Scanner soi-même ses courses, aide ou obstacle?
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Dans les grandes surfaces, les modalités de passage en caisse ont modifié la façon de faire les courses. Pour les personnes présentant un trouble du développement intellectuel, ces nouveaux procédés pourraient soutenir la participation sociale.
Par Laetitia Lude, étudiante, Marc Schmied, étudiant, et Aline Veyre, professeure HES, HETSL (HES-SO)
Se rendre dans un magasin, faire ses courses, les payer : ces actes constituent autant d’occasions de rendre effective la participation sociale. Elles permettent d’utiliser des services communautaires, d’entretenir des contacts sociaux, de discuter ou encore d’apprendre. Toutefois, certains individus rencontrent des difficultés à réaliser ces activités, notamment les personnes présentant un trouble du développement intellectuel [1]. Il est possible, par exemple, que ces dernières soient confrontées à des entraves pour compter et vérifier l’argent rendu, ou encore pour lire les étiquettes des différents produits. Des facteurs environnementaux, comme l’aménagement du magasin, la luminosité ou l’aide humaine à disposition peuvent contribuer à faciliter ou au contraire, à entraver la réalisation de ces activités.
Depuis une dizaine d’années, l’introduction de certaines technologies, comme les caisses automatiques ou les paiements sans contact, modifie significativement le paysage des grandes surfaces. On compte aujourd’hui plus de 4’000 caisses automatiques dans l’ensemble de la Suisse (Trunong, 2021). Introduites dans le but de diminuer le temps d’attente aux caisses dites traditionnelles, elles modifient les habitudes d’achat et de vente (Trunong, 2021). Par exemple, le personnel de vente se voit contraint d’assurer des tâches davantage diversifiées et de faire preuve de polyvalence. Les interactions diffèrent également : les échanges observés aux caisses automatiques sont qualifiés comme étant davantage « fonctionnels et techniques ».
En ce qui concerne l’évolution des moyens de paiement, une enquête menée par la Banque Nationale suisse (2020) révèle, sur la base de l’analyse des habitudes de paiement de 2’100 personnes domiciliées en Suisse, une importante diversification. Le paiement en espèce, bien qu’encore majoritaire, est petit à petit remplacé. Ainsi, la population se familiarise avec les innovations en la matière, par exemple le paiement sans contact à l’aide d’applications. Le rapport note que cette tendance s’est accentuée durant la pandémie de Covid-19.
Ces évolutions impactent tant l’aménagement physique que social des grandes surfaces et contribuent à transformer la manière dont la population effectue et paie ses achats. Qu’en est-il pour les personnes présentant un trouble du développement intellectuel ? Ces nouvelles possibilités facilitent-elles ou au contraire entravent-elles la réalisation de cette tâche ? Identifier les facilitateurs et les obstacles — relatés par les personnes concernées par le trouble du développement intellectuel et par les professionnel·les du travail social — liés aux modalités de passage en caisse et de paiement lors d’achats alimentaires a ainsi fait l’objet d’un travail de Bachelor (Schmied & Lude, 2023).
Observer et discuter
Afin de répondre à ces questions, un design de recherche alternant entretiens et observations participantes a été élaboré. Trois principales étapes ont été suivies pour la récolte des données. Le projet a été mené en collaboration avec un service de formation visant à permettre aux personnes présentant un trouble du développement intellectuel d’acquérir des connaissances et compétences pour mener une vie autonome dans le domicile de leur choix.
Dans un premier temps, des entretiens exploratoires ont été menés avec trois personnes présentant un trouble du développement intellectuel. Les expériences de chacune d’entre elles, concernant la réalisation et le paiement des achats alimentaires, ont été décrites. Les préférences et habitudes ont été particulièrement discutées. Quatre entretiens ont également été menés avec des professionnel·les du travail social du service de formation. Ils avaient pour objectif de mettre en évidence les enjeux en matière de formation dans ce domaine.
Dans un deuxième temps, huit « sorties courses » ont été observées à l’aide d’une grille spécialement élaborée. Ce document visait à identifier la présence de certains facilitateurs ou obstacles potentiels à des étapes clés du passage en caisse. Lors de la première observation, les participant·es étaient libres de choisir les modalités de passage en caisse et de paiement qu’ils et elles préféraient. Par la suite, les personnes ont été invitées à tester d’autres moyens de scannage et de règlement de leurs courses.
Finalement, des entretiens semi-directifs ont été effectués directement après chaque observation. Ils avaient pour but de discuter de la sortie et de mettre particulièrement en évidence les facilitateurs et les obstacles rencontrés.
Trois modalités, préférences diversifiées
Trois modalités de passage en caisse ont été observées : la caisse traditionnelle, la borne automatique et le scanner manuel avec lequel les produits sont scannés directement dans les rayons. Les préférences sont diversifiées. Ainsi, la variété des possibilités est évaluée positivement, car elle permet à chacun·e d’utiliser le moyen le plus adapté. En ce qui concerne les modalités de paiement, les personnes interrogées utilisent exclusivement de l’argent liquide. Cette manière de faire aide à mieux se représenter l’argent dépensé et à faciliter la reconnaissance de la valeur de l’argent. Les participant·es se disent toutefois intéressé·es à disposer d’autres moyens de paiement et/ou à les tester.
