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Commentaire «Comment l’AI nous fait avaler la pilule»

Mardi 24.11.2020

L’obligation de soin prévue dans l’assurance invalidité est une notion dont l’application fait parfois bondir Shirin Hatam, juriste à Pro Mente Sana. Les principes de base du droit à la sécurité sociale sont trop souvent détournés de leur objectif. Vos réactions à ce commentaire sont bienvenues.

Les droits sociaux : une main de fer dans un gant de crin

Le droit à la sécurité sociale et aux assurances sociales est garanti par l’ordre juridique suisse [1]. Celui ou celle qui prétend à une rente est un·e ayant-droit avant d’être usager·ère, bénéficiaire ou profiteur·se. Ce principe de base prévu par nos lois de sécurité sociale semble ignoré par certaines bonnes gens qui les appliquent.

Comment protester lorsqu’une loi sociale, AI ou assurance chômage par exemple, exige de l’ayant-droit qu’il·elle adopte un comportement pour obtenir le bénéfice de son droit ? Cela devrait nous choquer d’autant plus que le comportement attendu se résume souvent à une atteinte aux droits civils : liberté personnelle, libre choix du traitement, droit à l’autodétermination [2].

Le mécanisme par lequel l’ayant-droit paie un droit social en renonçant à un droit civil est aisément reconnaissable en matière de chômage, notamment lorsque sont attendus des comportements de soumission inaptes à atteindre le but qui leur sert de prétexte, lorsque des assuré·e·s sont puni·e·s pour des retards sur lesquels ils·elles n’avaient aucune prise [3]. La même question se pose lorsque des personnes sont contraintes de gagner leur vie par un travail qu’elles n’ont pas choisi librement en dépit de la garantie offerte par le Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels [4].

Dans l’assurance invalidité également, le droit social à une rente se paie souvent par une atteinte à la liberté personnelle lorsque l’assuré·e est contraint·e de suivre un traitement pour accéder à la prestation.

Plus de bâton que de carotte

L’assurance invalidité peut imposer à un·e ayant-droit de suivre un traitement médical qui contribue soit au maintien de son emploi actuel, soit à sa réadaptation à la vie professionnelle [5]. L’assuré·e récalcitrant·e peut être sanctionné·e par un refus ou une réduction de ses prestations [6]. Or, le but poursuivi par le traitement ordonné, c’est-à-dire la récupération même à court terme d’une capacité de gain, peut se trouver en contradiction non seulement avec le libre choix du traitement mais aussi avec l’objectif ordinaire du soin, à savoir le rétablissement de la santé, dans le respect de l’individualité d’une personne souffrante.

Certes, la loi sur l’assurance invalidité se limite à imposer des traitements « raisonnablement exigibles », excluant ceux qui ne sont « pas adaptés à l’état de santé » [7]. Cette limite ne doit cependant pas nous tromper. Les médecins traitants dénoncent fréquemment des thérapeutiques brutales programmant la rechute ou des médications tout juste propres à donner l’apparence de la guérison pendant un temps limité. Quoi qu’il en soit, le traitement proposé aux assurés sous menace de suppression des prestations est le contraire de la sollicitude. Il brutalise la subjectivité. Il n’est pas le fruit d’une adhésion thérapeutique. Il n’est pas fondé sur la déontologie mais sur une efficacité «pragmatique» et peut se permettre de ne respecter ni l’histoire médicale ni la personnalité du·de la patient·e. Au surplus, il n’est souvent pas conforme aux prescriptions du médecin traitant. Ce dernier, au contraire de l’assureur et conformément à la loi qui régit sa profession, « comprend le patient en tant qu’individu dans son environnement social » [8], promeut et maintient la santé de son·sa patient·e, soigne ses maladies et apaise ses souffrances [9].

En prescrivant un soin dirigé vers un but utilitaire et collectif, à savoir la réparation à court terme d’un être humain en tant qu’«outil de travail», l’assurance sociale dévoie le but curatif de la médecine et entre en contradiction avec sa mission séculaire de secours à la souffrance d’un individu unique et complexe.

Une aide ou une créance de la collectivité ?

L’obligation de soin dans l’AI n’est pas un épiphénomène. Il ne s’agit nullement d’un acte de bienveillance maladroite ou de malveillance inconsciente, mais d’une politique de contrôle des comportements, inédite en démocratie. L’obligation de soin doit se comprendre dans son contexte politique. Elle vise à contraindre les ayants-droit à adopter un comportement individuel conforme à des attentes collectives. Se pratiquent alors le péremptoire conseil en développement personnel, l’onctuosité des ressources humaines ou la froide empathie des conseillers-ères en placement. Pour elles et eux, il s’agit de se soigner, avoir un projet professionnel, se former, maximiser son employabilité en se rendant mobilisable et disponible sur tous les marchés et, pour cela, adopter une «saine discipline de vie».

Dans la foulée, nous voyons le droit individuel à un secours dans la détresse se transformer en une créance de la collectivité envers un·e ayant-droit qui paie sa dette en adoptant le comportement prescrit. L’État providence change de fonction. Il devient un moyen de légitimer un régime de contrôle des subjectivités et de réduction de l’incertitude des comportements et, tout cela, sous menace de sanctions conduisant à la pauvreté. Ce processus entraine un bouleversement de nos horizons mentaux et affectifs auquel nous ne sommes peut-être pas assez attentif·ve·s.

Shirin Hatam, juriste, Pro Mente Sana

[1] Article 9 du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels ; art. 41 Cst.

[2] Article 10 Cst.

[3] ATF 145 V 90

[4] Article 6 du Pacte RS 0.103.1

[5] Article 7 al. 1 LAI

[6] Article 7b LAI

[7] Article 7 LAI

[8] Article 8 LPMed

[9] Voir le code de déontologie de la FMH

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