Créer, jouer, se lier, une aventure pour aller mieux
Développé en collaboration avec des jeunes en souffrance psychique dans le cadre d’un projet pionnier mobilisant les codes vidéoludiques à visée thérapeutique, le jeu « Groovy Park » vise à renforcer le bien-être et à créer du lien.
Par Angelika Güsewell, directrice de la recherche, HEMU – Haute école de musique (HES-SO), Emilie Bovet, maître d’enseignement, HESAV – Haute école de santé Vaud, (HES-SO), et Marine Kneubühler, chercheuse affiliée au laboratoire THEMA, Institut des sciences sociales, Université de Lausanne, chargée de projet de recherche, HEMU (HES-SO)
Les jeux vidéo peuvent constituer des ressources pour les jeunes en difficulté, voire en décompensation psychologique. S’ils sont un possible facteur de risque pour la santé physique et mentale en cas de pratique excessive, ils disposent aussi d’un potentiel thérapeutique : ils stimulent l’imaginaire, soutiennent la vie affective et cognitive, et favorisent la relation d’aide dans les psychothérapies, en particulier auprès des adolescent·es et jeunes adultes (e.g. Cox et al, 2017 ; Leroux, 2019 ; DeSmet et al., 2014).
Depuis plusieurs années, des développeur·ses indépendant⸱es se penchent sur les conditions de création et d’usage des jeux vidéo, et se responsabilisent vis-à-vis des joueur⸱euses. Des objets ludiques novateurs pensés autour des notions de bien-être, de santé et d’éthique, défient les standards classiques et les modèles dominants de la sphère du divertissement numérique. Dans ce registre, les wholesome games proposent une ambiance reposante et légère, les slow games comptent une fréquence d'interaction minimale — un mouvement par jour —, et les scénarios des empathy games reposent sur des histoires profondes et touchantes. Les cosy games mettent l'accent sur la non-violence et la détente, les zen games sont conçus pour favoriser la relaxation, la concentration et la conscience de soi, et les care games stimulent la compassion, le pouvoir d’agir, l’expression émotionnelle et la coopération, tout en réduisant le stress et en renforçant les relations positives (Celeste, 2022 ; Lefebvre-Thillier, 2024).
C’est dans ce contexte qu’est né le projet interinstitutionnel [1] « Amuze-toi ! », qui visait le co-développement d’un care game musical avec une quinzaine de jeunes âgé⸱es de 18 à 22 ans, fréquentant un lieu de soins pour adolescent·es et jeunes adultes souffrant de troubles psychiques. Ce jeu vidéo bienveillant favorise le bien-être, la coopération, la confiance en soi, l’expression émotionnelle et les interactions positives à travers la création musicale.
Des adolescent·es en souffrance
Une étude récente [2] menée par le Centre universitaire de médecine générale et santé publique Unisanté (Barrense-Dias, Chok, & Surís, 2021) a examiné la prévalence des troubles mentaux chez des adolescent⸱es âgé⸱es de 14 à 19 ans en Suisse et au Liechtenstein : 45 % des 2’038 jeunes interrogé⸱es rapportent un faible bien-être émotionnel, un tiers une faible estime de soi, 37 % souffrent de dépression et/ou d'anxiété, 45,7 % déclarent des idées suicidaires et 8,7 % ont effectué une ou plusieurs tentatives de suicide. Dans l'ensemble, il s’agit de taux de prévalence largement supérieurs à ceux observés précédemment. La pandémie de Covid-19 y a contribué mais, selon les auteurs et autrices de l’étude, elle n’a fait qu’accentuer une tendance déjà présente.
La santé mentale des jeunes constitue donc une préoccupation majeure en matière de santé publique. La Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse a ainsi réclamé, dans un papier de position en mars 2024, des actions fortes et durables, telles que la collecte de données et monitoring, des mesures structurelles et actions sur les déterminants de la santé, des mesures de prévention et d’intervention précoces, ainsi que l’élargissement des offres de prise en charge. Elle a également souligné l’importance de la participation et de l’implication des jeunes, recommandant notamment « d’encourager leur intégration dans des recherches participatives, de les impliquer de manière systématique dans l’élaboration des offres » (Galley, 2025).
