Pour ou contre le revenu de base inconditionnel ?
Un revenu minimal d’existence ; sans lien avec le travail ; pour tout le monde. L’idée est si simple qu’elle secoue tous les schémas de pensée. REISO lance le débat en donnant la parole à BIEN Suisse qui défend ce principe. Il définit le revenu de base et répond aux critiques émises jusqu’ici.
Par Albert Jörimann, président de BIEN-Suisse, Genève
L’idée d’un revenu de base a été émise par Thomas More qui en a conçu une forme embryonnaire dans son Utopia en 1516 déjà. Des penseurs rationalistes, dont quelques pères fondateurs des Etats-Unis, ont creusé ce concept repris dans les années 1930 après la Grande Dépression. Le revenu de base occupe à nouveau les esprits depuis les années 1980. C’est effectivement en 1986, en Belgique et sur l’impulsion de l’économiste-philosophe Philippe Van Parjis, qu’a été fondée BIEN, acronyme de Basic Income European Network (aujourd’hui Basic Income Earth Network). Parmi les autres activistes de la première heure, signalons Guy Standing et Eduardo Suplicy, qui a joué un rôle important lors de l’introduction du revenu de base dans la Constitution brésilienne en 2004. En Allemagne, les professeurs Michael Opielka, Claus Offe, Georg Vobruba travaillent sur ce thème depuis des décennies. Des Prix Nobel d’économie, des Hautes Ecoles et des Universités se penchent dorénavant sur le sujet.
En Suisse, la filiale de BIEN, B.I.E.N – Suisse [1] s’est constituée en 2001 pour préparer le congrès européen à Genève. En Suisse alémanique, c’est surtout autour de l’« Initiative Grundeinkommen » de Bâle – proche des milieux anthroposophiques autour de l’entrepreneur allemand Goetz Werner – que se sont développées de nombreuses activités depuis 2006, notamment l’essai cinématographique Le revenu de base – une impulsion culturelle. BIEN-Suisse, de son côté, vient de publier le livre Le financement d’un revenu de base [2]. A noter aussi que le syndicat Syna (second syndicat du pays, d’orientation chrétienne-sociale) s’est déclaré favorable au revenu de base lors de son Congrès à Saint-Gall et que Les Verts qui se sont prononcés en faveur d’un revenu de base depuis 1999.
En Suisse, le débat va gagner en intensité puisque l’« Initiative Grundeinkommen » a annoncé le lancement, en 2012, d’une initiative populaire pour l’introduction d’un revenu de base. Il est donc grand temps de définir cette idée, en soi pas si nouvelle que cela, mais qui n’a pour autant rien perdu de sa force novatrice.
Une définition si simple et si radicale
Le revenu de base est un paiement de transfert de l’Etat à tou-te-s les habitant-e-s du pays ; il est payé aux individus, sans rabais ou pénalités pour les couples ; il doit être d’une hauteur suffisante pour couvrir les besoins de base ; il est versé indépendamment d’autres sources de revenu ou de la fortune ; et il est payé sans conditions ou contre-prestations requises.
Le revenu de base permet donc à tout un chacun de mener une vie modeste, mais digne, sans aucune obligation d’exercer une activité lucrative. En cela, il rompt le lien classique entre revenu et travail – au moins partiellement. Il remplace les prestations des assurances sociales jusqu’à hauteur de son montant. Au-delà, les assurances sociales restent en vigueur au titre d’« assurances complémentaires ». Dans le cas de l’invalidité par exemple, l’assurance continue de couvrir tout ce qui concerne les mesures de réadaptation, de qualification, de réinsertion, les moyens auxiliaires, etc.
La « beauté » de l’idée saute aux yeux : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une vie autonome et souveraine est à la portée de tous les individus et pas seulement le privilège de ceux et celles qui bénéficient de grandes fortunes ou gagnent des revenus faramineux. Bien que l’on puisse mettre en question le degré d’autonomie et de souveraineté des individus (sont-ils capables d’en user à bon escient et de les développer de façon à en profiter au maximum ?), le revenu de base incarne le rêve de l’autonomie individuelle généralisée. Le fait qu’il soit versé à tous les membres de la société, donc aussi aux riches, témoigne de sa dimension profondément démocratique et républicaine.
Une grande idée, une utopie… et donc une illusion ? Certes, des questions de fond se posent à plusieurs niveaux. Abordons d’abord le domaine de l’économie et du financement. Le fait que, jusqu’à présent, cinq Prix Nobel d’économie se sont prononcés en faveur d’un revenu de base peut être interprété comme un premier indice de sa viabilité économique. En pratique, les calculs développés dans Le financement d’un revenu de base apportent la preuve qu’un tel revenu serait réalisable et financièrement viable.
Les arguments de l’opposition
D’autres questions se posent autour des effets du revenu de base sur la motivation au travail ou sur les bas salaires. Dans un pays moderne, post-industrialisé et basé sur le savoir-faire et les services, ces deux types de conséquences ne devraient pas affecter la création de valeur dans sa substance. Quant à l’effet macro-économique le plus important du projet, il consiste sans doute dans la stabilisation de la consommation, un aspect important pour nos économies qui dépendent de façon importante de la consommation interne (elle représente deux tiers du Produit intérieur brut en moyenne).
Un autre type de remarques critiques émane de spécialistes en sciences sociales ainsi que de professionnels des services sociaux des communes, des villes et des cantons. Pour lutter contre le démantèlement social, ils donnent la priorité à la lutte contre les défauts du système actuel de protection sociale ainsi qu’au combat contre les pressions fortes de la droite politique visant à réduire la quote-part sociale du Produit intérieur brut. En filigrane, ils craignent que le revenu de base soit utilisé par la droite afin de diminuer les prestations sociales. Ils prétendent aussi – et pas entièrement à tort – que notre système fonctionne et que les buts de la politique sociale sont en principe atteint.
