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Le personnel de nettoyage sort de l’ombre

Lundi 16.09.2019
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Les mouvements de grève se multiplient dans le secteur du nettoyage. Mal reconnu·e·s, de nombreux salarié·e·s de la branche (une majorité de femmes) ont vu leur statut encore précarisé par l’externalisation de leur poste de travail.

Par Viviane Gonik, ergonome, spécialiste de la santé au travail et coordinatrice de l’Association Métroboulotkino, Genève [1]

Cette année les nettoyeurs et nettoyeuses sont sortis au grand jour, se mobilisant à plusieurs reprises [2] pour dénoncer leurs conditions de travail. Femmes de chambre des hôtels, nettoyeur·se·s de bureaux, de salles de classes, de couloirs d’hôpitaux, de toilettes publiques, de chantiers ou d’immeubles… on ne les aperçoit qu’entre deux portes, au détour d’un couloir d’hôtel ou d’hôpital; ailleurs, elles et ils sont invisibles, travaillant tard le soir ou tôt le matin. Le personnel de nettoyage effectue un travail qui ne se voit que lorsqu’il n’est pas fait. Par leur mobilisation et leurs grèves, ils et elles rompent peu à peu avec leur invisibilité.

Le secteur du nettoyage est jeune et a connu ces dernières décennies une expansion spectaculaire. En Europe, il a généré en 2014 un chiffre d’affaires de 73,9 milliards d’euros, avec près de 171 560 entreprises et 3,39 millions de salarié·e·s [3]. Entre 1995 et 2007, en France, le nombre d’entreprises de nettoyage progressait de 62%, quand le chiffre d’affaires sectoriel affichait +106% et le nombre de salarié·e·s +55% [4].

Né de la tertiarisation de l’économie, le secteur s’est accru avec le développement des politiques de sous-traitance adoptées par des entreprises «allégées». Dans le but de réaliser des économies, la plupart d’entre elles – publiques et privées – ont choisi d’externaliser toutes les tâches ne faisant pas partie de leur cœur de métier. Comme le nettoyage, dont les salarié·e·s sont devenu·e·s des «travailleurs du dehors» loués, prêtés, mal reconnus dans leurs conditions de travail comme dans leur dignité.

En Suisse romande, on compte ainsi 550 entreprises de nettoyage employant quelque 17 000 salarié·e·s [5]. Le canton de Genève comptabiliserait à lui seul près de 250 sociétés salariant environ 7000 personnes. «Presque caricatural à force de concentrer les précarités» [6], le nettoyage fait appel à une main d’œuvre très largement féminine et non qualifiée. Les problématiques liées au travail féminin – précarisation, temps partiel subi, très petit salaire, absence de qualification et d’évolution professionnelles – s’y retrouvent par conséquent amplifiées. Et se cumulent avec celles liées à l’immigration, voire à l’absence de statut légal.

Un emploi à risques

Dans l’activité sous-traitée du nettoyage, les salarié·e·s sont pris·es entre deux feux: leur employeur et le client-donneur d’ordre [7]. Ce sont les demandes de la clientèle qui déterminent largement l’ensemble des conditions de travail du personnel en ce qui concerne tant l’aménagement des horaires que la durée des contrats. La journée est la plupart du temps découpée en deux blocs, tôt le matin et tard le soir. Dans ce contexte, les salarié·e·s doivent composer entre la nécessité économique d’obtenir davantage d’heures de travail et la recherche tout aussi impérieuse d’une concordance des temps sociaux.

Les femmes tout particulièrement subissent à la fois le temps partiel, dont la durée n’est généralement pas négociable, et des horaires de travail atypiques. Lorsque les sociétés proposent des temps pleins, ils sont accordés majoritairement aux hommes. Les femmes sont le plus souvent en charge du nettoyage d’entretien, moins bien rémunéré et moins reconnu que le nettoyage spécifique ou de chantiers la plupart du temps accordé aux hommes.

Au-delà de la précarité des conditions de travail, l’activité de nettoyage comporte de nombreux risques pour la santé, sans parler des accidents en nette augmentation. Selon une enquête belge, 74% des salarié·e·s du secteur se plaignent de douleurs articulaires, les fameux troubles musculo-squelettiques (TMS) [8]. Longue est la liste des tâches pénibles, des postures inconfortables sans cesse répétées: manutentions lourdes des poubelles et autres conteneurs, du matériel d’entretien… On se baisse pour nettoyer, ramasser, pousser des petits meubles. On frotte en s’appuyant sur les poignets, les bras, les épaules. On tient les bras levés pour nettoyer les vitres. On monte et on descend constamment des escaliers, on parcourt des kilomètres carrés de surfaces à nettoyer… En outre, le matériel est souvent inadéquat ou défectueux (les chariots qui roulent mal…). Le travail dans le nettoyage sollicite les corps et les use parfois prématurément.

Par ailleurs, il ne semble pas que les conditions d’exercice du nettoyage fassent l’objet d’une réflexion particulière de la part des concepteurs de locaux: on peut citer les couloirs inadaptés au passage des chariots, les ascenseurs trop étroits ou encore l’éloignement des points d’eau, des locaux à poubelles ou d’entreposage du matériel.