Faire émerger les attentes et les préférences
Au printemps 2023, un premier atelier participatif a offert un espace de discussion et d’expérimentation autour de la musique et des jeux vidéo. Une discussion collective et un questionnaire individuel ont contribué à recueillir les préférences des participant·es concernant les jeux vidéo et l’usage de la musique à des fins ludiques ou thérapeutiques. Ces échanges ont révélé des attentes récurrentes : un univers doux et rassurant, la possibilité de s’exprimer par la musique, des interactions optionnelles mais enrichissantes, une approche inclusive et une place pour la créativité. Les tests de jeux existants ont permis d’observer le plaisir des jeunes, leur engagement et les dynamiques relationnelles.
À partir de ces données, cinq scénarios de jeu intégrant musique, créativité et coopération ont été élaborés par l’équipe d’un studio digital professionnel, et soumis à l’appréciation des jeunes, des chercheur·euses, des professionnel·les de santé et d’un groupe témoin de jeunes en bonne santé mentale. Le scénario « Dialogue Musical », basé sur des échanges musicaux entre des avatars dans un univers doux et inclusif, a recueilli une adhésion quasi unanime de tous·tes les jeunes impliqué·es dans l’étude.
Mobiliser les compétences vidéoludiques des jeunes
Le développement de « Groovy Park » s’est étendu de l’été 2023 à l’automne 2024, avec sept ateliers dans le lieu de soin fréquenté par les jeunes en souffrance psychique. Deux ateliers supplémentaires ont été menés dans une unité psychiatrique de soins aigus, avec des adolescent·es désirant tester le prototype du jeu.
Les jeunes ont été impliqué⸱es dans chaque étape, afin de définir les moindres détails. En matière de design visuel, iels se sont par exemple prononcé·es sur l’apparences des avatars (vêtements, coiffures), les lieux et les paysages. Pour l’environnement sonore, iels ont contribué à la création d’ambiances musicales variées, de sons de nature et à la conception d’un séquenceur pour composer des morceaux. Concernant le gameplay [3], les jeunes ont donné leur avis sur les activités du parc (création d’avatars, composition collective, musique live, piste de danse, et interactions diverses avec les autres avatars).
L’inventivité des jeunes a enrichi le jeu de nombreuses idées originales. Iels ont par exemple proposé d’ajouter une carte pour mieux se repérer, ainsi qu’une fonction « baladeur » signalant aux autres que l’avatar écoute de la musique et est temporairement indisponible pour interagir. Leur vigilance quant à l’inclusivité a conduit à ajouter le pronom iel pour désigner son avatar. Enfin, iels ont choisi le nom du jeu : Groovy Park.
Premiers retours et ajustements
Un premier prototype stable a donc été finalisé à la fin de l’été 2024. Dès septembre, des tablettes équipées du jeu ont été fournies aux deux lieux de soins, accompagnées de fiches explicatives pour guider les équipes soignantes et encadrantes. Après un mois, celles-ci ont partagé leurs constats. L’intégration du jeu a été rapide, avec des usages variables selon les lieux : souvent utilisé en groupe, il a aussi fait des adeptes de jeu en solo, notamment pour celleux qui ont tendance à s’isoler.
Des remarques concrètes des jeunes ont permis d’identifier des pistes d’amélioration, comme l’ajustement de certaines fonctionnalités ou la résolution de bugs techniques. Les soignant·es ont par ailleurs entamé l’exploration de ses usages thérapeutiques, en l’intégrant à des ateliers de musicothérapie ou en le proposant comme support d’interactions sociales.
Prendre soin et créer du lien
Au début de 2025, une phase de test plus longue a été lancée dans l’unité de soins aigus. Des sessions de jeu de 45 minutes ont été proposées chaque lundi aux jeunes en mesure d’y prendre part. L’observation de ces séances a contribué à documenter les interactions entre jouer·euses, ainsi que l’impact de Groovy Park sur la dynamique collective et le bien-être psychique. Si le profil des participant·es, leur nombre et l’atmosphère ont varié d’une semaine à l’autre, quelques tendances ont néanmoins émergé.
Globalement, les jeunes expriment une appréciation enthousiaste. Même celleux d’abord réticent⸱es sont parvenu⸱es à s’y engager selon leur sensibilité. La plupart d’entre elleux a pris en main le jeu par exploration et l’a jugé facile d’utilisation, y compris des individus peu familier·ères de l’univers vidéoludique. La présence et la médiation d’une personne encadrante s’est avérée essentielle, en particulier pour répondre au besoin d’attention et de validation exprimé par certain·es. Les encouragements sur la créativité et la concentration maintenue durant toute l’activité ont largement contribué à une dynamique de groupe positive.
