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Vieillesse: le langage pour améliorer les pratiques

Jeudi 26.09.2024
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Dans les institutions pour seniors, le choix des mots reflète le travail effectué sur la qualité des pratiques professionnelles et la place donnée aux habitant·es. Une étude examine le rôle du langage dans la formation et l’amélioration des soins.

Par Iris Loffeier, adjointe scientifique, Haute école santé Vaud, Lausanne

Les politiques d’encadrement de l’hébergement en établissement pour personnes âgées, longtemps orientées en termes de capacités d’accueil, de tarifs et de quantité de places disponibles, sont surtout aujourd’hui consacrées à en assurer la qualité. En Suisse comme ailleurs dans le monde, assurer la bientraitance, le respect, la dignité et l’individualité des résident·es âgé·es est devenu, au tournant du 21e siècle surtout, l’enjeu principal de ces lieux de soin, de travail et de résidence. C’est dans ce contexte que la formation, continue comme initiale, est invoquée comme moyen premier d’amélioration, voire de réforme, des pratiques professionnelles.

Une recherche menée à la Haute école de santé Vaud (HESAV) [1] s’est ainsi attachée à comprendre comment et en quoi la formation continue des pratiques professionnelles s’établissait, à l’échelle internationale comme locale, en tant que partenaire privilégié de l’amélioration de l’offre en établissement. Ces travaux montrent notamment que l’attention portée au langage occupe une place centrale dans les projets de réforme portés par la formation continue. Objet d'un travail normatif, le langage mobilisé par les professionnel·les devient un support pour la construction de la cohésion des pratiques et plus loin, d’une communauté. Cet article explore les implications du travail de réforme, en particulier langagier, des perceptions, des interactions et des pratiques professionnelles au sein des établissements.

Parler des vieux, parler aux vieux, vieux enjeux

Que ce soit pour remplacer le terme d’« hospice » par celui de « maison de retraite », ou encore par un acronyme comme EMS en Suisse, EHPAD en France ou CHSLD au Québec, le langage utilisé pour désigner ces établissements a posé problème historiquement [2] et internationalement. De la même façon, en appeler les habitant·es des résident·es, des résidant·es [3], des pensionnaires, les considérer comme des aîné·es, des seniors, des vieillard·es, des personnes âgées ou des vieux et des vieilles, suscite des connotations, régulièrement discutées, dénoncées et méticuleusement choisies puis défendues et promulguées. Enfin, qu’il s’agisse d'un tweet d’une ministre française en poste annonçant son intention de renommer l’EHPAD [4], d’un rapport de l’OMS préconisant d’introduire le terme d’âgisme dans les langues qui n’en disposent pas [5], ou de publications professionnelles dénonçant le caractère dénigrant de certains mots, la volonté régulièrement réaffirmée d’effectuer un travail sur les termes pour parler des lieux de prise en charge des personnes âgées témoigne, en français mais pas seulement, de l’existence et de la transversalité internationale d’une forme de malaise, résistant au temps et aux changements sémantiques.

La philosophie de ces changements sémantiques repose sur une conception du langage en tant qu’outil performatif, qui ne « dit » pas seulement des choses, mais contribue également à produire le réel et qui a des effets concrets sur le monde social. C’est le cas, par exemple, lorsque les normes professionnelles édictent la façon de s’adresser aux résident·es : leurs relations s’en trouvent configurées par et dans le langage autorisé.

Fixer les sens du langage : réguler les relations ?

Parmi les débats récurrents à propos des bonnes pratiques professionnelles en établissement pour personnes âgées, la question des façons respectueuses de s’adresser aux résident·es occupe une place de choix. Même si ces normes, historiquement situées, évoluent dans le temps et varient géographiquement (notamment dans l’espace de la francophonie où les traditions peuvent différer), il est généralement admis dans les mondes soignants que le vouvoiement des patient·es et l’emploi de leur nom de famille, précédé de « Monsieur » ou « Madame » constituent les formes d’adresse recommandées. Mais ces normes linguistiques professionnelles ne se contentent pas de décrire une relation respectueuse ; elles participent activement à la construction de cette relation.

Dans de multiples endroits, ces normes peuvent poser problème, notamment parce que dans les relations entre professionnel·les et résident·es, ces dernier·ères ne sont par définition pas tenu·es au respect des règles professionnelles. Plus avant, ils et elles sont enjoint·es à s’approprier l’établissement comme un « chez soi » et à s’y sentir à domicile. Pour une partie de ces personnes, et notamment celles issues des classes populaires, cela implique d’être connu·e et appelé par son prénom — ce qui est de plus en plus accepté dans les établissements — et même son diminutif dans certains cas, voire d’être tutoyé·es, et ce sont là généralement des limites infranchissables, du moins officiellement.

Si le langage devient ainsi un outil performatif qui façonne les perceptions et les interactions entre soignant·s et résident·es, les significations accordées à telle ou telle façon de s’exprimer recouvrent de multiples interprétations possibles. Là où le tutoiement peut être perçu comme un manque de respect pour les un·es, il peut tout au contraire être vecteur de symétrie, symbole de fraternité… et donc de respect pour les autres. La norme professionnelle échoue dans ces cas à réduire les polysémies de l’adresse en français et à imposer une lecture univoque de la complexité de ce système, dans des espaces où les diversités sociales et culturelles peuvent être grandes. Les préconisations langagières se muent en injonctions contradictoires dès lors que coexistent des normes professionnelles et des normes de respect des souhaits de résident·es qui doivent « être au centre » de leur prise en charge [6]

«Parler le même langage»

Les au cours de l’enquête [7] ont en commun entre eux — et avec les discours officiels — d’élaborer des langages spécifiques pour produire les réformes qu’ils promettent d’engager au sein des établissements. Ils y agissent à la fois en tant que militants pour l’humanisation des soins aux personnes âgées et prestataires de service auprès des établissements-clients.

