Le jour où il faut se réinventer un « chez-soi »
Le nombre de logements en habitat collectif destinés aux aînés augmente. Une étude québécoise a cerné pour quelles raisons les femmes âgées décident de s’y installer et comment elles s’y adaptent.
Par Josée Grenier, t. s., Ph. D., professeure au module de travail social, et Danielle Pelland, étudiante au deuxième cycle, Université du Québec en Outaouais
Le marché privé destiné aux seniors constitue un secteur en pleine expansion dans les soins et services [1]. Le nombre de personnes âgées qui choisissent pour différentes raisons de vivre en résidences privées augmente lui aussi. Cet article porte justement sur les résultats d’une recherche qualitative explorant le processus décisionnel, l’adaptation et le contexte de vie en résidence privée de femmes âgées de la région des Laurentides. Il met en évidence l’expérience, les perceptions et les opinions des femmes âgées, ayant toutes des limitations fonctionnelles et expose, en première partie, une brève synthèse sur le développement des résidences privées au Québec. En seconde partie sont décrits l’objet de recherche, le cadre théorique et la méthodologie. Dans la dernière section, une synthèse des résultats et des recommandations sont présentées.
Le marché privé et sa palette de prix
Une résidence privée est un immeuble d’habitation collective, où sont offerts des chambres ou des logements destinés à des personnes âgées, avec une gamme plus ou moins étendue de services. Les frais reliés à ces services doivent, la plupart du temps, être assumés par les personnes. Les résidences privées sont, après le domicile, le mode d’habitation le plus répandu pour les personnes âgées, soit 8 % des aînés âgés de 65 ans et plus recourent à ce type de logement (Bourque et Vaillancourt, 2012). Les femmes constituent une forte proportion de cette population (Lin, 2005) et possèdent un portefeuille financier moins garni que celui des hommes, ce qui en fait un groupe particulièrement à risque (Reguer et Charpentier, 2008).
Aussi, le coût d’habitation facturé pour un loyer mensuel peut s’avérer relativement élevé, oscillant entre 800 $ et 5000 $ par mois ou plus selon les services offerts (Truchon, 2009 : 3). Ces loyers ne sont pas accessibles à tous. L’orientation vers une résidence privée se fait selon les revenus dont disposent les personnes âgées et leurs proches ; le libre-choix du milieu de vie est tributaire de celui-ci. La personne bénéficiera des services, de confort voire même d’attention en fonction de son revenu (Wavroch, 2010 : X).
Malgré un développement important dans le secteur des résidences privées, on possède peu d’informations sur leur fonctionnement interne (Aubry, 2005), sur la vie et la dynamique qui s’y déroulent. Sur le terrain, au sein de résidences, des difficultés d’ordre varié émergent, sans être toutefois bien documentées.
Une recherche orientée sur les parcours de vie
La recherche qualitative de type compréhensif vise à mieux comprendre le processus décisionnel, la transition, l’adaptation et l’évolution des femmes âgées en résidences privées de la région des Laurentides à partir de la question suivante : comment se réalise le passage du domicile à la résidence privée (prise de décision, transition, adaptation et évolution dans leur nouveau milieu de vie) ? Les objectifs :
- apporter un éclairage sur les motifs incitant les femmes à se reloger en résidence privée ;
- mieux comprendre l’expérience des femmes dans le processus de relogement ;
- documenter les enjeux associés à cette transition/adaptation dans un « milieu de vie substitut » ;
- identifier les facteurs favorisant ou limitant l’insertion dans ce milieu de vie.
L’approche multidisciplinaire du parcours de vie, répandue en gérontologie sociale (Cavalli, 2009), permet de mieux comprendre la trajectoire résidentielle des femmes âgées vivant en « milieu de vie substitut » tout en portant une analyse sur le déroulement des existences au fil du temps (Bessin, 2009) aux niveaux sociétal (macro) et individuel (micro). Les parcours sont le fruit d’une négociation entre différents modèles disponibles et se construisent dans une perspective personnalisée faite d’opportunités, de réminiscences, d’attentes, de souhaits, d’aspirations, de vision du monde et d’évaluations personnelles (Truchon, 2011).
Il est essentiel pour bien comprendre une trajectoire, de saisir les événements significatifs – les points de rupture (Bury, 2009). Or, la personne âgée qui délaisse son « chez-soi » constitue un point tournant, une étape décisive de la trajectoire résidentielle. Le concept de « chez-soi » renvoie à la relation avec son habitat et les effets que peuvent induire pour la personne dépendante la transition vers un « milieu de vie substitut ». Aller vivre en milieu d’hébergement exige de « s’approprier un nouveau milieu de vie en usant de stratégies individuelles pour en faire son nouveau milieu de vie […] un nouveau chez-soi » (Truchon, 2009 : 81-81).
L’échantillon non probabiliste met en relief les trajectoires de 11 femmes âgées de 72 à 99 ans, vivant en résidence privée dans la région des Laurentides, sur une période s’échelonnant de 20 mois à 24 ans, tout en étant diversifié – état civil, état de santé, statut socio-économique, réseau social, histoire de vie et type de résidence choisi [2]. Le recrutement s’est effectué en collaboration avec le Centre de santé et de services sociaux de Saint-Jérôme par le biais du soutien à domicile qui ciblait les femmes correspondant aux critères de la recherche en prenant bien soin d’informer la résidence verbalement et par écrit. L’entretien semi-dirigé donnant accès au sens et « au point de vue des acteurs » (Poupart, 1997) permet de « comprendre et interpréter leur réalité ». Les grands thèmes discutés lors des entretiens s’inscrivent sur trois périodes distinctes de la transition : le processus décisionnel, l’adaptation à un nouveau milieu de vie et le contexte de vie.
