Quels besoins pour les personnes cérébro-lésées ?
La médecine soigne aujourd’hui les attaques cérébrales et les traumatismes cranio-cérébraux. Mais quels sont les besoins spécifiques des rescapés et de leurs proches qui croient souvent que « tout va redevenir comme avant » ?
Par Geneviève Piérart, professeure à la Haute Ecole fribourgeoise de travail social
Chaque année en Suisse, 12’000 personnes subissent une attaque cérébrale et 3000 personnes sont victimes de traumatismes cranio-cérébraux consécutifs à un accident. Les lésions cérébrales qui en découlent ne sont pas toujours visibles mais peuvent affecter de manière considérable la vie quotidienne de ces personnes et de leur entourage [1].
En 2006, la Haute Ecole fribourgeoise de travail social a été mandatée par l’Association FRAGILE Suisse [2] pour réaliser une étude sur les besoins des personnes cérébro-lésées et de leurs proches en Suisse romande. La recherche a démarré en juillet 2006 et s’est achevée en février 2007 [3]. A l’instar d’autres recherches [4], elle a mis en évidence des besoins récurrents qui émergent aussi bien chez les victimes de lésions cérébrales qu’au sein de leur entourage, la notion de besoin ayant été appréhendée comme l’expression d’un manque et d’un ressenti lié à la perception que les personnes se font de leur situation. Les besoins repérés ont trait à l’information, aux soutiens, à l’accessibilité des structures et au respect de la personne dans sa spécificité.
L’information et le soutien : une question de temporalité
Les personnes cérébro-lésées et leurs proches ne se sentent pas suffisamment informés, en particulier dans la phase de soins aigus et au terme de la période de réadaptation fonctionnelle. Pourtant, l’information existe et circule par le biais des organismes spécialisés, en collaboration avec le corps médical. Comment interpréter ce besoin ?
Il existe de fait un décalage temporel entre le moment où les personnes ressentent le besoin d’être informées et celui où les informations leur sont fournies. Les professionnels sont confrontés à des personnes cérébro-lésées et des proches qui ne sont pas prêts à les écouter, parce qu’ils pensent que « tout va redevenir comme avant ». Ce n’est qu’au fil du temps, lorsque le quotidien commence à poser problème, que les questionnements surgissent. Ce décalage explique l’insatisfaction ressentie à la fois par les bénéficiaires, qui ont le sentiment de ne pas obtenir de réponses et ne savent pas où s’adresser pour en chercher, et par les instances à même de fournir ces informations (corps médical, associations, services), qui ont l’impression de ne pas être entendues.
On retrouve ce décalage temporel au niveau du besoin en soutien, qui émerge chez les personnes cérébro-lésées lorsqu’elles doivent faire face à la solitude et à leur incompréhension de la situation, et chez leurs proches confrontés à l’isolement, aux difficultés quotidiennes et aux contraintes financières et administratives. Les professionnels sont généralement sollicités par les proches lorsque ces derniers se trouvent en situation d’épuisement ou de stress chronique, alors qu’ils souhaiteraient intervenir en amont, dans une perspective préventive. De plus, la personne cérébro-lésée ne perçoit pas forcément l’urgence et la nécessité d’une telle intervention.
Des structures adaptées aux personnes cérébro-lésées adultes
Le manque de structures adaptées aux personnes cérébro-lésées adultes constitue un autre défi à relever : selon les cantons, l’offre en termes de structures d’accueil temporaire ou prolongé, d’aide au maintien à domicile et d’accompagnement spécialisé de la formation professionnelle des jeunes adultes est insuffisante ou ne répond pas aux besoins des personnes cérébro-lésées et de leur entourage, qui se voient parfois contraints d’accepter des solutions ne leur convenant pas (placement institutionnel, orientation vers une filière de formation peu qualifiante, réinstallation de jeunes adultes au domicile parental). Il manque également des possibilités de réinsertion socioprofessionnelle par le biais de places d’occupation et de travail tenant compte des spécificités comportementales liées aux séquelles des lésions cérébrales telles que les difficultés d’attention, l’aphasie, la fatigabilité et l’hypersensibilité.
Au-delà de ces préoccupations quotidiennes, les personnes concernées expriment le besoin de se sentir davantage respectées. Les troubles de la sexualité et du comportement consécutifs à certains types de lésions restent encore peu connus. Les proches et les professionnels, insuffisamment informés, sont subitement confrontés à des situations face auxquelles ils se sentent démunis : confusion post-traumatique, violence, conduites désinhibées, etc. Les réponses doivent alors être trouvées dans l’urgence et l’émotion, sans que l’ensemble des personnes concernées puisse être consultées. Dans certains cas, ces réponses peuvent être perçues comme des conduites de maltraitance, par exemple lorsque la personne est privée de liberté de mouvement.
