Vieillir en montagne : l’enjeu du lien social

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Le vieillissement en montagne transforme les solidarités locales. Entre essoufflement du bénévolat et dynamiques émergentes, le travail social s’impose comme acteur clé des politiques vieillesse à venir.
Par Bénédicte Seifert et Audrey Rosset, collaboratrices scientifiques, HESTS, HES-SO Valais/Wallis
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La célébration du 50e anniversaire de la Haute École et École supérieure de travail social du Valais (HESTS), en 2025, offre l’occasion de revenir sur les moments clés qui ont façonné l’institution et d’esquisser quelques pistes sur son avenir. Ce dossier publié dans REISO met ainsi l’accent sur une diversité de projets menés actuellement en Valais qui illustrent diverses formes de contributions du travail social à la cohésion sociale. Cet article, qui s’intéresse au champ de la vieillesse dans un contexte géographique particulier, est le quatrième de la série.
À l’aune de la transformation de l’espace social montagnard et du vieillissement démographique, de nouvelles recompositions sociales ont cours dans les régions de montagne : augmentation du nombre de personnes de 80 ans et plus vivant à domicile, nouvelles populations s’installant dans ces régions à l’âge de la retraite, diminution des services publics de proximité et des commerces amenant ainsi à un amoindrissement des lieux de sociabilités locales. Basé sur une recherche FNS qui s’intéresse aux manières de vieillir à domicile dans des villages de montagne [1], cet article questionne, d’une part, la place du travail social dans ces régions et, d’autre part, son rôle comme vecteur de changement des politiques vieillesse, territoriale et intergénérationnelle.
Le territoire montagnard étudié est caractérisé par un relatif éloignement des centres urbains, une dispersion des habitations et des traditions locales sociales encore bien présentes. Il est cependant en profonde mutation, et ce de manière hétérogène. Les stations touristiques continuent de se développer, certains villages se densifient et s’urbanisent. De « nouveaux montagnards », plus mobiles, s’y installent (Cretton et al., 2020). Pour d’autres villages, la vie sociale et économique s’éloigne peu à peu vers le bas de la vallée (Palazzo-Crettol et al., 2024). Ainsi, sur le territoire montagnard, les services se révèlent inégalement répartis. Ces nouvelles configurations démographiques viennent modifier le déploiement de la cohésion sociale sur le territoire.
Le bénévolat au cœur des politiques vieillesses locales
L’enquête montre l’importance centrale des solidarités locales, particulièrement familiales, dans le maintien à domicile des personnes très âgées. La famille élargie et le voisinage soutiennent au quotidien les personnes âgées, par des tâches spécifiques (aide au ménage, ou entretien des extérieurs par exemple), ou en maintenant un lien social avec elles (visites ou échanges sur le pas de porte entre autres).
Par ailleurs, il apparaît que des formes d’entraides locales et genrées — que nous avons appelées « bénévolat gris » (Mesnard et al., à paraître) — existent et favorisent également ce maintien à domicile. Le « bénévolat gris » désigne le continuum des activités de bénévolat formelles et informelles, réalisées majoritairement par les femmes âgées. Et pour celles encore actives, en plus et/ou en lien avec leur emploi, à l’image de Mme Volluz [2] (56 ans), responsable d’un lieu d’accueil de jour : « Alors officiellement, je suis engagée pour deux jours par semaine. […] Le reste c’est bénévole on va dire, mais je fais entre quatre ou cinq [jours]. On vient même quand ce n’est pas un jour de travail. »
Ces solidarités maintiennent un tissu social riche dans ces régions, et ce en dépit des contraintes territoriales. Ces engagements apparaissent comme centraux dans ce qui constitue la politique vieillesse locale de ces régions. Les communes comptent — voire se reposent — sur ce bénévolat, selon un principe de subsidiarité, comme le dit cette conseillère communale lorsqu’elle parle du rôle des communes dans le soutien aux personnes âgées : « Nous, on est vraiment là en support, pour aider, renseigner le jour où il y a un problème. » (Mme Brigui, 50 ans)
Les limites d’un système
Cependant, au regard des transformations démographiques précédemment évoquées, ce système se heurte à certaines limites. En effet, ces formes d’entraides semblent moins significatives auprès des personnes disposant d’un réseau de solidarités informelles plus restreint, notamment les personnes non natives, venues s’installer à l’âge de la retraite. Elles tendent ainsi à être plus isolées lorsqu’elles arrivent au grand âge. « Là où je trouve que c’est difficile […], c’est pour ceux qui sont venus ici passer leur retraite. […] S’intégrer à plus de 60 ans c’est hyper difficile. » (Mme Gard, 35 ans, animatrice socioculturelle)
De plus, ce bénévolat — apparenté au travail social — est marqué par une forte dimension genrée et une relative invisibilité. Sans surprise, ce sont majoritairement les femmes de plus de 50 ans qui prennent une part active dans ces formes d’entraides gratuites (Palazzo-Crettol et al., 2022). Or, ces femmes vieillissent et arrivent à un âge où elles pourraient prétendre à être elles-mêmes bénéficiaires de ces mesures. Comme ailleurs, le renouvellement des bénévoles s’avère parfois difficile (Repetti et al., 2022). Mme Trincherini l’exprime : « On doit renouveler toutes les visiteuses, parce qu’elles arrivent toutes à 80 ans. Elles-mêmes le disent : " C’est nous qui devrions bientôt être visitées." » (63 ans, coordinatrice bénévole d’une association locale)
Vers une professionnalisation et des pratiques innovantes ?
