Aphasie: traitement facilité grâce au numérique
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Une application a été développée pour favoriser la réhabilitation des patient·e·s touchés par l’aphasie. Ce système numérique permet de proposer un traitement intensif tout en palliant le manque de logopédistes spécialisé·e·s.
Par René M. Müri, Département de neurologie, Inselspital, Berne, Beat Gersbach, Definition12 AG, et Tobias Nef, Centre de recherche en génie biomédical ARTORG, Université de Berne
Dans le domaine médical, chacun·e sait que l’aphasie est un trouble acquis du langage. Mais en-dehors de ce champ, qui d’autre le sait ? Une vaste étude internationale (1) menée auprès de plus de 3’000 personnes a révélé que 37% d’entre elles seulement avaient déjà entendu le terme « aphasie » et que seules 9% disposaient de connaissances de base sur ce trouble (les valeurs équivalentes pour les accidents vasculaires cérébraux étaient respectivement de 99% et 53%).
Ces chiffres montrent qu’il reste encore un long chemin à parcourir pour sensibiliser le public à l’aphasie. Ce trouble du langage se rencontre dans 15 à 33% des cas d’AVC aigüs. Du fait de l’évolution démographique de la population, le nombre de patient·e·s atteint·e·s d’aphasie va donc forcément augmenter dans les prochaines années.
Une influence négative sur la qualité de vie
Une enquête américaine de grande ampleur, menée auprès de 66’000 résident·e·s d’établissements de soins de longue durée, a contribué à analyser le rapport entre la présence ou l’absence de 75 maladies et pathologies et la qualité de vie des individus (2). L’aphasie est apparue comme représentant l’influence la plus négative sur la qualité de vie, devant le cancer, la maladie d’Alzheimer, la chorée de Huntington et la tétraplégie (2). De plus, ce trouble peut être associé à d’autres déficits cognitifs, entraînant souvent un état dépressif et un fonctionnement social diminué.
L’aphasie affecte par ailleurs la qualité de vie des aidant·e·s et des personnes de référence des patient·e·s aphasiques. Une étude communautaire menée auprès des aidant·e·s a montré que celles et ceux s’occupant de patient·e·s aphasiques étaient confronté·e·s à des tâches d’aide aux soins beaucoup plus difficiles que dans les interventions auprès de patient·e·s non aphasiques et présentaient des symptômes dépressifs nettement plus élevés [3].
Nécessité d’une fréquence thérapeutique élevée
En tant que thérapie des troubles de la parole, la logopédie se révèle efficace dans la rééducation de l’aphasie. Cependant, la réponse aux séances reste très variable d’un individu à l’autre. Les recommandations internationales et les preuves scientifiques soulignent l’importance d’une fréquence thérapeutique élevée et intense pour la rééducation de cette maladie. Les bases de la neuroplasticité indiquent que des changements comportementaux et neuronaux bénéfiques peuvent être obtenus par une pratique intense et répétitive.
La justification d’une intervention précoce dans l’aphasie repose sur ces principes de neuroplasticité, de sorte que la thérapie capitalise sur le rétablissement spontané dans la période faisant immédiatement à la suite d’un accident vasculaire cérébral. En outre, des études ont montré qu’un traitement intense pendant de courtes périodes est plus efficace qu’un nombre similaire de séances sur des périodes plus longues.
L’inconvénient d’un traitement logopédique conventionnel de haute intensité réside dans la nécessité de devoir compter sur un nombre élevé de professionnel·le·s qualifié·e·s et de son coût. Les patient·e·s vivant dans des régions reculées bénéficient moins souvent de cette thérapie pour des raisons pratiques, comme des obstacles dans les déplacements ou la disponibilité des logopédistes.
En Suisse, la pratique clinique actuelle pour les patient·e·s ambulatoires souffrant d’aphasie chronique consiste à accorder 45 minutes par semaine de traitement logopédique assisté par un·e professionnel·le. Cette pratique est régie par la disponibilité des thérapeutes des troubles de la parole et par la politique de remboursement des compagnies d’assurance. Pourtant, les directives cliniques nationales, fondées sur des données probantes, recommandent au moins trois séances de thérapie hebdomadaires de 45 minutes pour les patient·e·s ambulatoires en phase post-aiguë (de quatre semaines à un an après l’AVC).
Cependant, une méta-analyse concrète récente (4) montre qu’une récupération maximale du langage est associée à un traitement logopédique expressif-réceptif fréquent et fonctionnellement adapté, avec une pratique à domicile prescrite à une plus grande intensité et sur une durée plus longue que les rapports des services cliniques habituels au niveau international. Les meilleurs résultats ont été obtenus grâce à un traitement fréquent axé sur le langage en général, la communication fonctionnelle (plus de trois à cinq jours par semaine) et la compréhension (quatre à cinq jours hebdomadaires). Les preuves d’amélioration de la compréhension sont inexistantes lorsqu’il y a moins de vingt heures de traitement au total, ou moins de trois heures par semaine et trois jours ou moins par semaine.
