La persistance des discours de haine et de racisme
Aujourd’hui comme hier, les racistes pratiquent la discrimination raciale en faisant appel à une prétendue hiérarchisation des races. La lutte doit être menée sans répit contre leurs discours de haine opiniâtre.
Par Martine Brunschwig Graf, présidente de la Commission fédérale contre le racisme
Celles et ceux qui l’ont vécu et en ont souffert s’en souviennent encore ! Dès le début des années soixante, en Suisse, un vent de xénophobie et de rejet de l’étranger a soufflé très fort [1]. Notre pays connaissait une période conjoncturelle exceptionnellement faste, le besoin en main-d’œuvre étrangère était en constante augmentation. C’est ainsi que sont venus en Suisse, souvent avec le statut de saisonnier, les Italiens, venus apporter leur force de travail et contribuer à la prospérité de la Suisse. Les Espagnols, les Portugais, et bien d’autres encore les ont suivis. Mais ce sont bels et bien les Italiens qui ont essuyé les feux, confrontés aux surnoms et appellations méprisantes, aux moqueries, à la mise à l’écart – ainsi qu’en témoignent hélas ces panneaux « interdit aux chiens et aux Italiens » [2], de l’époque !
Aujourd’hui, le rejet de l’autre est toujours là. Les trous de mémoire aussi ! Nombreux sont ceux qui justifient le rejet actuel à l’égard des requérants d’asile, des migrants syriens, des Musulmans d’ici et d’ailleurs, des personnes provenant d’Afrique ou des Balkans, en mettant en avant qu’à la différence des Italiens d’alors, ils sont très différents et peu aptes à s’adapter à nos us et coutumes. Pourtant, ce que l’on reprochait aux migrants des années soixante et au-delà a beaucoup de similitude avec ce que l’on entend aujourd’hui. Ainsi, le Journal de Genève, en 1970, la veille de la votation de la première initiative Schwarzenbach écrivait ceci :
- « On a beau dire aux ménages helvétiques qu’un maçon italien bâtit 40 logements dans l’année alors qu’il n’en occupe qu’un : il suffit qu’il cohabite sur le même palier avec quelques familles suisses pour que celles-ci ne se sentent plus chez elles » (Journal de Genève, 28 mai 1970).
La lutte contre le racisme, la discrimination raciale, le rejet de l’autre pour des raisons liées à son appartenance raciale, ethnique ou religieuse n’a donc jamais cessé d’être une nécessité.
Le débat autour de la notion de race
Récemment, une ancienne ministre française, Nadine Morano, affirmait que la France « était un pays de race blanche », s’appuyant sur une citation prêtée au Général de Gaulle en 1959. Cette déclaration et les débats qui ont suivi ont montré combien l’approche de la notion de race a évolué avec les résultats de la recherche en matière de génétique. Si les généticiens se divisent en ce qui concerne les différences génétiques observées au sein de la race humaine et les conclusions que l’on peut en tirer, ils sont manifestement d’accord sur un point : les différences ne sont pas observées en fonction de la couleur de la peau ! Et les différences observées ne permettent en aucune manière de pratiquer une classification hiérarchique des populations en général, encore moins en fonction de leur provenance ou de leur couleur.
Des généticiens comme Axel Kahn ont démontré cela depuis longtemps. La notion de plusieurs races au sein de la communauté humaine est utilisée, aujourd’hui comme hier, par ceux qui en font un argument pour justifier le racisme et la discrimination raciale. A titre d’exemple, un extrait d’une interview d’André Langaney :
- « En matière de patrimoine génétique, les individus ne sont ni égaux ni inégaux, ils ne sont pas pareils. […] Les différences mesurées entre les populations sont peu de choses à côté des différences entre les individus. […] Quel que soit le système génétique étudié, on n’a jamais pu isoler de phénomènes qui soient présents à la fois chez tous les Noirs et absents chez tous les Blancs, etc. Il n’y a pas, montrent aujourd’hui les biologistes, de marqueur génétique de la race. » [3]
C’est la raison pour laquelle le mot race figure dans les dispositions consitutionnelles et pénales en Suisse [4]. Lutter contre le racisme oblige à reconnaître que les racistes pratiquent la discrimination raciale en faisant appel à la notion de race et de hiérarchisation des races.
