vis des patientes : être transparent en l’annonçant clairement ; leur éviter des rendez-vous inutiles ; et leur signaler un médecin ou une institution proche qui fait des IG dans des conditions de sécurité.
Autre problème important, ces règlements d’application se réfèrent essentiellement à la méthode d’IG chirurgicale lorsqu’ils stipulent que seuls les hôpitaux publics ayant un service de gynécologie obstétrique et de chirurgie sont tenus de pratiquer l’IG alors que, depuis 2002, la méthode médicamenteuse (RU 486 ou Mifégyne) est autorisée en Suisse. Cette méthode n’exige ni chirurgie ni anesthésie, sauf dans les rares cas d’échec (5%). Ce type d’IG peut être réalisée en ambulatoire et l’est de plus en plus souvent.
Les inégalités dues aux politiques hospitalières
Les inégalités dues aux pratiques hospitalières et médicales ont été identifiées par une étude qualitative par questionnaire en face à face avec 281 femmes ayant eu une IG, complétée par 19 entretiens en profondeur avec celles qui avaient eu un parcours particulièrement problématique. [5] Ces parcours ont été définis par le nombre de jours d’attente entre la décision personnelle des femmes (définie par la date de la première démarche auprès de professionnels pour demander une IG) et l’IG elle-même.
Nous avons constaté d’importantes inégalités selon que les femmes s’étaient adressées à des hôpitaux universitaires, des hôpitaux non universitaires ou à des médecins en cabinet privé.
- Le nombre de jours d’attente entre la décision personnelle des femmes et l’IG variait entre 1 et 49 jours. Elle était en moyenne de 12 jours.
- Dans un délai de 1 à 7 jours, trois quarts des femmes consultant un médecin privé ont eu leur IG contre la moitié des femmes consultant dans un hôpital non universitaire et un quart des femmes consultant dans un hôpital universitaire.
Ces durées d’attente inégales renvoient à la fixation du premier rendez-vous : les médecins en cabinet privé reçoivent les femmes dans les 2 jours qui suivent le coup de téléphone, si ce n’est le jour même, alors que les grands hôpitaux universitaires, surchargés, proposent un premier rendez-vous dans une semaine, voire plus. Autre raison avancée : l’ambivalence des femmes qui justifient qu’on leur impose un délai de réflexion avec ou sans rendez-vous pour les aider à prendre une décision. Or on évalue à 7% le nombre de femmes indécises, qui ont réellement besoin d’une aide. Il semble donc qu’il serait plus judicieux de proposer un délai au cas par cas plutôt qu’à toutes les femmes.
Ces délais avaient fréquemment pour conséquence de ne plus avoir d’autre choix que celui de faire une IG chirurgicale, le délai de 7 semaines de grossesse généralement admis pour faire une IG médicamenteuse étant dépassé. La rapidité de la prise en charge, laissant aux femmes le choix entre les méthodes d’IG, correspond aussi à des politiques hospitalières ou à des cultures de services. Comment expliquer autrement qu’en 2006-2007, les taux d’IG médicamenteuses aient varié entre 40% et 90% selon les cantons romands (source : OFS) ? Le canton où étaient réalisées 90% d’IG médicamenteuses n’avait qu’un seul hôpital de taille moyenne qui recevait les femmes dans un délai très court. Cet hôpital avait adopté une politique très semblable à celle des médecins en cabinet privé.
Enfin, les durées d’attente longues sont mal supportées par la plupart des femmes qui se sont informées sur Internet, qui consultent de plus en plus tôt et savent qu’elles ont le choix entre deux méthodes. Pour elles, chaque jour d’attente supplémentaire est d’autant plus pénible qu’elles ne souhaitent pas poursuivre une grossesse.
Les inégalités de coûts
Seul un tiers des femmes (97 sur 281) a pu répondre précisément à la question du coût de leur IG.
- Le coût d’une IG a varié entre 400 et 3500 CHF. Le coût moyen était de 1360 CHF.
- Chez un médecin privé, ce coût moyen variait entre 400 et 1270 CHF (moyenne : 620 CHF). Dans un hôpital non universitaire, il variait entre 592 et 2550 CHF (moyenne : 1247 CHF). Dans un hôpital universitaire, il variait entre 693 et 3500 CHF (moyenne : 1529 CHF).
- Le coût moyen d’une IG médicamenteuse était de 1076 CHF alors que celui d’une IG chirurgicale avec anesthésie totale était de 1490 CHF.
- Mais le coût moyen d’une IG médicamenteuse qui avait échoué (taux d’échec : 5%) et nécessité une IG chirurgicale était de 2312 CHF.
L’IG est remboursée par les caisses maladie. Mais deux tiers des personnes ont finalement payé l’intervention de leur poche. Pourquoi ? Parce que plus des deux tiers des femmes avaient moins de 30 ans, que près de la moitié d’entre elles était sans revenu (47%) – un tiers était en formation (36%) – et qu’elles étaient en bonne santé. Elles avaient opté pour une franchise élevée pour diminuer le montant des primes d’assurance. Le coût de l’IG étant plus faible ou équivalent à leur franchise, elles avaient donc payé de leur poche. D’autres ont payé de leur poche parce qu’elles ne voulaient pas que leur conjoint, leur employeur ou leurs parents découvrent qu’elles avaient fait une IG par les relevés des caisses maladies. Ou encore parce qu’elles n’étaient pas assurées.
