Salauds de pauvres ! [1]
La mendicité est aujourd’hui limitée ou interdite dans diverses villes. Ces réglementations ont pour conséquence de criminaliser la pauvreté. Et rendent la vie impossible à la population visée.
Salauds de pauvres ! [1]
Par Jean-Pierre Tabin, sociologue, professeur, Haute Ecole de travail social et de la santé, Vaud
On assiste ces dernières années à une inflation des débats sur la limitation ou l’interdiction de la mendicité en Suisse, en Allemagne, en Autriche, en France, en Belgique, en Suède, en Norvège et ailleurs encore en Europe. Les arguments utilisés pour justifier une réglementation de la mendicité sont d’une part qu’elle dérange les passant-e-s, de l’autre qu’elle soulève des questions de sécurité. Les mendiant-e-s « roms » sont principalement visés par ces réglementations.
Politique du ressentiment
Le premier argument – « les mendiant-e-s dérangent » – relève de la même logique biaisée que celle qui met en scène les « riverains excédés » pour justifier les démantèlements de bidonvilles « roms » en France [2], bien analysée par Éric Fassin : l’unique discours rapporté est un discours négatif, nourri de ressentiment.
Prenons l’exemple du discours prononcé par le député (PLR) Mathieu Blanc au Grand Conseil vaudois le 12 mars 2013. Mathieu Blanc a fait de la réglementation de la mendicité son fonds de commerce politique. Il relève en sa faveur « l’agacement des commerçants, des citoyens et des touristes qui font de plus en plus de remarques sur la présence de mendiants dans nos villes ». Comme si tout un chacun partageait cet « agacement » qu’il se prétend capable de mesurer, comme s’il n’existait parmi les « commerçants, les citoyens et les touristes » aucun avis divergent, aucune personne estimant que le problème réside moins dans la mendicité que dans l’absence de réponse politique et sociale à ces situations de pauvreté. Nous devons agir, dit-il en substance, parce que la mendicité agace, le rôle du législateur étant de répondre aux « préoccupations des citoyens, jour après jour ». Les préoccupations des personnes engagées dans les associations de défense de ces personnes sont ignorées.
Prophéties autoréalisatrices
Le second argument, d’ordre sécuritaire, fait référence à l’exploitation de mendiant-e-s par des « bandes mafieuses » et à l’instrumentalisation d’enfants dans la mendicité. Il ne s’agit pas de revenir ici sur l’inanité de ces accusations [3], mais de relever qu’elles participent à déshumaniser les « Roms » en les présentant systématiquement comme des criminels, des bourreaux d’enfants, etc. Ce qui est une manière de justifier des politiques racistes à leur égard. Je voudrais brièvement montrer ici que les politiques de réglementation de la mendicité fondées sur la criminalité supposées des « roms » sont des prophéties autoréalisatrices.
Que se passe-t-il en pratique avec ces réglementations ? La police lausannoise, pour prendre cet exemple, prononce des amendes pour infraction au Règlement général de police concernant la mendicité (lire encadré ci-dessous). Selon ce que nous avons pu constater, ces amendes [4] se montent à 20 francs, parfois à 79 francs, parfois à 120 francs, parfois à 150 francs, sans qu’aucune explication du montant ne soit jamais fournie par écrit. Souvent, la police se saisit de l’argent de la personne qui mendie comme garantie, en faisant signer un papier indiquant que la faute commise est reconnue, que la saisie sert à couvrir le montant de l’amende et des frais, et qu’il n’y aura aucune communication du prononcé qui sera rendu. Autrement dit, on saisit l’argent sans s’engager à justifier l’amende.
La police lausannoise intervient également pour réprimer, au nom de l’article 36 du même Règlement général de police (« il est interdit de camper sur la voie publique et ses abords ainsi que dans les forêts »), les personnes qui dorment dehors, ou dans des voitures sur les parkings de Bellerive, au Parc Bourget, à la Bourdonnette, etc. Selon les heures notées sur les amendes, les contrôles se font au milieu de la nuit (de 2 à 6 heures du matin), comme si le fait de dormir dans des parkings désertés dérangeait [5]. Les amendes en notre possession s’échelonnent, sans aucune explication écrite, de 150 à 190 francs. Turbosieste et sans abrisme ne sont pas synonymes.
Délit de pauvreté
Comme les personnes qui mendient sont pauvres et que la mendicité ne rapporte guère, elles ne paient pas toujours ces amendes. Des frais de sommation (30 francs) sont dès lors prononcés, qui s’ajoutent aux amendes. Des plans de recouvrement sont proposés dans certains cas. Les maigres fonds récoltés par la mendicité vont alors directement à l’Etat. Au bout du compte, les amendes s’additionnent : 730 francs dans un cas, 940 dans un autre, 1500 dans un troisième, 1900 dans un quatrième, 2600 francs dans un cinquième… Cela s’appelle de la dissuasion.
Et ensuite ? Si elles ne sont toujours pas payées, les amendes sont converties en peines privatives de liberté. 100 francs équivalant à une journée de prison, 2600 francs entraînent donc 26 jours de prison. Des personnes se trouvent emprisonnées pour délit de pauvreté : elles sont donc bien devenues criminelles. Cette conversion a un autre effet : l’expulsion et l’interdiction d’entrée en Suisse prononcée par l’Office fédéral des migrations pour mendicité répétitive, décrite par cet office comme une atteinte aux intérêts fondamentaux de la société suisse.
