Quand manger devient une épreuve pour l’enfant

© gpointstudio / Adobe Stock
Bien que source de souffrance, les troubles alimentaires pédiatriques restent méconnus et sous-estimés. Les reconnaître permet d’éviter l’errance médicale et d’assurer un accompagnement précoce aux enfants et à leur famille.
Par Julie Champenois, infirmière spécialisée dans l’alimentation de l’enfant, consultante en lactation [1], Haute école de santé, Fribourg
« Un enfant ne se laisse pas mourir de faim » ; « Tant qu’il grandit et prend du poids, tout va bien » ; « Ne le force pas à manger, il va avoir le déclic ». En voilà, des affirmations entendues et réentendues… Et pourtant ! Il existe des enfants qui ne mangeront pas même s’ils ou elles ont très faim. Ces situations se révèlent bien plus fréquentes qu’on ne le pense. Et si ces enfants ne mangent pas, ce n’est pas par refus, mais bien par incapacité.
Autrefois, ces comportements étaient attribués à des « caprices ». Le diagnostic médical « d’anorexie du nourrisson » était alors posé, et ces enfants qualifié·es de « petits mangeurs ». Certain·es allaient même jusqu’à clamer que c’était « à cause de sa mère qu’il ne mangeait pas »… Ces interprétations sont aujourd’hui considérées comme complètement dépassées et reconnues comme très délétères, tant pour l’enfant que pour ses parents.
Les difficultés alimentaires chez les enfants figurent parmi les motifs fréquents de consultation auprès des pédiatres ou d’autres professionnel·les de la petite enfance. Selon Kerzner et al. (2015), plus de 50% des mères considèrent qu’au moins l’un de leurs enfants « mange mal ». De plus, selon Manikan et Ferman (2000), un enfant qui s’alimente mal devient rapidement une problématique familiale et constitue un facteur de stress parental majeur. Cette problématique mérite une attention particulière : dans 3 à 10% des cas, des difficultés alimentaires précoces peuvent évoluer en troubles alimentaires persistants, parfois sévères (Goulet et al., 2012). Ainsi, une prise de conscience collective s’impose : un trouble alimentaire pédiatrique est une véritable pathologie. Il est temps de le reconnaître et d’assurer un accompagnement précoce et adapté pour les enfants et leur famille.
Des troubles augmentés par les maladies chroniques
Des professionnel·les ont commencé à s’intéresser à ce sujet dans les années 2000. Depuis, de nombreuses recherches ont contribué à mieux comprendre les mécanismes. En 2019, l’étude de Goday et al. a établi une définition internationale des troubles alimentaires pédiatriques (TAP). Un TAP est une altération de l’absorption de nutriments par voie orale, non adaptée à l’âge et persistant au moins deux semaines. Il est qualifié d’aigu s’il dure entre deux semaines et trois mois, et de chronique s’il persiste au-delà.
Cette altération est associée à au moins un des éléments suivants : un dysfonctionnement nutritionnel (dénutrition, carence nutritionnelle) lié à une sélectivité alimentaire, dépendance à une nutrition entérale, dysfonction médicale (séquelles d’atrésie de l’œsophage, insuffisance cardiaque…), dysfonction des compétences alimentaires (retard de développement de la motricité orale, nécessité de modifier la texture des aliments, stratégie d’adaptation…), ou dysfonction psychosociale (liée à la personne qui nourrit l’enfant ou à l’environnement).
Selon une étude de Kovacic et al. (2021), la prévalence actuelle des troubles alimentaires pédiatriques se situe entre 2.7 et 4.3% chez les enfants de moins de 5 ans dans la population générale, pour atteindre 20 à 33% chez ceux atteints de maladies chroniques.
Différentes causes peuvent être à l’origine de ces troubles. Des soins invasifs lors d’une hospitalisation à la naissance sont par exemple un facteur avéré ; toutefois, aucune cause évidente n’est retrouvée dans de nombreux cas.
Restant méconnus des professionnel·les de santé, les TAP sont rarement diagnostiqués et les familles se retrouvent démunies. L’enfant et ses parents connaissent alors régulièrement une errance médicale, ne sont pas écoutés, non reconnus dans leur souffrance. Cette situation est aggravée par des injonctions et des croyances, avec de potentielles conséquences catastrophiques sur le développement de l’oralité de l’enfant et de son estime de soi. La relation parents-enfant peut alors s’en trouver lésée, entre démission parentale et hypercontrôle voire forcing. Lorsque le TAP persiste chez un enfant plus âgé, le niveau de stress parental est augmenté, en particulier lorsque des comportements agressifs surviennent pendant les repas (Silverman et al., 2021).
Quand manger devient une épreuve
Pour un enfant vivant avec un TAP, se nourrir signifie ressentir des sensations désagréables dans la bouche, n’éprouver aucun plaisir à manger, subir du stress à chaque repas, craindre les goûters d’anniversaire ou les courses d’école, et endurer le forcing et l’incompréhension des adultes. Afin de mieux saisir leur vécu, il s’agit d’imaginer recevoir à chaque repas des aliments ou des plats dont l’aspect, l’odeur ou la texture nous dégoûte ; une expérience peut-être déjà connue en voyage, lorsque des plats composés d’insectes ou de vers, de hamster ou toute autre spécialité ne faisant pas partie de notre culture culinaire sont servis. L’avantage d’un·e adulte est cependant d’avoir déjà connu du plaisir gustatif, contrairement aux enfants avec un TAP à qui ce n’est jamais (ou rarement) arrivé.
