Pas de répit pour l’aide sociale en Suisse alémanique
Le « Blick » a allumé les feux contre l’aide sociale. Une vague d’indignation s’élève contre le Tribunal fédéral qui a donné gain de cause à un citoyen abusivement exclu de l’aide sociale par la commune argovienne de Berikon.
Par Ueli Tecklenburg, ancien secrétaire général de la CSIAS, Crissier
« Schmarotzer Beat » (Beat le parasite, le pique-assiette), c’est ainsi que le journal alémanique « Blick » appelle le bénéficiaire de l’aide sociale qui refusait tout travail ou activité qui lui était demandé dans ce cadre. Suite à ce refus, la commune de Berikon (Argovie) ne tergiverse pas et lui supprime toute aide. Beat fait recours contre cette décision et obtient finalement gain de cause auprès du Tribunal fédéral. Notons que le Tribunal fédéral n’a fait que confirmer une décision prise par le Tribunal administratif argovien qui mettait en cause les fondements juridiques du recours de la commune de Berikon contre la décision favorable à Beat du Tribunal de district (Bezirksrat). Cet arrêt de la plus haute instance judiciaire du pays déclenche une vague d’indignation dans les médias alémaniques.
Le Tribunal fédéral n’est pas connu pour sa tendresse envers les bénéficiaires d’aide sociale refusant un travail ou une mesure d’insertion. Dans deux cas au moins (Berne et Schaffhouse), il a confirmé la suppression de l’aide à des personnes qui se trouvaient dans cette situation.
Le droit à l’aide sociale
Mis en cause, le président de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), Walter Schmid, défend publiquement la décision du Tribunal fédéral dans le cas de Berikon en argumentant que « les bénéficiaires de l’aide sociale ont droit à l’aide indépendamment de leur comportement. L’aide sociale est parfois confrontée à des personnes et situations difficiles, les procédés de l’aide sociale doivent cependant être appliqués conformes aux règles de l’Etat de droit et, en vue de l’égalité de traitement, de manière égale pour toutes les personnes concernées ».
Cette affirmation a fortement déplu à la ville de Rorschach qui, avec grand fracas médiatique, annonce sa démission de la CSIAS en l’accusant de favoriser l’abus dans l’aide sociale au lieu de le combattre. Par ailleurs, elle juge problématique le fait que la CSIAS est une « association privée ». A peine quelques jours plus tard, la ville de Winterthour emboîte le pas à cette démarche. En effet, les groupes UDC et PDC du parlement municipal viennent de déposer un postulat qui demande « l’arrêt de la coopération avec la CSIAS » pour les mêmes raisons.
La Conférence, sur le plan formel, est effectivement une association privée. Elle existe depuis plus de cent ans, ayant été fondée en 1905 sous l’appellation de « Armenpflegerverein ». Elle édicte les normes de l’aide sociale pour toute la Suisse depuis cinquante ans. Celles-ci ne constituent cependant que des recommandations aux cantons, compétents en matière d’aide sociale. Les « normes CSIAS » n’obtiennent force légale que par la législation cantonale, voire communale. La Conférence est composée de représentants de tous les cantons, de communes, d’organisations d’entraide privées et de différents offices fédéraux.
La raison d’être de la CSIAS réside notamment dans le fait qu’aucune loi sur l’aide sociale n’existe sur le plan fédéral, comme ceci est le cas pour les autres régimes sociaux tels l’AVS, l’AI, la LACI entre autres. Par conséquent, les cantons, tout en étant obligés « d’assister les personnes dans le besoin » (Art. 115 CF), sont en principe libres d’appliquer les barèmes d’aide sociale qu’ils jugent adéquats, avec toutes les différences possibles, voire l’arbitraire que ceci implique.
Cependant, depuis la création de la CSIAS, des démarches multiples ont été entreprises pour inviter la Confédération à légiférer en la matière. Une revendication allant dans le sens d’une loi fédérale sur l’aide sociale avait d’ailleurs déjà été formulée lors de l’assemblée constitutive de la Conférence en 1905 à Baden. Sans succès jusqu’à aujourd’hui : les cantons craignant pour leur autonomie et la Confédération pour sa potentielle mise à contribution financière.
De manière surprenante, le Conseil national a récemment accepté une motion demandant « une loi-cadre fédérale mince sur l’aide sociale ». Ces derniers jours, cette démarche vient toutefois de subir un sérieux revers, car la commission du Conseil des Etats, saisie de la même affaire, vient de refuser la motion. Curieusement, ce sont en grande partie les mêmes milieux politiques qui à la fois s’offusquent du statut privé de la CSIAS et s’opposent à une règlementation fédérale.
Les inégalités entres communes
Derrière ces attaques contre l’aide sociale, on devine sans peine une volonté générale tendant à réduire les prestations sociales. Rappelons que dans le canton de Berne, une motion est pendante demandant d’abaisser les normes de la CSIAS de 10%. En cas d’acceptation de celle-ci par le Grand Conseil, elle porterait un nouveau coup dur à la légitimité de la Conférence, et par conséquent à ses normes en tant qu’unique référence nationale en la matière. Cette évolution risque d’entraîner une « compétition vers le bas » entre les cantons. Rappelons également que, actuellement, les normes de la CSIAS préconisent un forfait de base de Frs. 986.- par mois pour une personne seule (hors loyer et frais médicaux de base). Un revenu qui peut difficilement être qualifié de « luxueux ».
Des adaptations s’imposent pour diminuer l’arbitraire en matière d’aide sociale. Heureux celle ou celui qui se trouve dans une commune « généreuse » qui traite ses bénéficiaires de l’aide sociale avec respect. Pas de chance pour celle ou celui vivant dans une commune qui voit en chaque bénéficiaire un parasite. Face à cette inégalité, et même si la loi-cadre fédérale suscite aussi quelques craintes dans les milieux politiques de gauche – à cause du risque d’un nivellement vers le bas – une harmonisation, voire une règlementation au niveau fédéral reste indispensable.