Le numérique pour garantir l’accès aux traitements
Compte tenu de la disponibilité limitée des logopédistes, notamment pour les patient·e·s ambulatoires, de nouvelles méthodes de traitement efficaces s’avèrent nécessaires de toute urgence. Dans cette optique, les avantages des dispositifs de téléréadaptation résident principalement dans leur accessibilité et dans la possibilité de suivre des formations régulières, tous les jours et 24 heures sur 24.
Avec l’avènement des nouvelles technologies, les processus de travail vont donc bénéficier d’une meilleure diffusion et pourront être réalisés en interaction plus directe avec les patient·e·s à domicile. Cette transformation des processus de travail actuels ouvre des possibilités inédites. En parallèle, l’utilisation de tablettes avec écrans tactiles a créé de nouvelles opportunités à des fins thérapeutiques. Par rapport aux exercices nécessitant du papier et un crayon, ces outils sont plus intuitifs et extrêmement portables. Qui plus est, les applications de téléréadaptation permettent de traiter et de soutenir les patient·e·s à distance, ainsi que de modifier la difficulté de l’entraînement sans contact direct. Les données recueillies ont ainsi montré que les formations concernant l’aphasie dispensées à distance sur ordinateur sont acceptées et bénéfiques pour les personnes malades.
Une application de télétraitement
À l’initiative du groupe de gérontechnologie et de réadaptation du centre ARTORG et des thérapeutes des troubles de la parole de l’hôpital universitaire Inselspital de Berne, une interface patient·e innovante a été développée pour une application de télétraitement logopédique : la Bern Aphasia App (BAA). Ce programme comporte une première interface qui donne accès, pour les patient·e·s, à un entraînement selon un plan thérapeutique, et une seconde qui permet aux thérapeutes d’assigner de nouveaux exercices aux utilisateurs et utilisatrices et de superviser leurs progrès.
Cette application autorise différents types d’exercices, tels que l’association d’images à un mot et vice versa, des exercices d’insertion de lettres, la construction de phrases complètes, des exercices de tri de lettres et de mots, et l’entraînement à la prononciation. La facilité d’utilisation et l’acceptation par l’utilisateur·trice ont été notées favorablement par les patient·e·s aphasiques, les témoins en bonne santé et les logopédistes en conditions d’utilisation clinique à l’Inselspital de Berne et dans d’autres hôpitaux.
Préparer du contenu en d’autres langues
Pour finaliser le développement de la Bern Aphasia App et la lancer sur le marché, un projet d’innovation a été initié en 2019 [1] . Celui-ci s’appuie sur le prototype existant et octroie la possibilité à l’équipe du projet de créer un instrument de téléréadaptation à la pointe de la technologie. Ce projet comble le fossé qui sépare fréquemment la recherche clinique et le développement d’un produit fiable pour une introduction sur le marché réussie [2]. Dans le cas de la BAA, le manque manifeste de thérapeutes spécialisés se trouve ainsi atténué par l’introduction d’une forme nouvelle et fiable de téléréadaptation de l’aphasie.
Bern Aphasia App est finalisée depuis le début de l’année 2022 et son déploiement [3] débutera en octobre 2022, tant sur le marché en Suisse qu’à l’étranger. Dans ce cadre, des partenaires internationaux ont été approchés pour étendre sa portée et fournir du contenu dans d’autres langues, comme l’anglais, l’espagnol, le portugais et le français. Afin que le plus de patient·e·s possible puissent progresser rapidement dans le traitement de leur aphasie.
Bibliographie
1. Code C, Papathanasiou I, Rubio-Bruno S, Cabana Mde L, Villanueva MM, Haaland-Johansen L et autres. « International patterns of the public awareness of aphasia ». Int J Lang Commun Disord. 2016;51(3):276–84.
2. Lam JM, Wodchis WP. «The relationship of 60 disease diagnoses and 15 conditions to preference-based health-related quality of life in Ontario hospital-based long-term care residents». Med Care. 2010;48 ( 4 ) : 380–7.
3. Bakas T, Kroenke K, Plue LD, Perkins SM, Williams LS. «Outcomes among family caregivers of aphasic versus nonaphasic stroke survivors». Rehabil Nurs. 2006;31(1):33–42.
4. «The REhabilitation and recovery of peopLE with Aphasia after StrokE (RELEASE) Collaborators. Dosage, Intensity, and Frequency of Language Therapy for Aphasia: A Systematic Review–Based, Individual Participant Data Network Meta- Analysis».
[1] Ce projet, une approche de téléréadaptation logopédique – Bern Aphasia App – 33668.1 IP-SBM, a été initié avec le soutien d’Innosuisse.
[2] En plus d’être coûteuse, l’innovation clinique réclame beaucoup de temps — parfois plus de cinq ans pour aboutir à la commercialisation d’une application clinique. Grâce au soutien d’Innosuisse, les petites et moyennes entreprises (PME) peuvent participer à des projets hautement innovants.
[3] Les organisations et thérapeutes intéressées par la Bern Aphasia App sont invitées à contacter Definition12 pour de plus amples détails. Les logopédistes peuvent s’inscrire pour recevoir un compte de testeur.
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René M. Müri, Beat Gersbach et Tobias Nef, «Aphasie: traitement facilité grâce au numérique», REISO, Revue d'information sociale, publié le 26 septembre 2022, https://www.reiso.org/document/9632