Les trous de la solidarité intergénérationnelle
Les proches consacrent des millions d’heures à aider leurs petits-enfants ou leurs parents âgés. Cette solidarité est spectaculaire, mais elle ne doit pas faire oublier les groupes exclus de ces réseaux. Analyse sociodémographique.
Par Philippe Wanner, professeur à l’Institut de démographie, Université de Genève
Le XXe siècle fut, en Europe, le siècle d’importants progrès technologique et économique, et d’une amélioration sensible des conditions générales de vie [1]. Vers 1880, l’espérance de vie en Suisse était de 43 ans pour les femmes et de 41 ans pour les hommes, des valeurs qui ont presque doublé aujourd’hui (85 et 80 ans respectivement). Cet allongement considérable de la durée de vie a bien entendu eu de nombreuses implications pour la société, l’une d’entre elles ayant été l’accroissement spectaculaire du nombre de personnes âgées. De 15 000 personnes âgées de 80 ans et plus en 1880, on est passé aujourd’hui à 370 000 personnes du quatrième âge, représentant près de 5% de la population totale de la Suisse. Autrefois rares, les membres du quatrième âge deviennent de plus en plus nombreux et requièrent des aides accrues. Et les tendances à l’accroissement du nombre des âgés devraient se poursuivre jusqu’en 2050 au moins.
La baisse de la fécondité fut une autre caractéristique démographique du siècle écoulé. Parallèlement à l’exode rural et à l’emploi des femmes dans les villes, la famille devint en effet de taille plus modeste. Le nombre moyen d’enfants par femme passa sous la barre des 2 enfants dès la fin des années 1930. Quarante ans plus tard, l’accroissement du niveau de formation des femmes, leur insertion professionnelle liée à la tertiarisation de l’économie, et peut-être aussi la disponibilité de moyens de contraception moderne, contribuèrent à la réduction de la fécondité à 1,5 enfant par femme en moyenne. En outre, une proportion croissante d’hommes et de femmes restent sans enfant. Cette part atteint 30% parmi les universitaires.
La famille s’agrandit verticalement
Ces transformations représentent le contexte sociodémographique dans lequel ont évolué les relations intergénérationnelles. Le changement sociodémographique a en effet progressivement conduit à des familles qui s’agrandissent verticalement plutôt qu’horizontalement. Le nombre d’ascendants et de descendants augmente : plus d’un enfant sur deux, en Suisse, naît aujourd’hui en présence non seulement de ses parents et de ses grands-parents, mais aussi d’au moins un arrière-grand-parent, c’est-à-dire dans une famille de quatre générations. Cette situation était exceptionnelle il y a un siècle. Par contre, le nombre de frères et sœurs diminue sensiblement pour chaque génération, ce qui réduit d’autant la taille de la famille et les possibilités de solidarité entre membres d’une même fratrie.
Bien sûr, de nombreux autres changements sociaux interviennent sur la fécondité. Ainsi, la migration internationale et la mobilité au sein du territoire augmentent, accroissant les distances entre parents et enfants. L’absence d’enfants dans un nombre croissant de familles et la montée du divorce mettent en péril, dans certains ménages, le réseau familial. Enfin, un mode de vie basé sur l’individualisme limite, principalement dans les villes, les supports sociaux et les échanges entre voisins.
Ces divers éléments trouvent place dans une situation paradoxale. Alors que la Suisse se situe dans le peloton de tête des pays les plus riches au monde, les inégalités économiques perdurent et la pauvreté ne se réduit pas. Bien que considéré comme efficace en comparaison internationale, le système de prévoyance sociale, entré progressivement en vigueur dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, ne répond que partiellement aux difficultés économiques de certains groupes. Or, les solidarités intergénérationnelles traditionnelles qui permettaient de lutter contre la pauvreté ont souffert des transformations démographiques.
Ainsi, certains groupes sont soumis à un risque important de précarité. C’est le cas des femmes âgées vivant seules et n’ayant pas cotisé au 2e pilier ; en outre, parmi les personnes en âge d’exercer une activité, les familles nombreuses et les familles monoparentales dirigées par les femmes présentent également des risques accrus de précarité [2]. Les taux d’aide sociale y sont élevés. Enfin, certains jeunes, mal insérés sur le marché du travail, se retrouvent aussi dans des situations financièrement précaires.
40 milliards d’aide intergénérationnelle !
Pour ces groupes, la disposition éventuelle d’un soutien familial contribue grandement à l’amélioration de la qualité de la vie. Les échanges intergénérationnels y jouent ainsi un rôle essentiel. Des données recueillies par un programme national de recherche sur les générations [3] montrent que les échanges intergénérationnels sont principalement de l’ordre du pratique. Le nombre annuel d’heures consacrées aux soins aux enfants par les grands-parents représenterait l’équivalent de 100 millions d’heures, soit 2 milliards de francs (à raison de 20 francs par heure) ; à l’autre bout de l’échelle des âges, les prestations apportées aux plus âgés et aux personnes malades par les familles représenteraient l’équivalent de 10 à 12 milliards de francs (500 millions d’heures). Selon ces données, on peut estimer à près de 70 heures annuelles l’investissement moyen par femme de 65 ans et plus pour les soins aux petits-enfants, et à 150 heures l’investissement par femme de 40 à 64 ans pour les soins aux parents âgés. Ces moyennes cachent évidemment des disparités en fonction de la situation familiale, mais illustrent l’importance de l’aide intergénérationnelle.
A ces aides s’ajoutent évidemment les transferts financiers descendants, principalement des héritages, qui représentent 28,5 milliards de francs, un montant important comparé aux pays voisins [4].
Le constat d’échanges intergénérationnels essentiels doit cependant être pondéré. Certes, la solidarité intergénérationnelle contribue grandement à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Cependant, les soutiens intergénérationnels ne concernent de loin pas tous les ménages. Pour cette raison, ils contribuent aux inégalités entre bénéficiaires et non-bénéficiaires. Parmi ces derniers figurent les ménages sans enfant, les jeunes ne pouvant pas compter sur un soutien de proximité (par exemple en raison de la migration ou de l’absence de parents bien portants ou financièrement indépendants), et tous les laissés pour compte de la solidarité familiale.
La promotion de cette solidarité paraît évidemment indispensable. L’Etat, en soutenant les aidants familiaux financièrement ou par des infrastructures adaptées peut favoriser les solidarités intergénérationnelles. Des politiques intergénérationnelles sont également souhaitables. Il convient cependant d’être conscient du caractère non universel de ce type d’aides. Ainsi, la promotion de la solidarité intergénérationnelle ne doit pas se substituer à des mesures d’assistance et de politiques sociales à destination des personnes sans soutien familial. Sans quoi, le risque existe de voir la pauvreté et l’exclusion se transmettre d’une génération à l’autre.
[1] Article paru dans la Revue de la Societé suisse d’utilité publique, N° 3, mai/juin 2011
[2] Wanner P., Gabadinho A. (2008), La situation économique des actifs et des retraités. OFAS : Berne.
[3] Perrig-Chiello P., Höpflinger F. , Suter C. (2008) : Rapport des générations en Suisse - structures et relations intergénérationnelles, Editions Seismo, Zurich 2008.
[4] Stutz H. ; Bauer T. ; Schmugge S : (2007) ; Erben in der Schweiz. Buchpublikation im Rüegger Verlag.