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Écouter pour prévenir le passage à l’acte d’abus

Jeudi 02.03.2023
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Outre des actions auprès des mineur·e·s, la prévention des abus sexuels passe aussi par des interventions de niveau secondaire pour éviter le passage à l’acte. La création de lignes d’écoute anonymes en fait partie.

Par Cloé Rawlinson, psychologue, et Hakim Gonthier, directeur, Association Dis No, Lausanne

La problématique des abus sexuels sur mineur·e·s fait l’objet d’une visibilité croissante depuis au moins le début des années 2000, notamment à la suite de certaines affaires qui ont marqué le grand public [1] et amené la problématique sur le devant de la scène médiatique. Dans le milieu académique, l’intérêt pour ce sujet se traduit par une augmentation constante du nombre de publications scientifiques à partir des années 90 [2]. Les estimations indiquent que, dans le monde, 18 à 20 % des filles et 8 % des garçons seraient victimes d’abus sexuels [3]. En Suisse, selon l’étude Optimus [4], 15 % des situations de mauvais traitements envers des enfants concernent une forme de maltraitance sexuelle. Ces chiffres demeurent toutefois sous-évalués car une part conséquente des abus n’est pas reportée.

Si 90 % des auteurs sont des hommes, il est important de noter que les abus intrafamiliaux et dans l’entourage direct [5] restent les plus communs [6]. En outre, un volume considérable d'abus est commis par des enfants ou des adolescents [7]. Ces actes se produisent dans des environnements divers, comprenant le contexte familial ou domestique, les lieux institutionnels tels que les écoles, les organisations religieuses ou les clubs sportifs, ainsi que dans des espaces publics ou virtuels (en ligne donc) [8].

La prévention des abus sexuels

Longtemps, les efforts de prévention des abus sexuels sur mineur·e·s se sont limités aux approches tertiaires (lire encadré ci-dessous). Mis en œuvre par le système judiciaire à destination des auteurs et des victimes, ils surviennent une fois l’acte commis, dans le but d’assurer la sûreté publique et celle de l’enfant abusé, de punir la transgression et prévenir la récidive, et d’offrir une réparation aux victimes [9]. Les démarches en prévention primaire s’adressent, quant à elles, à la population générale ou à des groupes susceptibles d’être affectés par des abus. Privilégiant une visée éducative et de sensibilisation, elles s’appuient sur des facteurs de protection et de risque [10].

Plus récemment, la nécessité d’une approche en prévention secondaire, agissant sur des groupes spécifiques afin de détecter un risque d’abus avant qu’il ne survienne [11], a été mise en avant. En effet, l’intervention ciblée avant le passage à l’acte s’avère essentielle pour éviter de nouvelles victimes et de nouveaux auteurs. Elle permet de passer d’une logique punitive ou de réparation à une prévention située en amont.

La prévention secondaire peut s’opérer auprès de deux groupes. Le premier concerne les individus présentant une attirance envers des mineur·e·s (attirance pédophile ou hébéphile [12]). Ceux-ci prennent généralement conscience de leur attirance durant l’adolescence ou en tant que jeune adulte, d’où l’importance d’intervenir le plus tôt possible. Le deuxième groupe cible les consommateurs·trices de contenu pédopornographique. Ces deux problématiques peuvent coexister chez certaines personnes, bien que cela ne soit pas toujours le cas.

Trois types de prévention

 

  • Prévention primaire

Toute action ayant pour objectif de prévenir le risque d’occurrence d’un abus sexuel. Ce type de prévention peut s’adresser à la population générale, mais aussi à des groupes susceptibles d’être concernés (par exemple la prévention auprès des enfants dans les écoles).

  • Prévention secondaire

Mesures visant à prévenir les abus sexuels de manière ciblée auprès de personnes ayant une propension plus élevée à commettre des abus, de groupes à risque d’être victime d’abus, ou dans des contextes où le risque d’abus sexuels est élevé (par exemple une ligne d’aide anonyme pour les personnes présentant une attirance sexuelle envers les mineur·e·s).

  • Prévention tertiaire

Mesures réactives qui se mettent en place une fois que l’abus sexuel a eu lieu, auprès des auteurs ou des victimes. Les mesures s’adressant aux auteurs consistent principalement en des suivis en milieu pénitentiaire dans un but de prévention de la récidive. Du côté des victimes, la justice réparatrice procure aux victimes l’accès à des soins (suivi psychologique ou psychothérapeutique) ou à une indemnisation, dans le but de compensation du tort moral subi.

Il faut également noter qu’une part importante d’individus ressentant une attirance ne passeront jamais à l’acte [13]. L’amalgame entre personne présentant une attirance envers des mineur·e·s et personne auteure d’abus apparaît fréquemment dans les médias et l’imaginaire collectif. En effet, environ 50% des hommes jugés pour abus sexuel ne remplissent pas les critères diagnostiques cliniques du trouble pédophile [14].

