Les adeptes de jeux vidéo en ligne s’expliquent
Les amateurs des jeux de rôle multijoueurs sur internet ne sont pas tous des « cyberaddicts », tant s’en faut. Plusieurs phases de pratique ludique apparaissent au cours desquelles les joueurs avancent diverses justifications.
Par Gaëtan Girardin, travail de bachelor, HEF-TS
Internet est devenu une technologie de plus en plus présente dans notre quotidien. Malgré ses utilités, il semble avoir son revers de médaille. En effet, pour certains auteurs [1], une pratique problématique, voire addictive, peut se mettre en place. Si cette dernière semble toucher plusieurs aspects d’internet (messageries instantanées ou casinos en ligne par exemple), la pratique des jeux vidéos en ligne massivement multijoueurs, plus couramment appelés MMORPG (parfois simplement MMO ou MMOG) [2], sort du lot. Ils sont exclusivement jouables sur internet et regroupent un grand nombre de joueurs. Ces derniers incarnent des avatars parcourant des univers imaginaires à la recherche de quête à accomplir. Ces mondes imaginaires évoluent constamment, même en l’absence du joueur [3]. Cette permanence du monde peut entraîner une pratique problématique, tout comme l’actualisation constante des systèmes de jeu [4] et le maintien des compétences de l’avatar. Dans le cadre de mon travail de bachelor à la Haute Ecole de travail social de Fribourg, j’ai analysé comment les joueurs géraient leur pratique des MMORPG. Trois joueurs et trois joueuses entre 20 et 40 ans ont été interviewés. Ces entretiens ont été principalement appréhendés sur la base des instruments proposés par M.-H. Soulet [5] concernant la gestion des drogues dures.
Les jeux d’immersion et de confrontation
Deux types d’interaction avec le jeu peuvent différencier les joueurs interrogés. En utilisant leur jargon, nous les avons appelés style « jeu de rôle » et style « joueur contre joueur ». Le style « jeu de rôle » se caractérise par des motivations ludiques liées aux possibilités d’évasion des MMORPG. Plus précisément, les joueurs de cette catégorie apprécient la création de personnages virtuels (appelés avatars). Ils passent du temps à les personnaliser. Le plaisir d’incarner des personnages fantastiques, aux capacités différentes des siennes et vivant des aventures extraordinaires, a souvent été mis en avant. Cette recherche d’évasion apparaît aussi pour les mondes virtuels des MMORPG. L’attrait touche à la trame historique, à l’esthétisme et à l’originalité des décors (paysages différents, fantastiques) qui semblent favoriser un sentiment d’immersion.
Le style « jeu de rôle » se distingue également par l’affinité qu’il suppose avec les parties collectives et un temps de jeu moyen s’élevant à une heure trente avec des pics entre cinq et dix-huit heures de jeu. Ces pics résultent d’un effet d’enchaînement, dans le sens que toutes actions dans le jeu en entraînent une autre. D’un point de vue global, les joueurs de cette catégorie « utilisent » le jeu pour se ressourcer, pour s’amuser en pratiquant une activité considérée comme source de plaisir, pour s’évader en oubliant les petits « tracas » du quotidien et pour se détendre en évacuant le stress de la journée.
Le style « joueur contre joueur » se caractérise par des parties centrées sur l’affrontement entre joueurs. Il ne s’agit plus de suivre des quêtes et d’évoluer dans la trame historique. L’univers du jeu a peu d’importance. C’est la stratégie et les techniques de jeu qui sont ici recherchés. Les parties se font plus en solitaire et le temps de jeu y est plus court (entre cinq à dix minutes pour une partie). L’effet d’enchaînement ne semble pas affecté ce style de jeu. Par contre, un temps important (deux à trois heurs par semaine) est consacré à la consultation de forums et de sites internet spécialisés pour préciser et améliorer la stratégie de jeu et compléter les connaissances ludiques. La finalité de la pratique des MMORPG est ici sportive dans le sens qu’elle permet, tout comme le sport, de se dépasser, de s’améliorer et de s’amuser à travers la compétition.
Un processus en trois périodes
En plus de différencier la pratique des joueurs par leur style de jeu, nous pouvons aussi le faire en la situant dans le temps. En effet, la pratique du jeu suit trois temps : une période de rencontre, une période de pratique justifiable et une période de pratique excessive.
La période de rencontre se situe dans les premiers temps de l’expérience de jeu. Elle se caractérise par la découverte des mondes virtuels, des règles et des possibilités ludiques.
La période de pratique justifiable se caractérise par le fait qu’elle apparaît comme adéquate pour les joueurs. A leurs yeux, la pratique des MMORPG prend dans leur quotidien une place similaire à celle occupée par d’autres activités de loisir. Un exemple : les joueurs de style « jeu de rôle » mettent en avant une similarité avec la télévision où ils retrouvent les notions de plaisir, de détente et d’évasion qu’ils apprécient sur internet.
La période de pratique excessive se divise en deux catégories : problématique ou non. La période de pratique excessive non problématique est liée à une notion d’« excès » dans le discours des joueurs. Elle est caractérisée par un dépassement régulier du temps de jeu moyen. Les MMORPG prennent alors une place plus importante dans le quotidien du joueur et excluent d’autres activités de loisir. Le joueur ne parvient plus à argumenter le lien entre la fonction ressource ou sportive des MMORPG et celle d’autres activités conventionnelles. Dans la pratique excessive problématique, des modifications fonctionnelles du jeu et une notion de « souffrance » viennent s’ajouter à la notion d’excès. En effet, dans un cadre de vie source de souffrance, le joueur ne recherche plus seulement un moyen de se ressourcer dans le MMORPG mais aussi d’y trouver un lieu de protection pour oublier une réalité difficile dans les univers virtuels et de valorisation identitaire à travers ses différents avatars [6]. Il ne s’agit plus, ici, d’une coupure dans le travail d’argumentation mais d’une modification de la relation au jeu.