Des interactions riches et variées ont été observées à chaque séance, tant à l’intérieur du jeu via les avatars, qu’au dehors à travers des échanges de vive voix. Les jeunes qui connaissaient déjà le jeu ou l’avaient rapidement compris initiaient souvent ces interactions. Celles-ci ont par exemple porté sur l’apparence des avatars, l’envie d’identifier qui contrôlait quel avatar, la création de musique, les déplacements communs vers certaines zones du parc, ou encore des actions collectives comme chanter ensemble, danser, se poursuivre ou jouer à cache-cache… Même les jeunes qui jouaient en solo ont semblé bénéficier de la présence d’autres avatars dans le jeu. Enfin, il a été noté que plus l’interaction durant la phase de jeu était intense et positive, plus les jeunes qui y avaient participé ont discuté ensemble après la séance (Kneubühler, Bovet et Güsewell, 2025).
Une innovation participative au service du soin
« Groovy Park » a ainsi été développé dans le cadre d’une recherche-action collaborative qui a impliqué un groupe de jeunes en souffrance psychique à toutes les étapes du processus. En adressant trois besoins humains fondamentaux — sentiment d’appartenance, d'autonomie et de compétence (Ryan & Deci, 2000) — ce processus collaboratif a contribué à l’accompagnement proposé dans les lieux de soin avec lesquels nous avons collaboré.
Cette création numérique n’est pas un dispositif médical au sens de la réglementation suisse et européenne. S’il a été mobilisé dans un contexte thérapeutique durant son développement, cet objet ludique pourrait tout aussi bien s’intégrer dans d’autres contextes rassemblant des jeunes. Pensé autour des notions de bien-être, de santé et d’éthique, ce jeu vidéo bienveillant permet d’aménager un espace en marge des cadres institutionnels pour expérimenter, créer, partager et se (re)connecter aux autres en tant que sujet compétent.
À l’aune de la dualité entre « game » et « play » — le game désignant le cadre général du jeu, ses règles et les stratégies qu’il autorise, et le play les manières de jouer, les improvisations et l’appropriation des rôles qui actualisent sa forme concrète — « Groovy Park » apparaît fondamentalement comme un « objet transitionnel » (Winnicott, 1975). Ses modalités d’usage sont toujours à (re)définir, en fonction des contraintes situationnelles, de la dynamique du moment et des besoins des jeunes. Mais assurément, en invitant au play, il invite à créer du lien au service du soin.
Références
- Barrense-Dias, Y., Chok, L., & Surís, J. C. (2021). A picture of the mental health of adolescents in Switzerland and Liechtenstein. Lausanne, Unisanté – Centre universitaire de médecine générale et santé publique (Raisons de santé 323).
- Celeste (2022, 20 mars). Care games et santé mentale. In Game’Her [page web].
- Cox, A., Danilina, O., Fonesca. A., & Johnson. (2017). The effectiveness of serious video games on mental health related outcomes: Systematic review. Proceedings of CHI PLAY 2017.
- Galley, L. (2025, 10 février). Santé mentale des jeunes: quelles priorités? REISO, Revue d'information sociale.
- Kneubühler, M., Bovet., E., & Güsewell, A. (2025). La forme minimale du lien. Care game musical et monde commun chez des adolescents en souffrance psychique. La revue du MAUSS. 66(2), 315-335
- Lefebvre Thillier, N. (2024). L’éthique du care et de la sollicitude dans les jeux vidéo contemporains : quelles nouvelles perspectives ? À l’épreuve, 10.
- Ryan, R. M., & Deci, E. L. (2000). Self-determination theory and the facilitation of intrinsic motivation, social development, and well-being. American Psychologist, 55(1), 68–78.
- Winnicott, D. W. (1975). Jeu et réalité. Paris, Gallimard.
[1] Ce projet a été mené par des chercheur⸱es de trois Hautes écoles spécialisées du canton de Vaud, l’HEMU, HESAV et la HEIG-VD, en partenariat avec ViaCam Sàrl et le studio digital Tourmaline (Genève).
[2] Financement UNICEF Suisse et Liechtenstein
[3] Ensemble des mécaniques et des interactions proposées par un jeu vidéo, définissant la manière dont le joueur interagit avec l’univers du jeu.
Cet article appartient au dossier Solidarité et lien social
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Angelika Güsewell et al., «Créer, jouer, se lier: une aventure pour aller mieux», REISO, Revue d'information sociale, publié le 17 novembre 2025, https://www.reiso.org/document/14847
