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De la nécessité de parer à l’illettrisme émotionnel

Jeudi 25.05.2023
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Largement absentes des formations aux métiers de l’humain, les émotions dérangent. Pourtant, renouer avec ses propres émotions pour ensuite mieux composer avec celles des autres paraît essentiel aux professionnel·le·s de l’intervention sociale.

Par Chantal Furrer Rey, formatrice d’adultes, animatrice socioculturelle, maître d’enseignement à la HES en travail social, FormAction, Sierre [1]

Quelle est l’importance de développer ses aptitudes à contacter l’environnement émotionnel pour les professionnel·le·s de l’intervention sociale ? Est-il essentiel de percevoir, sentir et comprendre les émotions, tant chez soi que chez les autres, lorsque l’on travaille avec l’humain ? Cet article se veut un plaidoyer à oser les accueillir, personnellement et chez l’autre, à prendre le risque de partager ce vécu émotionnel, comme élément vital et aidant dans la relation professionnelle et dans la co-construction du changement.

Si les compétences émotionnelles sont développées durant les deux premiers niveaux scolaires, entre 4 et 6 ans, elles restent pour l’instant encore trop absentes des programmes de l’enseignement primaire et secondaire. Ceux-ci privilégient l’accumulation de formes de savoirs essentiellement intellectuels, utiles aux futur·e·s travailleuses et travailleurs, citoyennes et citoyens.

On pourrait s’attendre à voir réapparaître la conscience et la compréhension des ressentis corporels et émotionnels ainsi que l’exercice pratique des compétences relationnelles dans la formation de base des métiers de l’humain (travail social, soins infirmiers, enseignement). Or, cela s’avère rarement le cas. Une exception importante et récente est à saluer cependant : le nouveau programme d’études cadre de la filière travail social de la HES-SO [2] inclut, depuis 2021, un nouveau module de formation faisant la part belle à l’engagement émotionnel et corporel, grâce à des ateliers pratiques impliquant la conscience de soi et les savoir-être des étudiant·e·s.

En parallèle à l’entrée en force des valeurs et méthodes du nouveau management public dans la gestion administrative ainsi que dans la direction de certaines institutions sociales et de formation, les intervenantes sociales et intervenants sociaux voient parfois leur métier tendre vers une vision de l’humain très clivée. La raison y occupe le centre, les expressions émotionnelles et corporelles sont craintes pour leurs potentiels débordements, chez les bénéficiaires comme chez les professionnel·le·s.

Sur la base de méthodes issues essentiellement des courants cognitivo-comportementalistes, les intervenants sociaux et intervenantes sociales ramènent les personnes en difficulté de la marge vers le centre, avec la plus grande bienveillance. Pour ce faire, il est nécessaire de « gérer », de ne pas se laisser dépasser, toucher, envahir, de ne pas se dévoiler non plus, d’assurer une distance « professionnelle » nécessaire à exercer l’aide, demandée ou contrainte. Le cadre précède alors la relation : il s’établit au premier abord sur une tonalité de méfiance implicite qui configure l’ensemble du champ relationnel. Cette tendance se trouve renforcée par un contexte de contrôle imposé par les assurances, de chasse aux fraudeurs notamment.

Quand l’émotion devient pathologique

Dans cette logique gestionnaire, les émotions sont régulièrement perçues comme des obstacles à l’intervention plutôt que considérées comme une part vitale de l’expérience et de la connaissance humaines. Une telle méfiance à leur égard se comprend si l’on observe le contexte dans lequel ces peurs naissent et sont encouragées. L’émotion est vécue comme une occurrence incontrôlable, inutile, et ses débordements peuvent mener au pire : la tristesse conduirait au suicide, la colère à la violence, la peur à des troubles anxieux ; Enfin, ces émotions dites « négatives » pourraient, sans contention, aboutir à des formes de maladies psychiques.

La question se pose : dans quelle mesure le diagnostic choisit-il sa cible ? Ce serait non pas la société qui aurait cessé de sentir, qui s’empêcherait de ressentir, qui serait « hyposensible », mais toutes les personnes qui ressentent avec « trop » d’intensité leur environnement et ne contrôlent pas suffisamment leurs affects qui seraient diagnostiquées « hypersensibles ». L’hypersensibilité entre peu à peu au rang de pathologie, de « débordement » qui dérange et qu’il s’agit de médicaliser. C’est une source de souffrance pour les personnes très sensibles de vivre dans un environnement qui se distancie autant des ressentis, dans une société qui confond violence et colère, dépression et tristesse.

