Les bons handicapés méritent d’être soutenus !
Plusieurs freins empêchent la participation sociale des personnes en situation de handicap. Certains discours politiques en font partie.
Par Pierre Margot-Cattin, professeur HES, filière travail social de la HES-SO Valais, Sierre ; membre du Conseil Suisse Egalité et Handicap
La participation sociale des personnes en situation de handicap est sous-tendue par deux mouvements contradictoires. L’un est basé sur une volonté de faciliter l’intégration et vise un changement des attitudes. L’autre est porté par des effets de freins, source de ralentissement du processus lui-même. Une analyse approfondie, sous l’angle des représentations du handicap, du contexte sociopolitique dans lequel les 5ème et 6aème révisions AI se mettent en place permet de mettre en lumière ces tensions contradictoires. Relayant les discours des habitués du café du commerce sur les « abus massifs » dans l’AI, les milieux politiques, les médias et même le Conseil fédéral sont peu enclins à mettre fin à la polémique. Au contraire : ils y participent activement, renforçant la stigmatisation des personnes concernées, en particulier de celles qui ont un handicap invisible.
Cinq catégories d’images sous-tendent les représentations des personnes handicapées (Morvan, 1999). Ces catégories sont liées à l’objet du handicap, aux symptômes, aux déficiences, à ce qui est observable dans les fonctionnalités, les relations et les inadaptations sociales. Parmi elles, l’image « affective » retient particulièrement l’attention. Elle représente le vécu affectif de la personne. Le handicap physique suggère une image de « vouloir vivre », de volonté de s’adapter, de capacité, d’autonomie. La déficience mentale renvoie à une image affective vide et close. Dans ce contexte, les images de désavantage, inadaptation, crainte, malaise, prédominent. Elles sont prégnantes pour la personne déficiente mentale et sont compensées par le désir de vivre et d’être autonome attribué à la personne avec un handicap physique.
Le handicap source d’admiration ou de rejet
Depuis les années 80, nombre d’auteurs se sont attelés à mieux cerner les éléments qui sous-tendent la construction de nos représentations du handicap et conditionnent nos préjugés et nos attitudes envers cette population. Les différentes approches sociologiques ont tendance à nier la spécificité de la situation de handicap et à l’assimiler à une transgression de norme (Becker, 1985). Elias (1997) met en lumière le fait qu’il n’est nul besoin de traits physiques stigmatisants pour que s’établisse la différence. Celle-ci se construit par le simple fait qu’un groupe prédéfini en perçoive un autre comme intrus, non conforme, menaçant pour l’identité du groupe. Comme le relève Stiker (2005 : 201), « les handicapés, (…) même quand ils ne portent pas de stigmates voyants, sont perçus comme outsiders parce qu’ils déplaisent, parce qu’ils menacent l’image que nous avons de notre bonne identité de possesseurs de nos moyens, de travailleurs rentables et utiles et quelques autres choses de ce genre… ». Et c’est bien là que repose l’essentiel de la question liée à la notion de handicap.
Korff-Sausse (1996) met en avant l’infirmité en tant que figure de ce que Freud nomme l’inquiétante étrangeté. L’inquiétante étrangeté est le « pas comme chez soi », le non familier. Freud utilise le terme « Unheimlich » qui met en lumière d’une part le côté refoulement et d’autre part le caractère familier. Est considéré comme « Unheimlich » tout ce qui devrait rester caché, secret, et qui se manifeste. Le handicap est un miroir brisé où se reflètent des puissances qui sont en chacun de nous. Le sujet handicapé met en lumière nos propres imperfections et reflète une image dans laquelle nous n’avons pas envie de nous reconnaître. Stiker (2005) relève toute une série de réactions possibles telles que : la sidération, l’admiration, le traumatisme, un certain sentiment de culpabilité, le désir fantasmé de meurtre, le questionnement sur sa propre sexualité ainsi que le « deuil impossible » favorisant une double envie contradictoire de rejet et d’investissement.