Cet amalgame persistant constitue un frein considérable à la recherche d’aide, car il suggère une inéluctabilité du passage à l’acte et participe ainsi à une stigmatisation accrue des personnes concernées. Cette stigmatisation se traduit par des attitudes négatives et punitives, une distanciation sociale, ou encore des réactions hostiles à l’égard de ces individus dans la population générale, et parfois parmi les professionnel·le·s [15],[16].

La nécessité d’un service anonyme, gratuit et facilement accessible figurent parmi les conditions phares pour la mise en place d’une offre destinée à ces groupes. En effet, le stigmate, la peur de la dénonciation, les sentiments de honte et de culpabilité, le coût financier de la prise en charge, ainsi que la difficulté à trouver des thérapeutes outillés pour traiter la problématique font partie des nombreuses barrières à la sollicitation d’aide [17].

Des exemples de services existants

Depuis quelques années, on observe l’émergence de services de prévention secondaire au niveau européen et international. En Allemagne, le projet Dunkelfeld a montré que l’action préventive par des campagnes médiatiques à large diffusion contribue à atteindre un nombre considérable de personnes avec des attirances pédophiles ou hébéphiles. Le dispositif propose ensuite une prise en charge à travers un programme psychothérapeutique basé sur une méthode cognitivo-comportementale.

Également pionnier dans cette approche, l’organisme Stop it Now ! émerge aux États-Unis en 1992, puis au Royaume-Uni et en Irlande en 2002. Il offre un service d’écoute, de soutien et d’information gratuits, par téléphone et par courriel, ainsi qu’un service de chat en ligne. Il s’adresse aux personnes préoccupées par la problématique des abus sexuels, qu’elles soient directement concernées par une attirance, des pensées ou des comportements envers des mineur·e·s, ainsi qu’à des proches et des professionnel·le·s confronté·e·s à cette problématique.

Des services similaires ont également été créés en Allemagne, en Belgique, en France, en Espagne, aux Pays-Bas, au Canada, ainsi que dans d’autres pays. Ces dispositifs s’ancrent aussi bien dans les domaines institutionnels étatique, judiciaire qu’associatif. Chacun d'eux s’inscrit encore dans un contexte légal, culturel et sociétal qui lui est propre. En revanche, tous ces dispositifs œuvrent à un but commun : participer à la prévention des abus sexuels en agissant auprès des personnes présentant un risque de passage à l’acte.

Création d’un réseau international francophone

L’offre de prévention secondaire se trouve actuellement en phase d’expansion au niveau international. De là apparaît la nécessité de mise en réseau des actrices, acteurs et professionnel·le·s œuvrant dans ces services de prévention, ainsi qu’un partage des savoirs et expertises.

Dans ce contexte, un réseau des lignes d’écoute francophones, destinées aux personnes avec une attirance envers des mineur·e·s ou ayant des fantasmes socialement inacceptables [18], a vu le jour en 2022. Pour formaliser ce regroupement et entériner la collaboration, une journée internationale de la prévention des violences sexuelles s’est tenue le 1er juillet 2022 au Ministère de la Santé, à Paris, sur le thème « Helplines : un appel qui sauve ? ».

À la suite de cette journée, une charte internationale a été signée par les services précités. Son but vise à acter la mise en place d’une collaboration, à définir des valeurs partagées et des standards de travail uniformisés, à s’accorder sur un objectif et un périmètre d’intervention communs. Finalement, cette charte ambitionne de positionner ses organismes signataires en tant qu’entités de référence au sein du réseau.

Les principes de la charte internationale

 

  1. La personne qui nous contacte est le plus souvent en souffrance et est au centre de nos préoccupations.
  2. L’écoute offerte est neutre et sans jugement, afin d’assurer une posture adéquate de l’écoutant·e, les propos échangés sont confidentiels voire anonymes, et les appels non surtaxés, afin d’offrir un accès facilité à toutes et tous.
  3. Les informations et ressources proposées sont fiables et régulièrement actualisées.
  4. La confidentialité des données est garantie.
  5. La protection des mineurs est une priorité : en cas de risque imminent, des mesures seront prises pour garantir la sécurité de la personne menacée.
  6. Les intervenants sont formés et ils sont soutenus dans leurs activités. Ceci inclut la formation initiale et continue, la supervision, des temps d’analyse des pratiques, etc.
  7. Le dispositif est évalué et ses évolutions suivies à travers des indicateurs qualitatifs et quantitatifs, afin de faire évoluer l’offre selon les besoins identifiés.
  8. Les signataires de la charte s’engagent à porter collectivement la charte, ainsi qu’à la diffuser auprès des autorités et personnes compétentes, et à soutenir le développement d’offres similaires dans d’autres pays.