Les personnes accompagnées sont le plus souvent précarisées, désocialisées, blessées ; tout comme les professionnelles du travail social, elles vivent leur situation avec tout leur être-au-monde, perceptions, émotions, croyances. La relation d’accompagnement ne peut s’établir que dans la rencontre de l’autre, dans l’entier de son vécu, dans l’échange des expériences, des valeurs et des ressentis. Dès lors, dans un contexte sociopolitique et institutionnel réfractaire au vécu émotionnel, comment investir le rôle d’accompagnement social et s’engager dans la relation avec tout ce qui constitue notre humanité (nos savoirs, nos valeurs, notre imaginaire, nos émotions) ? Et comment accueillir les personnes dans ce qu’elles vivent, tout en les aidant à traverser les crises, les obstacles et à devenir actrices de changement ? Ce questionnement se situe dans une compréhension holistique et phénoménologique de l’expérience humaine. L’engagement émotionnel peut s’étayer des apports de la gestalt-thérapie en termes de posture dans le contact, et du courant humaniste avec les travaux de Carl Rogers (approche centrée sur la personne), de Marshall Rosenberg (fondateur de la Communication non violente) et d’Isabelle Filliozat.

De plus, les principes de base de l’éducation populaire invitent à ramener la question de l’engagement au niveau collectif. En tant que travailleurs et travailleuses sociales, il s’agit de lutter au niveau collectif contre ce que l’on pourrait nommer « l’illettrisme émotionnel ». Celui-ci se répand dans toutes les couches de la société, nourri par des formes de scolarité identiquement pauvres en approches émotionnelles et par des milieux professionnels défavorables à la communication émotionnelle.

Dès lors que les émotions restent méconnues, les croyances disposent d’une grande latitude pour régir les comportements. Dans la perspective d’une réhabilitation et d’une revalorisation des émotions, il s’avère utile, pour les intervenants et intervenantes sociales, d’approfondir leurs connaissances à leur sujet : à quoi servent les émotions ? Comment émergent-elles ? Comment les reconnaître ? Les décrire ? Quels mots mettre sur ces sensations ? Qu’est-il possible d’en communiquer et comment ?

Comprendre ses émotions, accueillir celles de l’autre

Grâce aux échanges de vécus et aux expérimentations, la formation continue professionnelle génère une prise de conscience collective et une co-construction de nouvelles postures. Dans un ouvrage simple et salvateur, Isabelle Filliozat explicite la fonction positive des émotions. Il a aidé l’autrice de cet article à comprendre et à déconstruire les représentations sociales et culturelles qu’elle avait assimilées.

Son parcours dans l’apprentissage de la gestalt-thérapie a également aidé à intégrer cette nouvelle compréhension des émotions dans les interactions, dans la communication à autrui. Sur cette base, diverses formations continues sur le développement de l’engagement émotionnel dans la relation d’accompagnement ont été conçues. Des apports issus des courants humanistes soutenant sa posture y sont intégrés : éducation populaire, communication non violente et gestalt-thérapie.

Une formation à l’engagement émotionnel commence par la déconstruction des croyances et représentations relatives aux émotions. Il s’agit tout d’abord de comprendre comment naissent les émotions, de différencier stimulus extérieur et ressenti, de connaître la fonction positive des émotions, de découvrir en quoi elles sont appréciables et utiles dans les cheminements, puis de savoir les repérer et mettre des mots dessus et, enfin, de parvenir à en faire des alliées.

Sur cette base, il devient ensuite possible de travailler le lien systémique entre les émotions, les sensations corporelles, les pensées et les représentations. Ses propres attitudes face aux émotions, le fait de les bannir ou de leur laisser cours par exemple, dépendent de filtres émotionnels, familiaux, sociaux, culturels.