Des discours trompeurs pour un objectif politique clair
Source d’admiration ou de rejet, le handicap est le parfait reflet de l’image affective (op. cit.). Cette image va jusqu’à influencer le plus haut niveau de discours politique en Suisse. Pour exemple, dans une réponse à une question posée le 14 septembre 2009, le Conseil fédéral [1] souligne que quelqu’un qui reçoit une rente de l’Etat n’est pas dans la même situation que celui ou celle qui n’en perçoit pas. Ainsi, on exprime au plus haut niveau qu’il y a, d’une part, des citoyens et des citoyennes, et, de l’autre, des bénéficiaires de l’AI. Et tout le monde trouve normal que ces derniers, en raison de leur statut, soient traités autrement que les premiers.
Il en va de même dans l’épineuse question, largement exploitée politiquement, des abus de l’AI. Le soupçon de fraude envers les rentiers AI a acquis des lettres de noblesse jusqu’aux plus hautes sphères de l’État [2]. Annonçant en 2009 les résultats de la lutte contre la fraude dans l’AI, l’OFAS a « oublié » de mentionner le nombre total de dossiers examinés (108 000). L’Office s’est contenté de comparer le nombre de cas suspects déjà filtrés (1180) et le nombre de cas de fraude avérés (240). L’inconscient populaire a alors retenu qu’une personne sur cinq est un fraudeur. Si l’OFAS avait présenté ces chiffres en mentionnant que 99% des bénéficiaires de l’AI perçoivent leur rente à juste titre, il aurait été difficile de justifier les mesures mise en place. La 6aème révision contribue fortement à accentuer la stigmatisation de ceux et celles qui dépendent des prestations de l’assurance invalidité en raison de leur maladie ou de leur handicap. Et cet élément n’est pas pour favoriser une meilleure intégration professionnelle. Quel employeur serait en effet prêt à engager un « abuseur potentiel » de l’AI.
Les victimes d’une telle politique sont tout particulièrement les personnes qui ont un handicap invisible. Le « véritable » ayant droit à l’AI doit se distinguer par des signes extérieurs clairement reconnaissables (chaise roulante, canne d’aveugle). C’est en quelque sorte réduire la notion de handicap au « stigmate » défini par Goffman (Goffman, 1975). Pourtant, Baer (Baer, 2009) pointe clairement que les diagnostics effectifs contredisent l’idée d’affections non spécifiques, peu claires ou « non réelles ». La non reconnaissance de certains troubles par des politiciens ou les Offices AI ne signifie en effet pas qu’ils ne sont pas objectivables ou qu’ils n’ont qu’une importance négligeable sur la capacité de travail.
La 6aème révision introduit également le système de contribution d’assistance. Cette nouveauté constitue une avancée sociale majeure. Or cette prestation, si importante pour l’autonomie et la participation sociale, reste limitée quant au champ de ses bénéficiaires. Afin d’accéder à cette contribution, il faut démontrer des capacités cognitives suffisantes pour assumer le rôle d’employeur et engager, avec les fonds reçus, ses propres assistants. Ainsi, la grande majorité des personnes vivant avec un handicap mental ou un handicap psychique sont directement exclues de ce progrès social. Le message transmis à travers cette limite laisse croire que seule une élite du handicap mérite un soutien particulier de l’État. La contribution d’assistance permettant d’accéder à un niveau d’autonomie suffisant pour assurer une vie à domicile et éviter un placement institutionnel, elle favorise « l’élimination » des effets négatifs du handicap et garantit une réduction des investissements futurs en matière d’infrastructures institutionnelles.
Vers une stratification qualitative des personnes handicapées
Les 5ème et 6aème révisions AI favorisent le développement de représentations sociales du handicap diversifiées. Si les personnes handicapées physiques, performantes, ayant au moins partiellement accès au monde du travail, font l’objet d’une certaine admiration et de mesures de soutien (intégration professionnelle et accès à l’autonomie), les personnes atteintes d’un handicap mental sont progressivement abandonnées au bon vouloir de l’assistance. Preuve en est le transfert de compétences de la Confédération aux cantons en matière de financement des institutions spécialisées au même titre que le financement de l’assistance publique. De plus, les personnes dont le handicap est invisible sont amalgamées à l’idée propagée par le discours officiel sur les abus dans l’AI et sont progressivement exclues du système.