Face à ce problème, la formation des intervenants médicaux, paramédicaux et sociaux est fondamentale. Elle favorise une gestion adéquate des comportements perçus comme inadaptés, une prévention de la maltraitance et une transmission claire de l’information aux proches et aux personnes concernées.
Le rôle fondamental des proches
Les répercussions de la lésion cérébrale sur la sphère privée et familiale sont donc très importantes. Cette problématique de santé concerne un nombre croissant d’individus en raison de l’augmentation du nombre d’accidents liés à la circulation routière et aux activités de loisir « à risque ».
Comme dans d’autres situations de handicap [5], les proches jouent un rôle fondamental de médiation entre la personne cérébro-lésée et son environnement social et matériel. L’environnement suscite des besoins mais constitue également une source de soutiens. L’émergence des besoins et l’activation des soutiens se construisent dans le temps, au fur et à mesure que la personne et les proches s’adaptent à la lésion cérébrale. Le modèle du processus d’adaptation / transformation, utilisé en particulier au Canada pour étudier l’impact de la lésion cérébrale sur les proches [6], rend compte de ce processus :
Selon ce modèle, l’intensité du stress vécu par les personnes cérébro-lésées et leurs familles est déterminée par la perception qu’elles ont de la survenue de la lésion (le sens qu’elles lui attribuent) et l’évaluation qu’elles font des ressources internes (croyances, valeurs) et externes (soutien, dynamique familiale) disponibles pour gérer la situation. A ces ressources s’ajoutent des facteurs liés au contexte (disponibilité des services de soutien) et à la lésion elle-même (degré de sévérité).
Cette perception détermine le choix des stratégies que la personne et ses proches élaborent pour réorganiser la dynamique familiale et préserver des relations significatives au sein de la famille et à l’extérieur (on parle de coping familial). Ces stratégies s’élaborent à différents niveaux : dans le couple, entre parents et enfants et dans les relations extra-familiales. Elles permettent à l’adaptation ou transformation familiale de se réaliser. On parle d’adaptation positive lorsque le système familial parvient à trouver un équilibre favorisant l’organisation et l’unité familiales et permettant la croissance personnelle de ses membres.
Quelles implications sociales ?
Une lecture dynamique des problématiques liées aux lésions cérébrales implique de tenir compte à la fois des facteurs personnels (gravité de la lésion, séquelles, croyances et valeurs) et des facteurs environnementaux [7] incluant le système familial et les réponses institutionnelles déclinées en prestations de services. L’épuisement des proches constitue un enjeu majeur des politiques actuelles en matière de santé et de handicap, et le champ des lésions cérébrales y occupe une place de choix. Dans une perspective de prévention et d’ajustement des réponses, la sensibilisation, l’information et la formation sont des instruments essentiels, comme l’ont bien compris quelques associations faîtières suisses actives dans le domaine des lésions cérébrales. Au-delà de ces mesures, la prise en compte des adaptations individuelles et familiales s’avère nécessaire afin que les ressources puissent être mobilisées par les bonnes personnes au bon moment.
[1] FRAGILE Suisse (2008), Vivre avec un traumatisme cranio-cérébral. Guide pour les personnes atteintes et leurs proches. Brochure d’information spécialisée n° 1, 2e éd. Arlesheim : bc medien ag.
[2] Association suisse des personnes cérébro-lésées et de leurs proches.
[3] Korpès, J.-L. et Piérart, G., Étude sur les besoins des personnes cérébro-lésées et de leurs proches. Contribution à la définition des prestations des associations romandes, sur mandat de FRAGILE Suisse. Rapport final interne, Givisiez, février 2007.
[4] Cram Rhône-Alpes, Lésions cérébrales, Regards croisés : Répercussions de la lésion cérébrale chez les personnes victimes d’un traumatisme crânien ou d’un accident vasculaire cérébral, implications pour la famille et la société, [Online], 2003 ; Michallet, B. et Lefebvre, H. (Eds), Recherche interdisciplinaire en réadaptation et traumatisme craniocérébral. Nouvelles perspectives théoriques et cliniques. Montréal : Les Publications du CRIR ; Swaine, B. et al., Identification des besoins spécifiques des adolescents suite à un traumatisme cranio-cérébral léger, Québec, Programme de Recherche en Réadaptation et Intégration Sociale en Traumatologie (PRRIST), 2006.
[5] Fougeyrollas, P., Cloutier, R., Bergeron, H., St Michel, G. (1998), Classification québécoise. Processus de production du handicap. Lac St-Charles (Québec), Réseau international sur le processus de production du handicap (RIPPH).
[6] Lefebvre, H. et al. (2005), L’impact à long terme du TCC sur les proches. In Michallet, B. et Lefebvre, H. (Eds), Recherche interdisciplinaire en réadaptation et traumatisme craniocérébral. Nouvelles perspectives théoriques et cliniques (pp. 27-44). Montréal : Les Publications du CRIR.
[7] Fougeyrollas et al. (ibid.)