Ces représentations sociales restent souvent genrées, même si les jeunes générations de parents accueillent plus les émotions qu’auparavant et se montrent plus sensibles à l’équité entre garçons et filles. Dans les formations continues données depuis plus de quinze ans, on observe toutefois que les interdits émotionnels chez les hommes portent plutôt sur la peur et la tristesse, tandis que la colère est plus dévalorisée chez les femmes.

Du côté des mécanismes, même si une émotion peut être « interdite », elle émerge sans que l’on n’y puisse rien initialement ; elle « demande à sortir ». Au moment de la prise de conscience intervient la tentative de rétention de cette énergie, vécue comme dangereuse. L’énergie de l’émotion, le mouvement en devenir, peuvent alors soit rester contenus dans le corps et se manifester sous des formes diverses et parasites, soit se déguiser en une autre émotion « autorisée ». Par exemple, une personne qui se méfie de la colère, et devrait pourtant s’armer de celle-ci pour revendiquer un droit bafoué, peut se décomposer au moment de l’entretien, et se retrouver envahie de tristesse. Au lieu d’obtenir ce qu’elle demandait, elle recevra alors probablement une marque de compassion, dont elle n’a que faire dans ce contexte.

Réhabiliter l’émotion dans toutes ses dimensions

Dans un premier temps, il s’avère utile de décrypter ce type de mécanisme émotionnel chez soi-même. Chacune et chacun dispose de sa propre « carte émotionnelle », avec ses interdits, ses émotions parasites. Grâce à un travail de prise de conscience de ses ressentis corporels et émotionnels, intrinsèquement reliés, un nouveau sens peut être apporté à certaines réactions. L’auto-empathie, décrite par Philippe Beck dans un petit ouvrage très pratique, constitue un outil puissant pour travailler ces éléments, dans le but de mieux se positionner, repérer ses propres besoins, valeurs, mouvements et se donner les moyens d’adopter une posture claire dans ses relations.

Dans un deuxième temps, cet accueil des processus émotionnels s’applique aux personnes accompagnées. Une conscience de soi plus nette évite interprétations et projections sur l’autre. Il devient alors possible de rester présentes et présents à ses propres valeurs, besoins, intérêts, tout en accueillant les émotions des personnes accompagnées, sans en être envahi·e·s. De là, il devient également réaliste d’accompagner ce qui émerge chez autrui, de l’accueillir, le contenir au besoin et de donner du sens à ce qui se vit.

Cette conscience de soi et de l’autre, cette présence à ce qui émerge dans la relation constituent l’engagement émotionnel. Celui-ci permet la relation, représente un repère en soi et précède le cadre de toute intervention sociale.

Dans une société où il s’agit de contrôler la bonne (et économique) organisation des systèmes, l’émotion est évaluée très négativement. Elle constitue l’élément humain le plus antagoniste au contrôle. Contrairement à la pensée rationnelle et binaire supposée régir les organisations, l’émotion peut amener de nouvelles formes de contact : sensibilité, créativité, imagination, intuition. Aussi et surtout du mouvement : motivation, implication, participation. Pour ces raisons, les intervenants sociaux et intervenantes sociales se doivent de réhabiliter l’émotion, tant au niveau individuel que collectif, même si elle est considérée comme politiquement incorrecte.

Bibliographie

  • Philippe Beck : « Auto-empathie, l’art de se contacter à soi-même », Jouvence, 2016.
  • Isabelle Filliozat : « Que se passe-t-il en moi — mieux vivre ses émotions au quotidien », Lattès, 2001.
  • Libois J., « L’activité corporelle et émotionnelle au cœur de la pratique en travail social » in Stroumza K. et Libois J. (dir.), Analyse de l’activité en travail social.
  • Actions professionnelles et situations de formation, Genève, Éditions IES, 2007, pp. 23-57
  • Anna Tcherkassof, Nico H. Frijda « Les émotions : une conception relationnelle » In : L’Année psychologique 2014/3 (Vol. 114), pp. 501-535

[1] Depuis plus de 15 ans, l’autrice anime des stages de formation continue sur l’engagement émotionnel et corporel dans l’intervention sociale.

[2] PEC20

Comment citer cet article ?

Chantal Furrer Rey, «De la nécessité de parer à l’illettrisme émotionnel», REISO, Revue d'information sociale, publié le 25 mai 2023, https://www.reiso.org/document/10775

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