Une gestion différenciée
Notre analyse a fait apparaître diverses formes de gestion du jeu allant d’une pratique justifiable à une pratique excessive non problématique. Aucune remarque sur la gestion du jeu n’est apparue dans la période de rencontre.
En période de pratique justifiable, la gestion a pour finalité de maintenir la justification de la pratique des MMORPG. Dans ce but, les joueurs entament un travail de conscientisation de leur pratique qui leur permet de délimiter la pratique des MMORPG dans leur quotidien et de faire apparaître les bénéfices retirés. Il est intéressant de voir que les joueurs utilisent leurs représentations de la cyberaddiction liée au MMORPG pour délimiter leur pratique par un effet d’opposition. Les joueurs mettent également en place des mesures concrètes de protection afin de cantonner la pratique à une activité de loisir. Ils s’imposent par exemple des règles favorisant les contacts sociaux à l’extérieur du jeu et délimitant le jeu en week-end. Une autosurveillance accompagne la mise en place de ces règles.
En période de pratique excessive non problématique, la gestion a également pour but de justifier la pratique des MMORPG. Nous retrouvons ici une conscientisation de la pratique. Elle va donner un signal d’alarme engendrant une prise de distance et un travail d’argumentation. La première consiste à arrêter la pratique des MMORPG pendant plusieurs jours pour se réapproprier d’autres activités de loisirs. Dans le second, le joueur va démontrer que son quotidien peut toujours soutenir le lien entre les fonctions des MMORPG et d’autres activités de loisir.
La gestion apparaît peu dans la période de pratique excessive problématique. Elle semble se concentrer à entretenir un lien avec le réel et à limiter « l’envahissement du quotidien » [7].
Il est intéressant de repérer les attitudes lors des différentes périodes du processus. En effet, les passages entre les périodes de pratique excessive non problématique et de pratique justifiable permettent aux joueurs de développer leurs compétences gestionnaires. Ils entretiennent une certaine vigilance, en faisant exister le risque d’une pratique excessive voire problématique. Cette circularité dans le processus permet aussi de définir chaque période par opposition.
Pistes d’action et de réflexion
Tout en tenant compte du fait que ces analyses de la gestion concernent six joueurs, certaines réflexions pour le travail social émergent des entretiens menés. La première piste de réflexion touche à la conceptualisation de l’expérience ludique. Comme nous l’avons vu, cette notion est motrice dans la gestion des périodes de pratique justifiable et de pratique excessive non problématique. Le travailleur social peut donc prendre un rôle d’« interlocuteur justifiant » permettant au joueur de raconter son expérience. Ce dernier peut alors construire le sens de sa pratique des MMORPG et vérifier son argumentation, à travers la discussion avec l’intervenant social [8].
La seconde piste part de l’observation du rôle motivant et délimitant des représentations de la cyberaddiction liée au MMORPG sur la gestion des pratiques ludiques. Un travail d’information sur ces représentations faciliterait la délimitation du jeu et donnerait du sens à la gestion de la pratique des joueurs.
Une question demeure : existe-t-il d’autres formes de pratique et de gestion ? Comment préciser la gestion en période de pratique excessive problématique ? Ces réponses permettraient de connaître plus amplement la question des MMORPG tout en évitant leur diabolisation.
[1] Quelques références bibliographiques : HAUTEFEUILLE Michel ; VELEA Dan : Les addictions à Internet. De l’ennui à la dépendance. Paris : Payot & Rivages, 2010 / VALLEUR Marc ; MATYSIAK Jean-Claude : Les nouvelles formes d’addiction. L’amour, le sexe, les jeux vidéo. Paris : Flammarion, 2004 / BONNAIRE Céline ; VARESCON Isabelle : « La cyberdépendance » in VARESCON Isabelle (ss la direction). Les addictions comportementales. Aspects cliniques et psychopathologiques. Wavre : Edition Mardaga, 2009, p.107-132.
[2] Abréviation anglophone de « Massively multiplayer online role-playing games »
[3] PFEFFER Aurélien, MMORPG et MMOG, critères de définition in site JeuxOnline : Page consultée le 1.4.2012
[4] GAON Thomas : « Des paradis artificiels » in BEAU Frank (ss la direction). Culture d’univers : jeux en réseau, mondes virtuels, le nouvel âge de la société numérique. Paris : Editions FYP, 2007, p116-129.
[5] SOULET Marc-Henry : Gérer sa consommation. Drogues dures et enjeu de conventionalité. Fribourg : Editions Universitaires Fribourg Suisse, 2002 / SOULET Marc-Henry : Enjeux de conventionalité et consommation gérée de drogues dures. Déviance et Société, 2003, n°27, p.331-351/ SOULET Marc-Henry : Penser la gestion des drogues dures : modélisations théoriques et perspectives pratiques. Psychotropes, 2008, n°14, p.91-109 / SOULET Marc-Henry : Drogues et conventionalité : un ménage commun ?. Psychotropes, 2009, n°15, 63-69
[6] Ces deux notions sont développées par GAON Thomas, ibid., et VALLEUR Marc ; MATYSIAK Jean-Claude, ibid.
[7] VALLEUR Marc ; MATYSIAK Jean-Claude, ibid.
[8] Cette idée est fortement en lien avec le concept d’ « identité narrative » développé par Soulet, ibid.