En effet, s’il fallait réinventer toute la protection sociale pour concrétiser le revenu de base, son introduction serait très difficile. Mais dans les faits, le revenu de base peut s’appuyer sur cette fameuse quote-part sociale qui n’est plus à justifier (même si elle fait quotidiennement l’objet de guéguerres politiques). Cette quote-part constitue la base essentielle de financement du système. Le reste doit être prélevé – de la façon la plus efficace et organique qui soit – chez les personnes qui gagnent suffisamment d’argent, surtout par leurs salaires, tout en veillant à ce que, pour la grande majorité, il n’y ait pas de modifications.
Le principe de la neutralité des coûts
Dans ce contexte, le but de BIEN-Suisse a toujours été de calculer les modèles selon le principe de la neutralité des coûts. Cet objectif ne peut toutefois pas entièrement être atteint parce que, par rapport au système en vigueur actuellement, une large couche de la population toucherait sensiblement plus de moyens financiers, notamment les enfants et les jeunes adultes. Il est prévu qu’ils reçoivent un demi revenu de base au lieu des maigres allocations familiales d’aujourd’hui (coût supplémentaire d’environ 15 milliards de francs).
Dans l’organisation actuelle, les sommes versées sont en général « satisfaisantes ». Dès lors, les défauts du système n’en restent que plus encombrants. Ainsi, les personnes ayant besoin d’aide sociale sont soumises à des procédures souvent humiliantes. Pour avoir accès aux prestations, elles doivent d’abord avoir dépensé tout ce qu’elles ont pu épargner (même si c’est un tout petit pécule) au cours de leur vie professionnelle antérieure. Ensuite, l’aide reste soumise à une série de conditions (concernant surtout la recherche d’emploi) qui confinent souvent à l’absurde. Sur ce point, le système a un urgent besoin de réforme. Il s’agit de transformer le caractère de l’aide sociale : au lieu d’être une aumône, elle devrait devenir un droit fondamental. Et c’est justement, à nos yeux, le revenu de base qui offre la méthode la plus radicale et satisfaisante d’atteindre cet objectif.
Dans la société moderne, il est inconcevable que le droit d’existence d’un individu soit soumis à des conditions imposées ou contrôlées par des fonctionnaires. Ce droit d’existence est un droit fondamental, inaliénable et inconditionnel. En toute logique, le revenu de base inconditionnel en est sa forme monétaire. Le revenu de base doit par conséquent être versé durant toute la vie et à toutes les couches de la population (pauvres ou aisées). Il constitue un socle, un fondement qui n’est ébranlé ni par d’éventuelles phases économiquement critiques de la vie des personnes ni par les crises qui secouent notre système capitaliste dans le cadre de son évolution (ou parfois révolution) structurelle.
Petits et gros sous
Rappelons-le : on ne peut pas faire fortune avec le revenu de base. Dans son livre, BIEN-Suisse suggère un revenu d’environ 2500 francs par personne et par mois (chiffres pour l’année 2007). La « liberté » dans ce contexte est donc une notion assez différente de la « liberté » dont peuvent jouir les personnes qui gagnent 100’000, 200’000, 500’000 ou 1 million de francs par année. Avec le revenu de base, le volume de redistribution augmenterait dans le principe, mais il n’y aurait pas grand-chose qui changerait dans les chiffres pour l’économie, pour l’Etat ou pour les individus.
Soulignons deux aspects à l’intention des spécialistes impliqués dans le travail social ou dans les bureaux des assurances sociales :
- Il est grand temps de transformer en « droit » les prestations conçues jusqu’ici comme « aides » ou prestations de solidarité. Ce changement du statut juridique et éthique de la solidarité passe nécessairement par un changement structurel profond. Et seul un changement profond permettra d’éradiquer la pauvreté.
- Nous sommes pleinement conscients que nous ne parlons ici que de l’aspect financier. Le revenu de base ne résout pas tout les problèmes et il ne rend pas tous les gens capables de jouir de la nouvelle liberté qu’il met à leur portée. Par la suite, il faudra maintenir et peut-être même – durant un certain temps – renforcer les services d’assistance dans les villes et les cantons. Le revenu de base est un processus, une nouvelle donne que la société et les individus doivent assimiler au fil du temps.
Une multitude d’autres aspects sont en débat autour du revenu de base. Sur le droit d’accès au système pour les immigrés par exemple, les dispositions légales actuelles permettent d’introduire un délai de carence – entre 2 et 5 ans – durant lequel les personnes concernées auront accès aux assurances sociales, mais pas au revenu de base. Par ailleurs, des mesures devront être prises afin que toute la population soit en mesure de vraiment profiter des nouvelles libertés que le revenu de base met en perspective. Enfin, il faudra beaucoup de travail de conviction pour relativiser un peu cette pensée productiviste qui domine encore et toujours une bonne partie des cerveaux.
Pour le reste, le revenu de base est un projet parti d’une utopie. Il a récemment évolué en direction d’une proposition concrète de réforme qui pourrait être mise en œuvre dans un futur très proche.
[1] Association fondée à Genève en 2001 dans le but de promouvoir le projet du revenu de base en Suisse. Appartient au réseau mondial pour un revenu de base (en anglais : « basic income earth network » dont les initiales constituent l’acronyme BIEN.
[2] « Le financement d’un revenu de base »], Seismo, 204 pages, octobre 2010. Trois contributions suisses, dont l’« Initiative Grundeinkommen », et cinq contributions internationales (France, Grande-Bretagne, Allemagne et Afrique du Sud).