Cet essoufflement de l’engagement bénévole place les dynamiques associatives sous tension, nécessitant un soutien pour perdurer. Pourtant, une évolution des pratiques bénévoles est constatée, qui s’apparente à une forme de professionnalisation : elles se transforment et se structurent. Dans certaines communes étudiées, des bénévoles sont dorénavant partiellement défrayé∙es pour leur travail ; des postes de coordination des services sont créés. Mais ces initiatives semblent encore timides et reposent sur un principe de subsidiarité. Il est cependant essentiel que les politiques communales se saisissent de cette question.
Un enjeu central se détache, celui de la manière dont les communes priorisent — ou non — la question du vieillissement et la valorisation du travail accompli, souvent par des femmes, pour permettre aux personnes âgées de vieillir à domicile dans la dignité. Sur cette question, le travail social a indéniablement un rôle à jouer. De plus, ces mécanismes de professionnalisation laissent augurer un avenir pour le travail social dans ces régions. Ils ouvrent une brèche dans laquelle ce dernier pourrait s’insérer, comme le mentionne une animatrice socioculturelle : « [Le travail social] peut mettre en lien, peut réseauter toutes ces associations, il peut coordonner, organiser. » (Mme Haenni, 52 ans)
Le soutien à ces engagements citoyens fait partie des valeurs du travail social. Toutefois, en s’appuyant sur la « culture de l’engagement » et « l’esprit d’entraide » propres aux représentations à l’œuvre dans les milieux ruraux (Gieling & Haarsten, 2017), il renforce indirectement la subsidiarité de l’État et justifie la faiblesse des politiques vieillesse sous prétexte d’une entraide locale supposée suffisante : « Il y a un bon tissu social, les gens ont l’habitude de s’entraider, donc ils n’ont pas besoin forcément d’utiliser des services pseudo-publics. » (M. Tissières, 66 ans, conseiller communal)
Néanmoins, depuis une dizaine d’années, dans le territoire étudié, des postes en travail social se sont créés. Certaines actions visant à favoriser la participation citoyenne sont réalisées comme des balades diagnostic ou des World Cafés [3]. De plus, une offre d’activités de loisirs pour les plus de 65 ans est proposée dans les communes principales. Les professionnelles du travail social rencontrées le disent, penser autrement devient nécessaire pour répondre à la diversification de la population et aux nouveaux besoins des personnes âgées, à l’instar de Mme Haenni (52 ans), animatrice socioculturelle qui souhaite développer un projet d’« animation individuelle » lui permettant de « toucher ces personnes qui sont moins mobiles et qui sont plus enfermées dans la maison, qui peuvent moins sortir ».
Par ailleurs, au-delà de l’innovation des pratiques et de l’encouragement aux solidarités locales, le travail social joue un rôle essentiel de sensibilisation voire de plaidoyer auprès des communes. Il rend visibles les enjeux liés aux personnes âgées de 80 ans et plus, qui apparaissent comme « oubliées » des politiques publiques et de l’action sociale. Il peut se faire force de proposition dans l’élaboration de politiques vieillesses pérennes et de mesures mises sur pied par des professionnel·les et inciter les communes à mettre à disposition des moyens financiers, humains et logistiques suffisants.
Alors, quel travail social pour l’avenir ?
Ces (re)compositions des pratiques professionnelles sur ce territoire particulier viennent finalement poser la question des enjeux pour les collectivités publiques et le travail social. Comment penser le travail social de demain, au vu du vieillissement et de la diversification des populations alpines ? Comment créer des espaces d’attachement à la communauté pour tous et toutes ? Le rôle des professionnel·les doit ainsi être pensé, non seulement au niveau du soutien et de l’accompagnement individuel dans la vie quotidienne, mais également dans le renforcement de la participation et du vivre ensemble, œuvrant au sentiment de « faire communauté » [4]. En effet, « la manière dont on vieillit […] dépend également de l’environnement dans lequel s’opère l’avancée en âge ». (Caradec (2012), cité par Berrocal-Gitto, 2024, p.90)
En considérant le travail social comme « étant le lieu de l’activation et de la restauration du lien social » (De Zotti et al., 2007) une piste à explorer est celle d’un travail social plus communautaire, visant à décloisonner les professions historiques du travail social. En œuvrant dans une logique d’interdisciplinarité et de territorialité, attaché aux différents âges de la vie, le travail social devient un acteur essentiel dans le maintien de la cohésion sociale en montagne.
