Le travail, ça n’est pas du sport !
Pour devenir plus performant, le monde du travail n’aurait qu’à adopter les méthodes d’entraînement des sportifs d’élite. Facile ? Eh bien, détrompons-nous ! Un tel transfert risque d’être inefficace, voire dangereux.
Par Marc-Henry Soulet, titulaire de la Chaire Sociologie, politiques sociales et travail social, Université de Fribourg
Peut-on, comme on l’entend dire à satiété, s’inspirer des bonnes pratiques du sport – le management de l’équipe, la gestion de l’effort, la régulation de la pression… – pour tenter de les transférer au monde du travail ? Pour le dire clairement, cela me paraît être une fausse bonne idée par-delà une apparente proximité entre ces deux univers, car, comme tout emprunt de bonnes pratiques, ce transfert repose sur la méconnaissance ou le déni de l’effet de contexte.
Si l’on ne prend pas en compte la variation contextuelle, les bonnes pratiques empruntées risquent, au mieux, d’être inefficaces car inappropriées, au pire, dangereuses car plaquées. Il existe, en effet, des différences structurelles entre le monde du sport et le monde du travail qui infléchissent, voire retournent le sens (de la positivité) des bonnes pratiques et qui, faute d’être perçues, risquent d’engendrer des effets contre-productifs. Plus trivialement dit, le travail, ça n’est pas du sport – même si le sport est devenu un travail notamment par sa professionnalisation – et ce, à deux niveaux.
1. Si monde du sport et monde l’entreprise se sont tous les deux convertis à la performance, la nature de ladite performance y est fort différente.
Dans un cas, elle est immatérielle et symbolique ; dans l’autre, elle est matérielle et économique. De plus, l’activité productive y est inversée : en sport, on s’entraine 90% du temps et on produit (le match, la course…) 10% du temps. Au mieux dans l’entreprise, on s’entraine 10% du temps (formation) et on produit 90% du temps. Il y a donc stress et stress.
Le stress du sportif, c’est la pression, l’obligation de réussir, la nécessité d’atteindre le niveau visé avec des échelons objectivables, permettant, sous des formes valorisantes, des échappatoires légitimes (de champion du monde à champion du district). Le stress du salarié, c’est la dépression, la peur de ne pas être à la hauteur des objectifs définis par d’autres et faiblement intériorisés, mais aussi l’obligation de performance individuelle avec peu de supports institutionnels pour y parvenir.
Le collectif présente ainsi un double visage, selon le monde depuis lequel on le considère. Dans le sport, même vanté et poussé aux nues par l’entremise de l’esprit d’équipe, le collectif est une métaphore pour désigner un objectif sublimé individuellement. Le collectif est le creuset permettant la poursuite de fins individuelles élevées (reconnaissance individuelle comme meilleur joueur de l’année, sélection en équipe nationale…) à l’intérieur d’un but commun surdéterminé (la victoire), autorisant la visibilité exacerbée de chacun dans une œuvre collective. Dans l’entreprise, le collectif joue un rôle d’amortisseur des difficultés individuelles plus que de révélateur des singularités. Il est avant tout un lieu de résistance et de protection, notamment à l’emprise institutionnelle, un espace de socialisation différentielle en même temps que d’identification partagée.
2. Le monde du sport et le monde de l’entreprise, s’ils sont tous les deux d’essence libérale et donc régis par la performance et la compétition, caractérisent en fait des formes de libéralisme fort différentes.
L’un caractérise un libéralisme radical dirigiste, l’autre un libéralisme démocratique encadré. Dans le monde sportif, la formation est organisée dès le plus jeune âge dans une perspective monofinalisée, malgré une relative obligation de culture scolaire générale. Les sections sport-études, véritables pouponnières, produisent structurellement un déséquilibre entre offre et demande et participent à donner une dimension très sélective au marché de l’emploi sportif qui fonctionne sans à-coups.
A contrario, dans le monde de l’entreprise, même s’il existe des formations internes, la formation est placée sous la responsabilité d’un organisme tiers laissant peu de prise sur les contenus et les valeurs véhiculées. De plus, le marché de l’emploi doit, plus ou moins, absorber toute la demande de travail et notamment composer avec des populations en phase de déprise et de diminution de leur potentiel productif.
Le monde sportif se caractérise également par une absence quasi-totale de droit du travail. Le rapport entre les parties-prenantes (la stimulation virulente comme motivation au dépassement de soi, le pouvoir absolu de sélection, la légitimité de la révocation en cas de baisse perceptible de performance ou de motivation…) offre une très grande flexibilité dans la gestion de la force de travail.
A contrario, la réglementation de l’emploi contraint fortement la marge de manœuvre de l’entreprise en matière de gestion des ressources humaines. Le coaching sportif, quant à lui, est marqué par un style de commandement autocratique, voire autoritaire, peu traversé par des exigences démocratiques tant l’obligation ultime est la fabrication de sportifs performants au moment M. Dans l’entreprise, le management est davantage participatif, par nécessité juridique, puisqu’il doit intégrer le droit de représentation du personnel supposant négociation formelle et compromis institutionnalisé.
Enfin, la logique de production du résultat dans le sport est, par définition, fondée sur des coups programmés longtemps à l’avance et peu sujets à fluctuation. Cette forte prévisibilité dans l’organisation de l’activité se double du fait que les à-coups viennent de l’intérieur (méforme du sportif, accident…).
Dans l’entreprise, la logique de production du résultat repose sur des créneaux supposant d’être identifiés et poursuivis sur le moyen terme au moins. Les objectifs sont continus et le résultat doit être tenu, faut d’absorption par la concurrence ou de disparition pure et simple. Les à-coups viennent de l’extérieur (baisse de la demande, dérégulation des marchés…).
Conséquence, dans le premier cas, il est nécessaire d’organiser des phases significatives de récupération ; après la performance, le sportif souffle, se fait masser, est soigné…
Dans le second cas, la haute performance attendues des salariés ne s’accompagne jamais d’une semaine de répit à Djerba ou ailleurs ; le droit aux congés est indépendant de la performance. La production à flux tendu se fait sans temps de récupération, sans suivi individuel de la forme.
Faut-il, en conséquence en rester là et considérer que ces deux mondes, par trop différents malgré leur apparente proximité, sont étanches l’un à l’autre et qu’il y a peu de transferts envisageables ? Ce serait aller trop vite en besogne. Mon propos d’humeur visait uniquement à attirer l’attention sur une non-immédiateté du transfert des bonnes pratiques du sport vers l’entreprise et à engager la réflexion sur les conditions de tels emprunts en tenant compte des différences de contexte.