Leurs discours déploient un travail sur les mots qui touche à l’essence des catégories langagières, dans l’optique de réformer leurs effets sur les pratiques professionnelles. Par exemple, porter l’attention sur les capacités des résident·es plutôt que sur leurs déficits, demander ou laisser faire plutôt que de décider ou « faire à la place », remplacer « patient·e » par « client·e », parler de « milieu de vie », de « comportements problématiques » plutôt que de « troubles du comportement », propose un langage de description, d’analyse et d’action sur le quotidien professionnel. Les nouveaux usages mettent l’accent sur l’idée que les obstacles rencontrés sont engendrés par le contexte plutôt que par les caractéristiques des patient·es ou leurs affections. Proposer de sortir du registre médical en le remplaçant par un registre marchand cherche à déplacer les rapports de force et de pouvoir entre professionnel·les et résident·es, au bénéfice des second·es.

Les langages et catégories véhiculées par ces organismes offrent une lecture qui tend à dénoncer les situations problématiques, à les techniciser et à les rendre normales, connues et attendues dans le même temps. Ce faisant, les formations revalorisent les problèmes que les résident·es les plus difficiles posent au travail, ainsi que des activités auparavant considérées comme secondaires ou non techniques. Leurs propositions peuvent, dans ces cas, apparaître comme des lieux d’invention (ou de réinvention) de façons de faire et d’être ; susciter l’enthousiasme des personnes formées qui peuvent y (re)trouver un alignement entre leurs valeurs et leurs pratiques quotidiennes.

Le lexique produit, une fois partagé, participe également à faire communauté. Par la connivence que son évocation suscite, « parler le même langage » contribue à faire subsister la communauté des personnes formées bien après la fin de la session de formation, mais également de recréer du commun entre des personnes aux formations initiales et aux cultures professionnelles diverses. La communauté regroupe ainsi toutes les personnes adhérant au discours de la formation ; elle inclut également celles qui accèdent à la formation et en deviennent membres par la pratique de ses enseignements.

Distinctifs, ces nouveaux langages favorisent enfin la protection des contenus dans un espace où les formations et leurs méthodes se trouvent en concurrence, et de « marquer le territoire » des idées dans les lieux formés. Car en établissement, les observations montrent que pour une même situation, les professionnel·les formé·es sont amené·es à choisir entre des interprétations différentes qui coexistent. Le nouveau vocabulaire semble en effet pouvoir intégrer les significations auparavant mobilisées dans le travail sans pour autant toujours les remplacer. Le changement par la rénovation langagière porte par conséquent le risque de se surajouter aux catégories préexistantes au lieu de les remplacer, conduisant les personnes travaillant en établissement à devoir arbitrer leurs manières de dire, de penser et de faire dans un mille-feuille normatif et lexical toujours plus épais. Dans ces cas, les limites de la performativité du langage sur des situations complexes paraissent atteintes [8].

[1] La recherche a été financée par le Fonds national suisse (FNS), en collaboration avec Sophia Stavrou et Célia Poulet, Projet FNS Division 1(2018-2023), no 10001A_176298, « Pédagogisation de la prise en charge des personnes âgées. Pour une sociologie de l’humanisation des établissements d’hébergement par la formation continue » (PPECPA), coordonné par Iris Loffeier à la Haute École de santé Vaud (HESAV/HES-SO).

[2] Rossigneux-Méheust Mathilde, 2018, Vies d’hospice. Vieillir et mourir en institution au xixe siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon.

[3] Voir Mallon Isabelle, 2004, Vivre en maison de retraite : le dernier chez-soi, Rennes, Presses Universitaires de Rennes pour la discussion du choix entre résident·es et résidant·es.

[4] https://x.com/BrigBourguignon/status/1414613389511471120  

[5] Organisation mondiale de la santé (OMS), 2021, Global Report on Ageism, Genève, World Health Organization. 

[6] Pour plus de développements sur cette question en particulier, voir Loffeier, Iris. « À propos de quelques normes discursives en maison de retraite », Langage et société, vol. 158, no. 4, 2016, pp. 71-87.

[7] L’enquête, mobilisant des méthodes qualitatives, s’est déployée en trois volets : (1) collaboration avec deux organismes de formation français exportant leurs produits dans le monde, (2) parmi leurs clients, quatre établissements dans trois cantons de Suisse romande ont été suivis, (3) assemblage et analyse d’un corpus de documents officiels internationaux, nationaux et cantonaux.

[8] Pour plus de détails sur ces développements, voir Iris Loffeier, Célia Poulet et Sophia Stavrou, « Changer les établissements pour personnes âgées par les mots ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, 43 | 2022, 55-74.

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Comment citer cet article ?

Iris Loffeier, «Vieillesse: le langage pour améliorer les pratiques», REISO, Revue d'information sociale, publié le 26 septembre 2024, https://www.reiso.org/document/13139