La seule échappatoire aux limbes sociaux (Murphy, 1987) repose-t-elle sur la notion de résilience ? Être intégré signifie-t-il nier sa singularité et avoir les capacités et l’opportunité de se comporter envers les autres membres de la société comme si la situation de handicap n’existait plus ? Les politiques semblent ignorer Jollien (2002) et sa notion de singularité. Le travail de sensibilisation et d’évolution des représentations sociales porte donc prioritairement sur la reconnaissance du fait que : « Chaque homme est, à sa juste mesure, une délicieuse exception ». [3]
Le handicap et ses représentations
Les représentations sociales se présentent sous des formes plus ou moins complexes. Elles se constituent d’images qui condensent un ensemble de significations nous permettant d’interpréter ce qui nous arrive (Jodelet, 2007). Les représentations sociales induisent chez l’acteur social une manière de penser et d’interpréter la réalité quotidienne. Elles constituent une forme de connaissance socialement élaborée et partagée.
Selon Moscovici (1989), les représentations sociales sont constituées d’un ensemble d’éléments structurés et organisés, d’informations, de croyances, d’opinions et d’attitudes. Il souligne leur caractère à la fois généré et acquis, leur enlevant tout côté préétabli et statique. Ce qui permet de qualifier de social une représentation, c’est moins le support individuel ou groupal que le fait qu’elle soit élaborée au cours de processus d’échanges et d’interactions.
Abric (1994) précise que les représentations sociales ont à la fois une composante cognitive par leur nature psychologique et une composante sociale par leur élaboration et leur transmission dans le groupe. Toute représentation est organisée autour d’un noyau central. Ce noyau est fonction de l’objet lui-même, des relations que l’acteur social entretient avec l’objet, et de ses contenus idéologiques.
Autour du noyau s’organisent les éléments périphériques qui constituent l’essentiel du contenu de la représentation, sa partie la plus accessible mais aussi la plus vivante et la plus concrète. Ils comprennent des informations retenues et interprétées, des jugements formulés, des stéréotypes et des croyances. Ainsi, les informations transmises par les autorités politiques et leurs interprétations au travers des discours et des mesures législatives sont des éléments de nature à influencer directement les représentations sociales du handicap.
P. M.-C.
[1] Réponse de Pascal Couchepin à la question posée par la conseillère nationale Maria Roth Bernasconi (PS/GE) Bulletin Officiel 09.5352 (BO 2009 N 1478).
[2] BAUMANN M., (2011), La polémique sur les abus gagne le Conseil fédéral, in : agile – handicap et politique, édition 1/11.
[3] Bibliographie
- ABRIC J.-C., (1994), Pratiques socials et représentations, PUF, Paris
- BAER N., (2009), Dossieranalyse der Invalidisierungen aus psychischen Gründen, Rapport N° 6/08 dans le cadre du programme de recherche sur les invalidités et les handicaps (FoP-IV), Beiträge zur Sozialen Sicherheit, OFAS, Bern
- BECKER H. S., (1985), Outsiders : Etudes de sociologie de la déviance, Metaillé, Paris.
- ELIAS N., SCOTSON J.L., (1997) Logiques de l’exclusion, Fayard, Paris.
- GOFFMAN E., (1975), Stigmate, Editions de Minuit, Paris
- JODELET C., (2007), Les représentations sociales, PUF, Paris
- JOLLIEN A., (2002) Le Métier d’homme, Seuil, Paris
- KORFF-SAUSSE S. (2009), Le miroir brisé - L’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste, Paris, Hachette
- MORVAN J.-S., (1999) Intégration, handicap et inadaptations : perspectives dynamiques, in :La nouvelle revue de l’ais, dossier Marginalisation et Intégration, n° 8, cnefei/ inshea éd.
- MOSCOVICI S., (1989) Des représentations collectives aux représentations sociales : éléments pour une histoire, in : Jodelet D. (éd.), Les représentations sociales. Paris, P.U.F. : 62-86
- MURPHY R., (1987), Vivre à corps perdu, Plon, Paris
- STIKER H.-J., (2005) Corps infirmes et société : essais d’anthropologie historique, Dunod, Paris.