Les atouts du bilinguisme pour les enfants sourds
Une recherche étudie les apports des pratiques bilingues dans une classe pour enfants sourds. Quand langue des signes et langue orale sont utilisées, quels sont les effets mesurables sur l’apprentissage de la lecture/écriture ?
Par Edyta Tominska, Dr en sciences de l’éducation, Groupe de recherche TALES/TALK, Université de Genève
Les recherches scientifiques dans le champ de la surdité affluent ces dernières années, confirmant le besoin d’une meilleure compréhension des capacités de l’enfant sourd. Elles visent la reconnaissance de sa différence et dépassent de ce fait la focalisation sur sa déficience. De nombreuses études analysent les facteurs influençant sa scolarité et potentiellement son entrée dans la vie sociale. Dans ce cadre, la question de l’efficacité de l’encadrement éducatif et scolaire se pose pour proposer aux jeunes sourds de nouvelles perspectives de grandir et de s’épanouir. Dans cette mutation sociétale, la construction des capacités langagières et le passage à l’écrit chez cette population d’enfants constituent les défis de la communication autonome et aisée.
Notre recherche s’inscrit dans cette discussion scientifique et sociale [1], s’intéressant au processus d’enseignement-apprentissage de la lecture et de l’écriture au début de la scolarité, et plus précisément aux répertoires bilingues bimodaux [2] observés en classe des enfants sourds dans le déroulement des interactions didactiques autour de l’écrit.
Contexte de la recherche et démarche
Notre recherche se déroule dans une classe spécialisée en surdité, intégrée dans une école publique genevoise, auprès de quatre élèves sourds de 6-7 ans, avec une surdité de moyenne à sévère, tous appareillés. Leurs deux enseignants, un sourd et un entendant [3] utilisent les deux langues, la langue des signes française (LSF) et le français, dans les activités scolaires. Ces deux langues sont proposées aux élèves aussi dans l’encadrement éducatif extra-scolaire.
Parmi plusieurs activités quotidiennes en classe, la situation didactique nommée Lecture Interactive (Saada-Robert et al. 2003 ) est proposée au groupe participant à la recherche. Cette situation présente plusieurs avantages : elle préconise un travail avec les albums de la jeunesse ; contient plusieurs composantes du savoir lire/écrire (connaissances générales du monde ; connaissances des livres, connaissances des lettres, des mots, de la syntaxe, de la structure narrative, etc.) ; favorise l’entrée dans l’écrit par le biais d’exploration des livres dans la discussion interactive posant les hypothèses sur le déroulement de l’histoire. Les élèves s’entraînent rapidement dans la reconstruction/compréhension de la trame narrative, en partie inférée des images, en découvrant peu à peu le texte.
Afin d’expliquer le mécanisme des phénomènes observés, notre étude longitudinale prend en considération le temps d’une année scolaire, avec les observations régulières enregistrées (en vidéo) en classe. Nous nous concentrons sur l’analyse bilingue, c’est-à-dire sur l’utilisation des deux langues par les enseignants et par les élèves. Nos questions concernent les pratiques bilingues effectives observées en classe que nous essayons de saisir dans un processus même d’enseignement-apprentissage. Du côté des enseignants, nous nous demandons : comment utilisent-ils les deux langues lors de l’activité liée à l’écriture ? De quelle manière guident-ils les élèves ? Du côté des élèves, nous nous intéressons à la manière dont ils profitent de cette situation complexe. Quels avantages peuvent-ils en tirer ? Quelles sont les caractéristiques communes de leurs usages des deux langues ?
Les médiations langagières en classe
En fonction des objets d’enseignement-apprentissage, les enseignants et les élèves utilisent de manières diverses les deux langues en profitant des ressources multimodales pour se faire comprendre et transmettre/comprendre les contenus travaillés ensemble. Nous désignons donc deux configurations contrastées - SIGNER et DIRE - dans lesquelles les médiations langagières prennent place.
Pour comprendre l’histoire, les enseignants utilisent les deux langues – SIGNER et DIRE - en complémentarité, en proposant l’exploration interactive du livre à partir des images pour passer peu à peu vers le texte. Ce type de médiation, prenant en compte les capacités langagières larges d’élèves à chaque moment de l’année scolaire et leurs connaissances de composantes du savoir lire/écrire, permet de les guider progressivement. Ainsi, l’interaction autour des albums se coconstruit en donnant à tous la place active ; chacun est invité à participer dans la discussion. Ainsi, tous les élèves prennent effectivement la place dans ce discours bilingue autour du livre et ceci en utilisant toutes les ressources possibles de communication. Parmi ces ressources, la LSF joue le rôle majeur ; la langue vocale (LV) y trouve sa place, même si elle est approximative ; les autres modalités d’échange comme montrer ou faire (imiter l’image, faire comme) se joignent à la panoplie. La LSF représentée par l’enseignant sourd est aussi relayée par l’enseignante entendante qui parle et signe en même temps, et renforce cette configuration langagière.