L’efficacité juridique de la norme antiraciste
L’article 261 bis du Code pénal suisse établit notamment : « Celui qui, publiquement, aura incité à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse… sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. » Cette norme antiraciste a été adoptée en septembre 1994 par une majorité de votants de 54.6%. Aujourd’hui encore, elle est contestée au Parlement fédéral. Elle a conduit pourtant à 349 condamnations entre 1995 et 2014 [5].
Le registre statistique n’est pas exhaustif mais il montre qu’au fil du temps, les victimes et groupes de victimes, les prétextes de racisme et de discrimination peuvent varier. Les condamnations s’inscrivent toutes – comme la loi l’exige – dans un contexte d’actes effectués publiquement. Les discours et manifestations racistes en cercles privés ne sont pas punissables, aussi graves soient-ils intrinsèquement. Ainsi, le salut hitlérien sur la prairie du Grütli effectué par des néo-nazis entre eux n’a-t-il pas été condamné par le Tribunal fédéral qui a considéré qu’il s’agissait d’un acte effectué dans un groupe fermé de convaincus sans tentative de propagande extérieure.
La liberté d’expression et d’opinion est un élément pris largement en compte par les tribunaux, lesquels privilégient souvent celle-ci lorsqu’il s’agit de prendre une décision controversée.
La parole « libérée » par l’anonymat sur Internet
Les événements internationaux exercent une influence de plus en plus importante sur la manifestation d’actes et de discours de haine, ainsi qu’en matière de discrimination raciale. Le conflit au Proche-Orient a ravivé l’antisémitisme ; les actes insupportables de DAECH et les attentats et attaques islamistes ont renforcé l’islamophobie ; la question des migrants et la situation en Syrie engendrent des réactions de rejet et des discours profondément discriminants à l’égard de groupes de personnes en situation de détresse.
La lutte contre le racisme et la discrimination raciale doit tenir compte de cette influence extérieure qui peut prendre des formes très différentes et viser des publics qui, parfois, peuvent se retrouver à divers titres discriminés et rejetés.
L’utilisation d’Internet s’est fortement démocratisée, les réseaux sociaux se sont diversifiés. Les moyens électroniques semblent, depuis plusieurs années maintenant, « libérer » la parole mais aussi faire tomber les tabous en matière de discours de haine. L’anonymat autorisé sur les sites internet et les blogs des médias tout comme sur les réseaux sociaux permet aujourd’hui d’écrire en toute impunité des propos dont les auteurs se cachent derrière des pseudonymes quand ils ne jouent pas simplement au chat et à la souris avec les médias qui voudraient mettre fin à certains abus.
Les enjeux sont là pour le futur. Internet est davantage utilisé aujourd’hui pour propager les discours de rejet que pour mettre en évidence les avantages de la diversité. Beaucoup de ceux qui ne partagent pas le discours de haine tenu sur Internet se taisent et ne se sentent pas armés pour agir ou pour rétorquer.
C’est là le sujet dont la Commission fédérale contre le racisme s’est saisie cette année 2015 qui marque les 20 ans d’existence de la norme contre le racisme. Permettre à ceux qui ne s’expriment pas de le faire, de façon positive et ouverte, occuper la Toile avec un discours d’ouverture – sans naïveté et en toute conscience – c’est le but de la campagne « Une Suisse à nos couleurs » [6] qui dure maintenant depuis quelques mois.
[1] Cet article est lié à la conférence organisée par Connaissance 3 et donnée par l’auteure le 9 novembre 2015 à La Tour-de-Peilz
[2] Lire l’article sur le site internet swissinfo, consulté le 28 octobre 2015.
[3] Lire l’interview d’André Langaney, sur le site internet L’homme moderne, septembre 1996
[4] La norme consitutionnelle (art. 8, al. 1 et 2) et la norme pénale (CP 261 bis) sur les pages internet de la Confédération, consultées le 28 octobre 2015
[5] Cas jugés et jugements définitifs, sur le site internet de la Commission fédérale contre le racisme, consulté le 28 octobre 2015.
[6] Lien internet. Consulté le 28 octobre 2015.