Autonomie et apprentissage
De manière générale, le fait de pouvoir faire ses courses dans des commerces facilement accessibles, à pied ou en transport public, est relevé comme important par l’ensemble des participant·es. De l’avis des personnes interrogées, cette activité est essentielle notamment parce qu’elle soutient le développement de l’autonomie. Par ailleurs, un participant explique que cela facilite certains apprentissages importants pour la vie quotidienne, notamment la gestion d’un budget.
Payer à la borne automatique ou utiliser le système de scanner manuel contribue à démultiplier le sentiment d’autonomie. Un participant se déclare content d’expérimenter ces modalités : « ça fait un apprentissage de plus ». Par ailleurs, certaines personnes concernées estiment que l’utilisation du scanner manuel facilite la gestion du budget. La somme totale dépensée figure en effet clairement sur le scanner tout au long des courses.
Importance de l’aide humaine
Passer à la caisse traditionnelle se révèle globalement très apprécié. Un participant déclare qu’il aime entrer en lien et discuter avec le ou la caissière. Il relève également qu’il est plus facile d’obtenir de l’aide dans cette configuration. En effet, la personne à la caisse anticipe généralement les demandes des client·es. Elle questionne elle-même la modalité de paiement prévue, ainsi que le souhait d’impression d’une quittance. A contrario, lors du paiement à la borne, les personnes interrogées expliquent qu’elles doivent requérir elles-mêmes de l’aide lorsqu’elles en ont besoin, ce qui est jugé comme difficile, notamment « lorsqu’on est timide ». La charge cognitive est évaluée comme étant plus importante : « on doit penser à prendre la quittance ». De plus, elles estiment qu’elles ont davantage de risque de se trouver confrontées à une difficulté, par exemple une panne du système ou alors un code-barre introuvable ou inutilisable.
Plus-value de l’information écrite
Un des principaux facilitateurs identifiés lors des passages à la borne et avec l’utilisation du scanner manuel est le fait que les informations soient transmises clairement par écrit. Les prix, ainsi que le total des dépenses, sont facilement identifiables. Un participant explique que lors du passage en caisse, il est plus difficile de lire le total des achats effectués. L’information est donnée par oral par le personnel, mais elle peut être difficile à comprendre. Un autre précise que c’était particulièrement le cas lorsque le port du masque était obligatoire. De plus, le fait d’obtenir l’information par oral implique de devoir la mémoriser afin de préparer suffisamment de monnaie pour le paiement : « après, il faut “resavoir” le montant dans sa tête ».
Confort et aménagement
En ce qui concerne l’aménagement physique, les participant·es estiment qu’il est plus aisé de s’organiser lors du passage à la caisse traditionnelle. Les client·es y disposent de plus d’espace pour poser le panier et ranger leurs courses. Le rythme du tapis est également considéré comme bien adapté. Néanmoins, la présence d’une importante file d’attente peut générer du stress et de l’anxiété. Les personnes interrogées estiment alors devoir exécuter les tâches plus rapidement. Certains participant·es considèrent que le scannage manuel est la modalité qui facilite le plus l’organisation : « je scanne mes produits quand je fais mes courses, je mets les produits dans le sac et je les ressors lorsque j’arrive à la maison ». En ce sens, l’organisation est jugée plus complexe lors des passages à la borne de paiement automatique, car l’espace pour poser le panier et ranger les courses s’avère particulièrement réduit.
Augmenter la participation sociale
Les résultats de l’étude montrent que face à l’hétérogénéité des modalités de passage en caisse et de paiement, les préférences des personnes présentant un trouble du développement intellectuel varient et dépendent de différents facteurs, notamment des aptitudes personnelles et des caractéristiques de l’environnement. Ainsi, maintenir cette diversité constitue une réelle plus-value pour ce public et offre autant d’occasions d’augmenter la participation sociale des personnes ayant des besoins spécifiques.
Un guide interactif en soutien
Afin de soutenir l’autonomisation des personnes avec un trouble du développement intellectuel, ce projet a contribué à développer, en collaboration avec les participant·es, un guide facilitant la présentation des différentes modalités. Ce support numérique interactif détaille précisément les particularités de chacune des modalités et constitue un support pour l’apprentissage. Ce guide est téléchargeable gratuitement en ligne (« logiciel pour apprendre à payer ses courses »).
Références
- Banque Nationale Suisse. (2020). Enquête sur les moyens de paiement.
- Schalock, R. L., Luckasson, R., & Tassé, M. J. (2021). Intellectual disability : definition, diagnosis, classification and systems of supports (12 th ed.). American Association on Intellectual and Developmental Disabilities.
- Truong, U. K. (2021). L’automatisation des caisses : diminution ou intensification du travail. Blog de l’Institut des sciences sociales.
- Schmied, M. & Lude, L. (2022). Déficience intellectuelle et technologies : comment je paie mes courses ? [Travail de bachelor non publié]. Haute école de travail social et de la santé Lausanne.
[1] Ce trouble du neurodéveloppement se caractérise, sur le plan diagnostique, par des limitations significatives du fonctionnement intellectuel et du comportement adaptatif qui apparaissent durant la période développementale (Schalock et al., 2021). Le trouble a des répercussions sur le fonctionnement de la personne tout au long de sa vie. Proposer un accompagnement spécifique et individualisé afin de répondre aux besoins de soutien est nécessaire.
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Laetitia Lude, Marc Schmied, et Aline Veyre, «Scanner soi-même ses courses, aide ou obstacle?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 12 août 2024, https://www.reiso.org/document/12905