Le village est mort, vive le village !
La disparition des commerces et des services fait-elle vraiment mourir les villages ? Pas sûr. La vie collective se transforme sous le regard actif des habitants âgés.
Par Federica Bianchi, mémoire de licence, Département de travail social et politiques sociales, Université de Fribourg
Depuis plusieurs décennies, les communautés villageoises semblent être condamnées à une lente agonie [1]. Bureaux de poste supprimés, épiceries qui disparaissent et, parfois même, écoles contraintes de fermer. Ce phénomène n’a pas manqué de susciter de nombreuses contestations. Parmi les craintes avancées, l’accès de plus en plus difficile aux services et la perte de sociabilité figurent en première ligne. Une tranche d’âge semble particulièrement touchée : les personnes âgées. Comment vivent-elles ces changements ? Comment gèrent-elles leur nouveau quotidien ? Comment réorganisent-elles leur vie collective ?
Une perte essentiellement symbolique
En dépit de certains clichés, l’impact de ces « pertes » se situe davantage au niveau symbolique que factuel [2]. Seule une petite partie des aînés rencontre des difficultés dans la nouvelle gestion des affaires courantes et tous, malgré l’apparition de situations de malaise, parviennent à se débrouiller d’une façon ou d’une autre. L’impact concret est en fait de l’ordre de la sociabilité : certaines personnes expliquent regretter d’avoir ainsi perdu des occasions de sortie et de rencontres. Au niveau collectif toutefois, c’est la dimension symbolique de ces disparitions de commerces et de services qui l’emporte. Elles incarnent le vaste processus de transformations qui, au fil des ans, a bouleversé les pratiques de l’espace villageois et la conception même de village. Elle se traduit chez les aînés par l’émergence d’un sentiment d’étrangeté à l’égard de leur propre lieu de vie.
Que reste-t-il du village quand il cesse d’être le centre de l’activité économique, sociale et politique de ses habitants ? Les lieux de travail, de consommation, de relations se situent en grande partie en dehors du village. Faut-il en conclure que celui-ci est en train de mourir ? Oui et non. Le village est mort. Mais il vit aussi. Différemment. Il a subi une stupéfiante métamorphose dont les aînés ont été et sont à la fois témoins, producteurs et victimes. Le concept de communauté peut servir à illustrer les significations des transformations villageoises. En effet, dans les interviews réalisées pour ce mémoire, les anciens évoquent souvent l’idée d’une communauté en voie de disparition et souhaitent montrer qu’ils ont connu et pratiqué un autre mode de vie villageois qui, inexorablement, décline sous leurs yeux. Ils évoquent en particulier :
- La fin de la paysannerie
- La perte de valeurs et de pratiques communes
- La désolidarisation des habitants
- La fin de l’interconnaissance mutuelle
- La perte de contacts…
Pour les aînés, le village n’est plus considéré comme la communauté unie et serrée qu’il était jadis. Notons pourtant que les jeunes générations, elles, exaltent certains bienfaits de la vie communautaire villageoise et ont recours au même concept pour illustrer la vitalité du village. Ce décalage entre les représentations des uns et des autres montre comment l’idée de communauté continue d’occuper une place centrale dans l’imaginaire collectif, mais surtout à l’état de « modèle ». Dans les faits, on constate que le village vécu sur un mode communautaire a laissé la place au village vécu davantage sur un mode associatif. On choisit désormais si et comment adhérer à la vie villageoise. Les fêtes paysannes, qui ont connu un véritable regain au cours des dernières décennies, en fournissent un excellent exemple : elles constituent un moment privilégié de vie collective partagée, qui, une fois terminées, permettent à chacun de regagner son intimité.
Un village à recomposer
D’unité rurale à espace résidentiel, le village s’est donc métamorphosé. Cela a déstabilisé, avec des modalités et à des intensités variables, les habitants âgés qui peinent aujourd’hui à reconnaître le village et à s’y reconnaître. Ils sont portés ainsi à repenser et à réorganiser leur rapport identitaire au village afin de s’en réapproprier une part. Mentionnons que dans un village où tout est apparemment éclaté, il y a encore au moins un élément qui permet l’identification dans un groupe : l’investissement commun, même si lui aussi s’est profondément modifié au fil des ans.
Lorsqu’elle est verbalisée par les aînés, la perception du changement rend en même temps compte de leur façon de gérer la nouvelle situation. Leurs réponses doivent alors être interprétées selon le double registre de la rupture et de la continuité, ces deux éléments s’entremêlant continuellement dans leur effort de reconstruction d’une identité collective. En distinguant entre village d’« hier » et village d’« aujourd’hui », les anciens explicitent leur besoin d’accomplir un véritable travail de deuil vis-à-vis d’un « nous » villageois qu’ils perçoivent comme désormais révolu. Afin de s’identifier au nouveau village, ils ressentent parallèlement la nécessité d’y retrouver certains éléments du passé ainsi que d’y entrevoir des éléments positifs nouveaux.
La construction d’une nouvelle identité collective villageoise passe par ce croisement inévitable et continu d’alliances et de conflits entre acteurs, où chacun est appelé à (re)négocier son appartenance.
[1] Le Village est mort, vive le village !, mémoire de licence primé en 2010 par Pro Senectute et par l’Association tessinoise du troisième âge, sous la direction du professeur Marc-Henry Soulet. Thème : la réorganisation de la vie collective des habitants âgés à la suite de la disparition de commerces et services, le cas de Ludiano, au Tessin.
[2] La méthode utilisée a été multidimensionnelle. L’auteure a eu recours à l’observation participante, à plusieurs dizaines d’entretiens informels ou semi-formels (avec les aînés mais aussi avec d’autres personnalités du village) et à neuf entretiens structurés (avec les anciens).