De leur côté, les parents vivent des tensions à chaque repas — soit trois à quatre fois par jour —, se demandent en permanence si leur enfant va pouvoir se nourrir, s’inquiètent de chaque contrôle médical, anticipent chaque sortie pour que leur enfant puisse manger et partent en vacances avec une valise entière d’aliments adaptés. Ils et elles subissent aussi les remarques déplacées de l’entourage, particulièrement la famille proche lors des fêtes, ainsi que de professionnel·les non-conscient·es des TAP, avec des remarques telles que « tout va bien il prend du poids » ou « il fait des caprices ». Le combat et la non-reconnaissance de la souffrance perdure pendant de nombreuses années.
Il est indispensable de comprendre que les difficultés alimentaires de l’enfant ne représentent que le « sommet de l’iceberg ». Les difficultés sensorielles, l’hypersensibilité orale, les peurs associées, les traumatismes dus à des attitudes ou des réflexions inadaptées en constituent la partie sous-jacente. C’est cette partie invisible qu’il faut traiter et améliorer dans un premier temps pour permettre à l’enfant de reprendre confiance. Ensuite seulement, il sera possible de travailler sur son comportement face à l’alimentation.
Le plaisir avant l’équilibre alimentaire
Pour les parents, un des challenges supplémentaires est de casser les codes et les croyances autour des principes de bienséance à table. L’objectif initial est que l’enfant puisse trouver des sources de plaisir dans sa bouche, même s’il ne se nourrit que de chips, de chocolat et en majorité de lait infantile pendant quelques semaines. Chez un·e porteur·se d’un TAP, l’équilibre alimentaire n’est, dans les premiers mois de prise en soins, pas la priorité.
Premières pistes pour entourer un enfant avec un TAP
- Expliquer à l’enfant qu’il a été compris qu’il ou elle ne pouvait pas manger comme tout le monde et qu’il ou elle ne sera plus jamais forcé·e à manger ce qu’il·elle ne veut pas
- Encourager la désensibilisation sensorielle globale en proposant, en fonction de l’âge, de jouer à la pâte à modeler, ou dans le bac à sable (sec/mouillé), marcher en chaussettes dans l’herbe…
- Mobiliser le visage et la langue en faisant des concours de grimaces, souffler dans une paille pour faire des bulles, imiter le cheval au trot/galop
- Diminuer le stress autour de la table : à chaque repas, mettre dans l’assiette un aliment apprécié par l’enfant, et poser à côté une coupelle contenant une mini-cuillérée de chaque aliment du repas ; l’enfant n’est pas obligé·e de les manger ; ne pas encourager/forcer, autoriser le grignotage (en général, ces enfants ont faim entre les repas), et les allers et retours à table
- Augmenter les quantités de préparation commerciale pour nourrisson (le lait de vache n’est pas adapté aux enfants ayant des TAP avant 5 ans)
Pour améliorer la situation, l’enfant et sa famille doivent être orienté·es précocement vers une prise en soins adaptée et spécialisée (Morris et al, 2017), menée par un·e professionnel·le formé·e et spécialisé·e dans les TAP. Comme la problématique est multifactorielle, plusieurs axes thérapeutiques sont à envisager à travers l’intervention de plusieurs champs : infirmier·ère pédiatrique, logopédiste, ergothérapeute, psychomotricien·ne, diététicien·ne, psychologue, mais aussi physiothérapeute ou ostéopathe. Une approche collaborative par deux ou trois professionnel·les formé·es à cette problématique, adaptée aux possibilités et aux disponibilités familiales, soutiendra une progression plus rapide et harmonieuse.
On compte généralement quatre à six mois de prise en charge adaptée pour commencer à observer des changements significatifs. Pour la majorité des enfants, le suivi par un·e professionnel·le s’étend sur une durée de douze à dix-huit mois au minimum, afin de travailler en profondeur sur les différentes dimensions des troubles alimentaires.
Vers un accompagnement individualisé de la famille
Les troubles alimentaires pédiatriques représentent une pathologie à part entière, qui nécessite un suivi régulier et structuré par un·e ou plusieurs professionnel·les formé·es. Lors de l’accompagnement de ces troubles, il est indispensable de prendre en compte le développement moteur et émotionnel de l’enfant, sa personnalité, son contexte familial et de créer un partenariat avec les parents.
Une collaboration pluridisciplinaire permet de garantir une prise en soin globale, adaptée et cohérente aux besoins de cet enfant. Une telle approche se veut également favorable aux besoins de la famille dans son ensemble, laquelle se trouve également fortement impactée par le TAP.
Bibliographie
- https://www.inforalite.fr/pros/difficultes-alimentaires-du-jeune-enfant
- Ne dites jamais qu’un enfant ne se laissera pas mourir de faim. Stéphanie Putigny (2021), Librinova
- Troubles alimentaires pédiatriques. Briatte, L., & Barreau-Drouin, L. (2021). Tom Pousse.
- Mon enfant ne mange pas ! et s’il n’y arrivait pas ? Comprendre ses difficultés alimentaires pour mieux l’aider au quotidien. Véronique Leblanc, Lucie Dupeux, Marylène Collardeau, Allison Ricaud, (2024). Larousse
- Nutrition des enfants, arrêtons de faire n’importe quoi. Lecerf et Roy, (2019), Albin Michel
[1] Responsable des modules 1 et 2 du CAS HES-SO en « Troubles alimentaires pédiatriques » à la Heds FR
Votre avis nous intéresse
Comment citer cet article ?
Julie Champenois, «Quand manger devient une épreuve pour l’enfant», REISO, Revue d'information sociale, publié le 11 août 2025, https://www.reiso.org/document/14431