Les écueils et les facultés de résilience
D’une personne à l’autre, on remarque la diversité des motifs incitant à un changement de milieu vie : le besoin de sécurité ; la peur de vivre seule dans sa maison ; le sentiment de vulnérabilité lorsque la personne est malade et qu’elle désire se rassurer par la présence sur place du personnel soignant ; l’envie de briser sa solitude ; la difficulté à réaliser ses activités de la vie quotidienne et domestique, comme le rapporte cette dame : « […] J’étais plus capable de… À un moment donné… J’étais toujours au galop, j’étais toujours à course. Un bon matin t’arrives et tu dis : Comment ça se fait que je suis plus capable ? »
Volontaire ou non à la relocalisation [3], la décision de recourir à une résidence donne lieu à une rupture avec son milieu de vie et entraîne de nombreux deuils. Toutefois, les femmes ayant eu un temps de réflexion suffisant et ayant été impliquées au sein du processus décisionnel s’adaptent mieux à leur nouvel environnement. Le temps joue ici différentes fonctions et permet de :
- donner sens à sa situation ;
- entamer le processus de deuil ;
- préparer et organiser son départ.
L’adaptation, pour chacune des femmes rencontrées, a nécessité un déploiement de ressources personnelles. Les femmes dans un état plus « fragilisé » éprouvent davantage de difficultés à s’adapter, à s’affirmer, à se créer un réseau, à s’ouvrir à l’autre. Les résidences sont des milieux de vie en collectivité avec des exigences de cohabitation. Cependant, chacun y préserve précieusement son intimité. Par exemple, on invite peu de gens dans sa chambre ou dans son logement, on se rencontre habituellement dans des espaces partagés. Cette cohabitation dans la diversité des âges, des statuts et des cultures comporte des exigences : de tolérance, de compassion, d’écoute, de respect des frontières.
Pour favoriser la vie en collectivité, certaines résidences ont mis en place des règles et des normes institutionnalisées qui contrôlent et limitent les libertés individuelles (Soucy, 2007). Ces règlements peuvent créer des conflits avec le personnel et les responsables des ressources. Certaines femmes ont mentionné se sentir contraintes par les règles de vie ; écueil qui ajoute à l’adaptation.
Malgré le temps qui passe, toutes ne se sentent pas complètement chez elle, comme le rapporte cette dame : « Non, ce n’est pas pareil. Ce n’est pas la même chose. Parce qu’on est toujours sous le contrôle de quelqu’un d’autre ici. On est chez nous, mais… » Et pour d’autres, le sentiment d’appartenance ne fait aucun doute : « [Ma chambre] elle est petite, mais moi ça me suffit. »
Eviter l’âgisme et favoriser l’autonomie
En somme, on observe une grande résilience chez les femmes devant les défis de la relocalisation afin de se reconstruire un « chez-soi ». Les résidentes s’adaptent au milieu davantage que le milieu ne s’adapte à elles. La représentation sociale du « vieillard fragile et dépendant » demeure toujours présente dans la société. Cet archétype interfère avec l’autodétermination, à laquelle les femmes âgées aspirent et qu’elles revendiquent. Découlent alors des tensions lorsqu’apparaît un non-respect et une non-reconnaissance de l’autonomie tant revendiquée. L’exigence de sensibiliser tous les acteurs à la mise en place de milieu de vie démocratique, aux droits à l’autonomie des personnes âgées constitue donc un impératif.
Malgré une satisfaction générale éprouvée par les personnes âgées face à leur milieu de vie, l’âgisme est dénoncé. Les femmes âgées doivent composer avec des comportements infantilisants et stéréotypés à cause de leur âge. Or, ce sont ces milieux qui devraient assurer sécurité et protection contre les discriminations. Afin de préserver l’autodétermination et les droits des personnes, la formation et le soutien du personnel et des responsables deviennent une obligation pour satisfaire aux exigences du métier. Une réflexion s’impose également sur les coûts d’accès aux résidences privées. Tous n’ont pas les moyens d’y vivre et il est donc primordial de penser à différentes formules résidentielles favorisant des habitations de qualité. Avec deux objectifs à privilégier : répondre aux besoins des personnes âgées et soutenir leur désir d’autonomie.
[1] Bibliographie sélective
- Aubry, F. (sous la direction de M. Charpentier et Y. Vaillancourt) (2005). Le secteur des résidences privées à but lucratif pour personnes âgées. Portrait sectoriel, Cahiers du LAREPPS, Université du Québec à Montréal
- Cavalli, S. (2007). Modèle de parcours de vie et individualisation. Un état du débat. Gérontologie et société, 123, 55-69.
- Lin, J. (2005). Les changements de logement chez les personnes âgées. Tendances sociales canadiennes, 24-29.
- Truchon, M. (2009). Étude exploratoire du soutien social dans le processus menant à l’hébergement des aînés en perte d’autonomie. Thèse de doctorat. Université de Montréal.
[2] Le nombre limité de participantes ne permet pas de généraliser les résultats, mais font état d’enjeux sociaux et ouvre sur des perspectives de recherche à développer.
[3] À noter que quatre femmes ont été relogées sans être consultées : trois par les enfants et une suite aux recommandations d’un psychiatre.