À l’heure de célébrer les 50 ans de la formation en travail social en Valais, il semble nécessaire de s’interroger sur la place à laisser dans la formation à ces enjeux de territorialité, en l’occurrence montagnard. Comment former les futur·es professionnel·les à faire reconnaitre leurs expertises professionnelles et à se mobiliser pour devenir des acteurs et actrices dans l’élaboration de politiques vieillesse pérennes et inclusives ? Pour les 50 prochaines années, les défis stimulants s’annoncent nombreux.
Bibliographie
- Berrocal-Gitto, S. (2024) Vivre plus longtemps, habiter plus longtemps. In V. Hugentobler (.), Vieillir et habiter autrement (pp. 89-101). Editions HETSL. DOI : 10.26039/1xj4-4h53
- Cretton, V., Boscoboinik, A. & Friedli, A. (2020). À l’aise ici et ailleurs. Mobilités multirésidentielles en zone de montagne : le cas de Verbier en Suisse. Anthropologie et Sociétés, 44(2), 107-126.
- De Zotti, P., Dumont, J-F., & Marty, P. (2007). Regards croisés sur la professionnalisation : enjeux et perspectives. Les dossiers des Sciences de l’Education, 17, 51-64. DOI : 10.3406/dsedu.2007.1101
- Gieling, J., & Haarsten, T. (2017). Liveable Villages: The Relationship Between Volunteering and Liveability in the Perceptions of Rural Residents. Sociologia Ruralis, 57(1),576-597.
- Mesnard, P., Bruttin, L., & Palazzo-Crettol, C. (à paraître) Dans l’angle mort de l’(entr)aide aux personnes âgées dans les territoires de montagne en Suisse : le "bénévolat gris" des femmes. Lien social et politiques.
- Palazzo-Crettol, C., Fassa, F., Repetti, M., & Mozziconacci, V. (2022). Vieilles, où serons-nous ? Nouvelles Questions Féministes, 41(1), 6-14. DOI : 10.3917/nqf.411.0006.
- Palazzo-Crettol, P., Bruttin, L. & Mesnard, P. (2024). Vieillir dans des villages de montagnes tout en étant intégré·es ? In V. Hugentobler et A. Seifert (Eds.), Age Report V : Habiter, vieillir et voisiner (pp. 169-178). Seismo Verlag
- Repetti, M., Mesnard, P., Fassa, F., & Harrison, K. (2022). Utile, mais pas indispensable ? Engagement bénévole des retraités et Covid-19. Gérontologie et société, 44, (167-1), 173-188. DOI : 10.3917/gs1.167.0173
[1] « Vieillir en montagne quand on est une femme ou un homme de 80 ans et plus : une recherche sur les manières d’habiter chez soi. », Fonds national suisse de la recherche scientifique, no 10001A_197355, en collaboration avec le Centre régional d’études des populations alpines (CREPA). Cette enquête qualitative se déroule dans trois vallées du canton du Valais (Entremont, Bagnes et Trient). Les données ont été récoltées par entretiens et observations. Quarante-trois entretiens auprès de personnes âgées de 79 à 100 ans, vingt auprès d’acteurs et actrices locales de l’intégration sociale et huit auprès de responsables communaux ont été réalisés. Plus de cent heures d’observations sur le territoire et au domicile des personnes âgées ainsi qu’un recensement des offres complètent ces données.
[2] Nom d’emprunt. Les noms de l’ensemble des enquêté∙es cité∙es dans cet article ont été anonymisés.
[3] La balade diagnostic est un outil destiné à réaliser un état des lieux d’un environnement urbain. Il est effectué en marchant et permet de récolter les expériences et perceptions de public(s)-cibles(s). Le World Café est un outil d’éducation populaire favorisant l’échange autour de questions ciblées, visant le croisement des idées et l’émergence de solutions collectives.
[4] Hugentobler, V., communication personnelle, colloque « Habiter et vieillir : enjeux, perspectives et alternatives », HETSL, 05.03.2025
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Bénédicte Seifert et al., «Vieillir en montagne : l’enjeu du lien social», REISO, Revue d'information sociale, publié le 9 octobre 2025, https://www.reiso.org/document/14653