De plus, certaines catégories de femmes, des étudiantes, des femmes de nationalité étrangère et/ou en situation précaire, se sont vues demander une somme cash au premier rendez-vous sous peine de ne pas obtenir d’IG. L’argent à débourser personnellement a donc constitué un véritable obstacle dans certains hôpitaux.
Les changements entre 2008 et 2011
- Actuellement, cinq des six cantons romands autorisent des gynécologues privés à faire des IG en cabinets contre un seul jusqu’en 2008.
- Plusieurs hôpitaux romands, dont les hôpitaux universitaires, ont récemment modifié leur protocole. Ils reçoivent les femmes plus rapidement, leur donnant le choix entre IG médicamenteuse et chirurgicale.
- L’IG médicamenteuse est effectuée jusqu’à 9 semaines (au lieu de 7), dans plusieurs hôpitaux, désormais alignés sur les normes de l’OMS. Certains laissent le choix d’avorter à l’hôpital ou à domicile.
Les questions en suspens
- L’information concernant les services des hôpitaux, les permanences, les médecins pratiquant en cabinet privé auxquels les femmes peuvent s’adresser lorsqu’elles souhaitent faire une IG reste peu transparente et difficile à trouver. Le plus simple est de s’adresser au Centre de Planning familial le plus proche ou de se renseigner sur le site de l’USPDA.
- La question des inégalités de coûts de l’IG reste ouverte : faut-il mutualiser les coûts des 5% d’échec de l’IG médicamenteuse en fixant un prix unique, légèrement supérieur, comprenant une IG chirurgicale en cas d’échec ? Ou fixer un prix unique, quelle que soit la méthode choisie, afin d’éviter que certaines femmes ne choisissent l’IG médicamenteuse pour des raisons économiques ? L’introduction en Suisse dès le 1er janvier 2012 d’une facturation par DRG (coûts par cas) résoudra-t-elle ces questions ?
- Pourquoi la contraception et la pilule d’urgence, permettant d’éviter une grossesse non voulue, ne sont-elles pas remboursées par les caisses maladie ?
- Pourquoi la méthode chirurgicale avec anesthésie locale, davantage pratiquée outre-Sarine, ne l’est que très rarement en Suisse romande ? Elle rassure pourtant les femmes qui ont dépassé le délai de l’IG médicamenteuse et craignent une anesthésie totale.
- Enfin, pourquoi les femmes de moins de 16 ans sont-elles envoyées chez un pédopsychiatre dans un canton alors que les cinq autres ont désigné les centres de Planning familial comme consultation spécialisée pour mineurs exigée par la loi ? S’agit-il de mettre en question leur santé mentale et leur capacité de discernement ? Ou leur capacité à gérer leur fertilité et leur contraception ?
[1] Art. 119-120 CP, 02.06.2002
[2] Rappelons les principaux changements adoptés en 2002 : la décision appartient à la femme qui signe une demande d’IG. Elle ne doit plus consulter deux médecins mais un seul (suppression de l’avis conforme). Le médecin doit s’assurer de son consentement. Le délai est fixé à 12 semaines de grossesse. Elle reçoit un document d’information officiel contre signature. Les femmes de moins de 16 ans doivent se rendre à une consultation spécialisée pour mineures. Désormais le parcours des femmes demandant une IG doit être plus simple.
[3] Martine AMSTALDEN, Marianne BERTHOUD, Béatrice CORDONIER, Andreina D’ONOFRIO, Patricia DUMONT, Anne DUPANLOUP, Nadia PASQUIER, David PERRENOUD, Eliane PERRIN, Murielle POTT, Gisèle TOLEDO VERA.
[4] Titre du projet : Parcours des femmes ayant eu une interruption de grossesse et points de vue des professionnels de la santé et du social dans le cadre des nouvelles dispositions du Code pénal (Art. 119-120 CP, 02.06.2002) en Suisse romande. 2005-2010. La partie de l’étude sur les points de vue des professionnels fera l’objet d’un article ultérieur. Financement : Fonds DORE, FNS (No 13DPD3-108465) ; Fonds stratégiques de la HES-SO (No SAGE-X 20336) et SANTE SEXUELLE Suisse (PLANeS).
[5] La participation à l’étude était volontaire. Le recrutement des femmes a été en majeure partie réalisé par les conseillères en santé sexuelle et reproductive des Centres de Planning familial. L’étude n’est donc pas représentative, même si certains de nos résultats sont confirmés par les statistiques exhaustives sur l’interruption de grossesse de l’Office fédéral de statistique (OFS).
[6] Contacter les chercheuses Eliane Perrin, Marianne Berthoud. Pour en savoir plus, un article scientifique en anglais est disponible sur le site de Swiss Medical Weekly : Eliane Perrin, Marianne Berthoud, Murielle Pott, Anna G. Toledo Vera, David Perrenoud, Francesco Bianchi-Demicheli : Clinical courses in women undergoing termination of pregnancy within the legal time limit in French-speaking Switzerland. Swiss Med Wkly. 2011 ;141:w13282.