En bref : règlementer la mendicité, l’interdire et appliquer des politiques dissuasives, c’est une manière de criminaliser les pauvres. Le cercle est bouclé : les personnes qui mendient sont bien des criminelles puisqu’elles sont condamnées. La réglementation, en outre, condamne ces pauvres, comme l’écrit Éric Fassin, à « une vie invivable ».
Ségrégation spatiale
Les décisions de mise à ban de certaines populations de quartiers définis, notamment du centre-ville, reposent sur l’idée que les intérêts commerciaux sont des intérêts publics. Un « entre soi » de la consommation dans l’espace public est ainsi créé, qui n’est pas perturbé par des éléments indésirables, comme la présence de personnes qui en sont exclues. Des frontières sont dressées dans les cités et la persistance à solliciter l’aumône en deçà de ces frontières entraîne des sanctions administratives qui peuvent interdire, à terme, l’entrée sur le territoire.
Ces mesures ne font pas disparaître la mendicité, elles la déplacent, parfois même de manière institutionnelle comme à Charleroi (Belgique) (lire encadré ci-dessous). Mais en la réglementant ou en l’interdisant, elles participent également du mouvement de judiciarisation de la pauvreté décrit par Loïc Wacquant [6] : mendier devient, dans certains lieux, une infraction, ce qui légitime la répression. Dans ce processus, l’exercice de la mendicité, qui est une manifestation publique d’une situation de pauvreté, est devenu un acte condamnable.
La rue interdite aux pauvres
La mendicité est une activité qui se déploie dans l’espace public, plus précisément dans la rue, ce qui a pour conséquence qu’elle est le plus souvent appréhendée en termes d’ordre public plutôt que de pauvreté. Le problème de la mendicité tel qu’il est constitué par les autorités n’est donc pas celui du manque d’emploi qui oblige des personnes à mendier dans la rue, mais celui de la sécurité. Un récent communiqué triomphant de la Police Nyon Région suite à l’entrée en vigueur, fin octobre 2014, du nouveau règlement interdisant la mendicité sur le territoire de la commune, l’illustre parfaitement : « Les mendiants sont désormais sous contrôle » [7], clame son intitulé. Comprenez : ils ont disparu du territoire communal.
Ce traitement montre que la rue n’appartient pas à tous de la même manière. Au niveau politique, l’interdiction de certains périmètres et les mesures d’éloignement sont les outils principaux utilisés par les autorités. Une géographie politique des rues de la ville est ainsi instaurée : les droits individuels n’y sont pas identiques partout. JPT
Mendicité sous strict contrôle
- Lausanne : loin des bancomats !
Depuis l’entrée en vigueur du nouvel article 87 du Règlement général de police à Lausanne, en mai 2013, la mendicité est exclue à proximité des commerces, des administrations, des gares, aux arrêts des transports publics, à l’intérieur de ceux-ci, dans les marchés, près des horodateurs et des bancomats. Il est aussi interdit d’être « insistant », de gêner les passant-e-s, de les interpeller ou de les prendre à partie, sous peine d’une amende qui s’échelonne de 1 à 500 francs, jusqu’à 1000 francs en cas de récidive. Selon le journal 24 Heures (13 mars 2015), les policiers lausannois ont déjà dénoncé 566 personnes.
- Charleroi : le tournus des pauvres
Dans son nouveau règlement relatif à la mendicité adopté en septembre 2013, la ville de Charleroi, en Belgique, prévoit un tournus de la mendicité. Cette dernière est désormais autorisée uniquement en semaine (de 8 heures à 18 heures) le lundi sur le territoire de l’ancienne commune de Charleroi, le mardi sur le territoire des anciennes communes de Gilly et de Marcinelle, le mercredi sur le territoire des anciennes communes de Marchienne-au-Pont et de Monceau-sur-Sambre, le jeudi sur le territoire des anciennes communes de Montignies-sur-Sambre et de Mont-sur-Marchienne, le vendredi sur le territoire des anciennes communes de Gosselies et de Jumet et le samedi sur le territoire de l’ancienne commune de Couillet (site internet de Charleroi). JPT
[1] Réplique prononcée par le personnage interprété par Jean Gabin dans le film La traversée de Paris, de Claude Autan-Lara (1956). Un webdocumentaire a été réalisé en Belgique en 2014 reprenant cette réplique, lien internet.
[2] Fassin, Eric, Fouteau, Carine, Guichard, Serge, & Windels, Aurélie. (2014) : Roms & riverains. Une politique municipale de la race. Paris : La Fabrique.
[3] Tabin, Jean-Pierre, Knüsel, René, & Ansermet, Claire. (2014) : Lutter contre les pauvres. Les politiques face à la mendicité dans le canton de Vaud. Lausanne : Editions d’en Bas.
[4] Toutes les amendes citées sont en notre possession.
[5] Voir à ce propos le documentaire de Janine Waeber et Carole Pirker (2015), L’Oasis des mendiants.
[6] Wacquant, Loïc (2004) : Punir les pauvres : le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale. Marseille : Agone.
[7] Journal La Côte, 18 février 2015.