Une réponse collective aux enjeux actuels et futurs

La collaboration se noue principalement autour des défis actuels et futurs des services d’écoute en prévention secondaire. À ce stade, elle est centrée sur les pôles suivants : élaborer et diffuser des référentiels de formation destinés aux intervenant·e·s des lignes d’écoute, développer des projets de recherche, déterminer des critères de qualité labellisés pour ce domaine d’activité et organiser des journées d’étude annuelles au sein des pays dans lesquels les organismes membres déploient leurs activités.

L’identification d’enjeux communs permet de travailler et de réfléchir collectivement à des solutions partagées. Aujourd’hui, ils concernent principalement le fait d’asseoir le rôle et la place des services d’écoute dans la prévention secondaire des abus sexuels, d’assurer la pérennisation et le développement de ces offres, aussi bien en ressources qu’en qualité, et d’améliorer leur intégration dans le réseau de prévention et de soins. En effet, le manque de professionnel·le·s formés dans la thématique complexifie le travail d’orientation des bénéficiaires vers un suivi spécialisé.

Les collaborations internationales entre services similaires sont appelées à s’intensifier dans les années à venir, afin de mieux saisir les réalités et de répondre aux besoins spécifiques des individus et des familles concernées. Il est nécessaire de les compléter localement avec les actrices, acteurs et professionnel·le·s des secteurs adjacents. Elles et ils peuvent intervenir aussi bien dans la prévention (addictions et santé sexuelle), la répression (brigades des mœurs et de criminalité informatique), qu’en matière de traitements psychothérapeutiques destinés à cette population. C’est en limitant le travail en silo, en unissant les forces, savoirs et compétences, en favorisant une collaboration entre les différentes entités et de manière intégrée que le champ de la prévention des abus sexuels sur mineur·e·s pourra remplir sa mission de façon optimale.

L'association Dis No

Dis No est une association à but non lucratif qui a pour mission de prévenir la maltraitance et les abus sexuels envers les enfants. Elle est active en Suisse romande. Lors de sa création, sa mission consistait à apprendre aux enfants à « dire non » face à un abuseur. Après quelques années d’activité, ayant acquis la certitude que la prévention ne peut pas reposer uniquement sur l’information donnée aux enfants et les mesures mises en place pour éviter les récidives, Dis No a cherché d’autres pistes de prévention.

En 2014, l’association a développé une approche préventive novatrice et s’adresse désormais aux adultes ou adolescent·e·s qui ressentent une attirance ou des fantasmes sexuels envers des enfants, mais qui n’ont jamais commis d’actes d’ordre sexuel sur un enfant. Le but de cette démarche est de contribuer à éviter de premiers passages à l’acte d’abus sexuel envers des enfants.

Voir le site internet de l'association

Références

[1] Notamment l’affaire Dutroux dans les années 90 en Belgique et l’affaire Evrard en France dans les années 2000

[2] Environ 400 publications par an dans les années 90, jusqu’à plus de 2’800 publications sur le thème des abus sexuels en 2021 sur PubMed

[3] Stoltenborgh, M. et al. (2011).

[4] Observatoire de la maltraitance envers les enfants, étude Optimus

[5] C’est-à-dire commis par des proches ou des membres de la famille, du cercle amical, du voisinage.

[6] Cant, R. L., Harries, M., & Chamarette, C. (2022).

[7] El-Murr, A. (2017).

[8] Stoltenborgh, M. et al. (2011).

[9] Van Horn, J. et al. (2015). Cant, R. L., Harries, M., & Chamarette, C. (2022). Knack, N., Winder, B., Murphy, L. & Fedoroff, J. P. (2019).

[10] Cant, R. L., Harries, M., & Chamarette, C. (2022).

[11] Van Horn, J. et al. (2015). Knack, N., Winder, B., Murphy, L. & Fedoroff, J.P. (2019).

[12] Portant sur les adolescent·e·s.

[13] Cant, R. L., Harries, M., & Chamarette, C. (2022).

[14] Knack, N., Winder, B., Murphy, L. & Fedoroff, J. P. (2019). Seto, M. C. (2008).

[15] Imhoff, R. (2015). Punitive attitudes against pedophiles or persons with sexual interest in children: Does the label matter?. Archives of sexual behavior, 44(1), 35-44.

[16] Jahnke, S. (2018). Emotions and cognitions associated with the stigma of non-offending pedophilia: A vignette experiment. Archives of Sexual Behavior, 47(2), 363-373.

[17] Levenson, J. S., Willis, G. M. & Vicencio, C. P. (2017).

[18] Il regroupe les pays et services suivants : Stop des Criavs (France), SéOS (Belgique), Stop it Now ! Bruxelles (Belgique), ça suffit (Québec), et Dis No (Suisse).

Comment citer cet article ?

Cloé Rawlinson et Hakim Gonthier, «Écouter pour prévenir le passage à l’acte d’abus», REISO, Revue d'information sociale, publié le 2 mars 2023, https://www.reiso.org/document/10368