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«La liberté de choix est la condition d'une vie digne»

Mardi 18.04.2023

Camille Robert et Romain Bach ont repris la codirection du Groupement romand d’études des addictions le 1er juillet 2022. En pleine crise économique, le duo se confie sur les défis à venir. Rencontre.

camille robert romain bach grea interview reiso 400Camille Robert et Romain Bach, un duo à la tête du Groupement romand d'études des addictions. © GREA

(REISO) Camille Robert et Romain Bach, vous avez repris la direction du GREA le 1er juillet 2022, après le départ de Jean-Félix Savary pour la Haute école de travail social de Genève. Qu’est-ce qui vous a motivé à faire candidature commune ?

(Camille) On est toujours beaucoup plus malins à plusieurs, et Romain et moi avons des champs de compétences complémentaires. Romain est calé notamment en ce qui concerne les addictions et le handicap, je suis spécialiste des addictions sans substance, comme les jeux vidéo, et les questions de genre. Ensemble, nous avons une compréhension très large des enjeux.

(Romain) Nous sommes beaucoup plus sereins à l’idée d’être deux, de pouvoir se reposer l’un·e sur l’autre. Cette fonction demande beaucoup d’engagement et de très nombreux contacts avec l’équipe. Il y a 20 ans, le GREA était une petite équipe d’expert·e·s. Aujourd’hui, nous sommes une quinzaine de spécialistes. En duo, nous offrons une disponibilité plus élevée à nos collègues et avons par ailleurs une meilleure réactivité. Et puis, j’aime être au service d’une cause en laquelle je crois.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans le domaine des addictions ?

(Camille) Ce sujet m’attire depuis mes études. Je le trouve passionnant, car il touche tous les pans de la société, et est très émotionnel : tout le monde a un avis sur les questions d’addiction, ce qui garantit des débats sociétaux passionnants.

(Romain) Dans ce domaine, j’apprécie que les choses changent. Par le passé, on a assisté, à l’échelle internationale, à une véritable guerre contre la drogue, avec à la clé un bilan désastreux. Aujourd’hui, on assiste au retour d’une certaine rationalité, et c’est puissant de pouvoir participer à cette évolution.

(Camille) Cette évolution vers une société qui revendique davantage de droits humains est en effet captivant.

Quels sont, à vos yeux, les défis à venir en matière d’addiction ?

(Romain) La question de la régulation des substances, notamment du cannabis, se trouve au centre des débats. Un marché bien régulé est important, car les choses évoluent vite, les risques sont bien présents alors qu’il y a beaucoup d’argent en jeu. La régulation permet de garder le contrôle et d’éviter le marché noir.

Les mécanismes de dépendance sont favorisés lorsque la vulnérabilité augmente, lorsque la société devient plus dure et se crispe. Dans ces cas-là, plus on intervient tard, plus il est difficile d’agir de manière cohérente et efficace

(Camille) Le sujet des microtransactions dans les jeux vidéo est également à l’ordre du jour. De nombreux défis sont à relever dans ce vaste domaine, avec le peu de prise que l’on a sur tout ce qui touche à internet. Il s’agit de mobiliser l’ensemble de nos connaissances en matière d’addictions pour mieux comprendre ce qui se passe en ligne et transmettre des informations qui contribuent à une bonne prise de décisions, tant par le politique qui légifère, que par les joueurs et joueuses qui sont confronté·e·s au risque.

En matière de microtransations, le jeu vidéo Candy Crush, téléchargé plus de trois milliards de fois [1] en dix ans d’existence, est critiqué pour son effet addictif, qui pousse les joueurs et joueuses à dépenser très régulièrement de petits montants, générant au final des bénéfices colossaux pour les éditeurs de jeux…

(Camille) Simple en apparence, Candy Crush sollicite les parties du cerveau liées à la dépendance et contribue, par différents mécanismes documentés, à produire de la dopamine. Ce jeu représente effectivement un exemple typique de toute la prévention qu’il y a à développer dans cette question des microtransactions, au centre de laquelle résident plusieurs publics : les jeunes, les parents, les professionnel·le·s du travail social et de l’éducation, les politiques… Nous devons créer le dialogue, vulgariser les problématiques, sans stigmatiser une catégorie de la population. Les enjeux sont très nombreux.

Covid-19 et guerre en Ukraine ont notamment engendré une forte inflation, nécessitant de larges mesures d’économie. Craignez-vous que la prévention fasse les frais de telles mesures ?

(Romain) Le climat d’austérité représente en effet un véritable défi et nous craignons les coupes budgétaires. Pourtant, il faut absolument résister à ce réflexe économique. Il est essentiel que les actions de travail social, de santé et de prévention puissent être maintenues à un niveau suffisant. Rappelons que les mécanismes de dépendance sont favorisés lorsque la vulnérabilité augmente, lorsque la société devient plus dure et se crispe. Dans ces cas-là, plus on intervient tard, plus il est difficile d’agir de manière cohérente et efficace. De plus, les interventions tardives s’avèrent plus chères.

En octroyant, ou non, des subventions, la politique, justement, joue un rôle majeur dans la prévention. Quel regard portez-vous sur la situation en Suisse ?

(Romain) Il est nécessaire que la société s’approprie les enjeux et la compréhension d’un sujet. Dans certains pays, le dialogue au sujet des substances addictives semble majoritairement fermé. Cela n’amène aucun résultat, pourtant, les politiques maintiennent cette ligne. La Suisse se montre beaucoup plus pragmatique. Dans notre pays, nous constatons depuis les années 90 que l’approche des quatre piliers fonctionne en ajoutant celui de la réduction des risques. De plus, le fédéralisme a cela de fort que nous pouvons jongler entre différents échelons et profiter des opportunités en allant saisir les possibilités là où elles se trouvent. Les actions se sont longtemps déroulées à l’échelle des villes, maintenant, c’est plutôt au niveau fédéral que le changement s’opère. Toutefois, il faut relever que la « nouvelle gestion publique », qui se déploie depuis un certain nombre d’années, complique passablement le travail sur le terrain. Les associations et autres institutions doivent rendre des comptes fort détaillés aux nombreux financeurs, et nous devons, pour répondre à ces exigences, y consacrer un temps fou. Ce temps, on n’en dispose plus pour effectuer notre travail premier. Il serait bienvenu que l’on retrouve un peu de pragmatisme en la matière également.

Si vous deviez formuler un vœu pour l’avenir dans le domaine qui est le vôtre, quel serait-il ?

(Camille) Que nous puissions continuer à faire progresser nos valeurs de solidarité et les droits humains.

(Romain) Que les personnes concernées puissent trouver facilement de l’aide à leurs besoins et que leur liberté de choix en matière de consommation — la consommation contrôlée ou l’abstinence par exemple — soit renforcée par une approche de rétablissement. Cette liberté est une condition à une vie digne. Mais pour cela, une réflexion politique et sociale doit être menée, en gardant à l’esprit que l’abstinence et la répression coûtent cher, entraînant par ailleurs une forme de prohibition et un marché complètement dérégulé.

(Propos recueillis par Céline Rochat)

[1] « Candy Crush a 10 ans, 3 chiffres fous sur ce jeu qui fait rêver Microsoft », pressecitron, publié le 18 novembre 2022.