Au moment de l’étude du système linguistique du français et du code alphabétique, une nouvelle configuration du SIGNER et DIRE apparaît : le français vocal est cette fois-ci à l’usage, en tant qu’objet d’enseignement et en tant qu’outil par lequel les apprentissages s’accomplissent. La complémentarité de la LSF, notamment de la dactylologie, est toutefois incontournable. Cette représentation manuelle des lettres aide les élèves à reconnaître les mots et à étudier les lettres qui les composent. Les phrases ou les bouts de textes sont traduits en LSF pour comparer les deux systèmes linguistiques. Ce travail en deux langues médiatise par des vocalisations, la lecture labiale, les connaissances phonologiques des élèves et leurs productions de la langue vocale en émergence. Parmi d’autres ressources, les enfants utilisent particulièrement montrer qui permet de visualiser la position des lettres dans les mots et des mots dans le texte ; ils viennent ainsi au tableau pour montrer ce qu’ils ont trouvé. C’est une façon de dynamiser l’interaction, de donner une place active et d’engager les élèves dans la tâche, chacun a envie de trouver un élément demandé par la maîtresse et de le transmettre en le signant, en le disant ou en le montrant aux autres.
Les dominances des répertoires bilingues
A ce moment de leur parcours, trois enfants, Ade, Bar et Igo [4], choisissent nettement l’une des propositions langagières. Ade et Bar se situent dans un répertoire bilingue à dominance vocale qui les approche du français ; Igo dans un répertoire bilingue à dominance signée qui l’approche de la LSF. Un quatrième enfant, Géo, présente un profil bilingue en « se promenant » entre les deux langues et deux modes d’expression. Ces modes sont situés autant dans la LSF que dans le français vocal, et dépendent des capacités de Géo à prononcer les mots ou à les signer. Sa manière de procéder correspond au parler bilingue, à savoir mélanger les deux langues et puiser dans les ressources qui leur sont liées : gestualité, verbalisations, onomatopées, dans le but de se faire comprendre. Ces résultats individuels montrent le développement des répertoires bilingues multimodaux changeants, intégrants les connaissances littéraciques nouvelles dans un parler bilingue inédit, dépendant du contact de deux langues. Ils soulignent également la valeur et le sens de ce parler bilingue pour les élèves qui utilisent toutes les ressources langagières, vocale et signée, pour passer vers la scripturalité actualisée lors de plusieurs tâches de décodage-encodage mobilisant diverses composantes du savoir lire/écrire.
Les connaissances individuelles d’élèves ont été vérifiées au début et à la fin de l’année scolaire par les bilans contenant plusieurs épreuves portant sur les connaissances des notions de base : des lettres, des syllabes, des mots et des phrases selon les exigences du programme d’enseignement en vigueur. De manière générale, nous constatons des progrès importants de tous les élèves, en particulier en reconnaissance et en production des lettres et des mots. En écriture des mots, un élève progresse particulièrement vite. Les dimensions syntaxiques sont en progrès, mais moins significatif ; ce qui correspond aux résultats d’élèves entendants du même âge.
Quant aux composantes du savoir lire/écrire, à la fin de l’année scolaire les élèves sont beaucoup plus à l’aise face à un nouvel album ; ils entrent immédiatement dans l’étude du texte. L’image reste une aide, mais elle devient dérisoire, ce qui contraste avec son rôle prépondérant au début de l’année.
Développer les répertoires langagiers larges
Nos résultats montrent la richesse des pratiques bilingues permettant le développement des capacités langagières larges par les élèves, qui favorisent la construction des connaissances de la langue écrite. Du côté des élèves et leurs caractéristiques langagières mouvantes, il est nécessaire de poursuivre les recherches sur les cadres bilingues et ordinaires pour promouvoir le développement de ces répertoires langagiers larges, comprenant la langue signée et la langue vocale. Du côté des enseignants, les pratiques enseignantes réelles, bilingues, dans les classes spécialisées ou ordinaires restent également à décrire et à interroger pour les comprendre et les améliorer. La question de la formation des enseignants et des autres professionnels travaillant auprès des jeunes sourds en Suisse Romande, découle directement du besoin d’ajustement ; elle est pour l’instant inexistante en tant que formation stable et renouvelable s’adressant parmi d’autres professionnels, aux enseignants spécialisés et ordinaires. Ces derniers recevant de plus en plus des jeunes sourds implantés dans leurs classes, ont malheureusement des difficultés à entrer en communication avec eux, à comprendre leurs caractéristiques et saisir leurs capacités. Un progrès est visible, néanmoins il reste encore beaucoup à faire dans l’encadrement des jeunes sourds.
[1] Quelques repères bibliographiques :
- Marschark, M. & Spencer, P. E. (Ed.). (2003 ; 2010). Oxford Handbook of Deaf Studies, Language, and Education. (Vol. 1 et Vol. 2). New York : Oxford University Press.
- Daigle, D. & Parisot, A-M. (2006). Surdité et Société. Perspectives psychosociale, didactique et linguistique. Québec : Presses de l’Université du Québec.
- Mugnier, S. (2006). Le bilinguisme des enfants sourds : de quelques freins aux possibles moteurs. GLOTTOPOL, 2006 (n°7), 144-159.
- Millet, A., Estève, I. (2009). Contact de langues et multimodalité chez les locuteurs sourds : concepts et outils méthodologiques pour l’analyse. [version électronique]. Journal of Language Contact, Varia 2(2009), 111-132.
- Tominska, E. (2011). Quelles pratiques littéraciques pour les enfants sourds ? Revue suisse des sciences de l’éducation, 33 (1), 89-108.
[2] En reconnaissant deux modalités langagières : la langue des signes française (LSF) dans sa modalité spatiale, gestuelle et visuelle, ainsi que la langue française dans ses réalisations vocales.
[3] Pour des questions d’éthique adoptées par la recherche en Sciences de l’éducation nous utilisons les noms fictifs et les abréviations dans la suite de notre présentation.
[4] Les prénoms des enfants ont été modifiés.