Enfin, les employé·e·s du nettoyage utilisent souvent de nombreux produits – décapants, détartrants, détergents, dégraissants, désinfectants et autres – susceptibles de contenir des substances chimiques potentiellement dangereuses pour la santé (irritations, brûlures, allergies, intoxication, gêne respiratoire). Comme l’illustre Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Inserm, l’Institut français de la santé et de la recherche médicale: «On commence par prendre un nettoyant pour vitres qui contient plusieurs éthers de glycol. Puis on va se servir d’un décapant qui contient des acides forts, puis d’un produit pour dépoussiérer qui contiendra plusieurs produits chimiques» [9].

On peut également pointer du doigt les anticalcaires contenus dans la plupart des détergents industriels dont certains composants sont très irritants pour les yeux ou la peau et provoquent des troubles intestinaux. Des études ont mis en évidence un lien entre une apparition ou une aggravation de l’asthme et l’utilisation de l’ammoniac, de l’eau de javel et de produits de nettoyage, notamment sous la forme de sprays. Selon les lieux d’intervention, les salarié·e·s peuvent de surcroît être exposé·e·s à des risques spécifiques, comme les infections en milieu hospitalier.

Une dignité refusée

La recherche de rentabilité à tout prix influe sur les questions sanitaires et de sécurité au travail. Le choix du matériel et des produits d’entretien s’effectue en fonction du prix, sans attention pour leurs effets sur la santé des salarié·e·s. Par ailleurs, quand il faut «faire vite», il est difficile, voire impossible de porter un équipement de protection – rarement fourni par l’employeur. Et les employé·e·s sont rarement formé·e·s à l’utilisation correcte des produits qu’ils ou elles manipulent, pas plus qu’aux risques encourus en cas de mélange.

Concurrence, dureté des marchés et accroissement des marges conduisent les entreprises de nettoyage à baisser constamment leurs charges et donc le temps accordé aux agents pour faire leur travail. Beaucoup d’entre elles n’hésitent pas à violer la loi – y compris sur des marchés publics! A Genève, Etat et communes participent au dumping social et salarial qui règne dans ce secteur précaire. La citation qui suit illustre bien cette augmentation des cadences: «C’est de l’esclavage, je le dis franchement… je faisais 5h-8h15 toute seule, vous vous imaginez la totalité des locaux. En trois heures un quart, il fallait faire tout ça… ils ont donné le poste à quelqu’un d’autre et ils ont baissé ses heures, la personne [avait] deux heures et demie pour faire tous les locaux! Ce n’est pas possible!» [10]

Dans les hôtels, les femmes de chambre doivent nettoyer de 20 à 24 chambres par jour: soit faire le lit, changer les draps, nettoyer la salle de bain, vider les poubelles, passer l’aspirateur, enlever la poussière en 10 ou 20 minutes par chambre, selon le standing de l’hôtel. A Genève, des femmes de chambre soutenues par les syndicats ont dénoncé leurs conditions de travail: «On n’arrivait pas à tenir les horaires… Il arrivait que l’on ait accumulé 110-120 heures en un mois et le chef refusait de nous payer davantage que 70-80 heures.» [11]

Les employé·e·s de nettoyage se sentant souvent mal considéré·e·s, regardé·e·s de haut par les usagers ou les salariés des entreprises. «C’est peut-être dans le regard que les autres ont sur nous… Un aspect péjoratif dans le sens: ‘c’est du nettoyage, bon ils ne sont pas trop évolués, c’est un peu des sous métiers’». Une revalorisation de ces métiers a été tentée en modernisant leurs noms, pour éviter de parler de saleté: «techniciens de surface», «agents de propreté». Les salarié·e·s s’en retrouvent doublement méprisé·e·s: une première fois par un travail si peu reconnu, une deuxième fois par des organisations qui les nient et leur renvoient l’indignité de leur activité, si flagrante qu’on ne peut l’appeler par son nom [12].


[1] Article écrit pour Le Courrier et pour REISO.

[2] A travers notamment les grèves des salariée·e·s d’Orgapropre et d’Onet, à Genève, et la grève féministe du 14 juin, ndlr.

[3] Rapport Feni (Fédération européenne du nettoyage industriel), éd.  2016.

[4] Frédérique Barnier, «Emploi précaire, travail indigne: condition salariale moderne dans le nettoyage», revue ¿Interrogations?, N°12, juin 2011, bit.ly/2mfDfx3

[5] Chiffres CPPREN (Commission paritaire pour le secteur du nettoyage en bâtiment) pour la Suisse romande.

[6] Jean-Michel Denis, «Dans le nettoyage, on ne fait pas du syndicalisme comme chez Renault», Politix, n°85, 2009/1, pp. 105-126.

[7] Marianne de Troyer, Guy Lebeer, «La précarité des ouvrières du nettoyage en Belgique. Des réponses collectives à la dérégulation», Travail, genre et société, 2013/1. N°29.

[8] Cf. Service public fédéral Emploi, travail et concertation sociale (Belgique): www.emploi.belgique.be, «Prévention des troubles musculo-squelettiques pour le personnel du nettoyage», 2017.

[9] Cf. Nolwenn Weiler, «Femmes de ménage: un métier à hauts risques toxiques oublié par l’écologie», Basta mag, avril 2014.

[10] Barnier, op. cit.

[11] Tribune de Genève, 17.03.2016

[12] Dominique Lhuillier, «Le sale boulot», Travailler n°14, 1999, pp. 73-98.

Comment citer cet article ?

Viviane Gonik, «Le personnel de nettoyage sort de l’ombre», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 16 septembre 2019, https://www.reiso.org/document/4921