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«L’accent est volontiers mis sur la charité privée»

Mardi 23.05.2023

Avenir Social vient de publier la troisième édition, actualisée et complétée, de la Chronologie des transformations dans l’aide sociale en Suisse. Trois questions à son autrice Véréna Keller, professeure HES honoraire de la HETSL.

verena keller 170Véréna Keller © V. K.(REISO) Véréna Keller, vous signez une nouvelle version de « L’aide sociale en Suisse 2000-2022 ; Chronologie des transformations ». De manière générale, quels constats émettez-vous sur ces deux décennies ?

(Véréna Keller) Les choses changent beaucoup et rapidement ! Jusqu’au tournant du siècle, l’aide sociale en Suisse se transforme peu à peu en un droit à une vie digne pour toutes et tous. Ensuite, le vent tourne. La logique de l’« État social actif » contribue à focaliser le débat public sur les « abus ». La droite politique attaque l’aide sociale voire la protection sociale dans son ensemble. Nouveau changement avec la pandémie de Covid-19. Elle favorise une prise de conscience des lacunes de la protection sociale, en particulier le non-recours aux prestations. Les longues files pour recevoir un colis alimentaire choquent en Suisse et à l’étranger et poussent plusieurs cantons et villes à créer des dispositifs de minimum vital pour des groupes précédemment exclus de la protection sociale : les personnes sans droit de séjour (les sans-papiers) et celles soumises à des conditions de travail précaires. Cependant, l’accent est volontiers mis sur la charité́ privée en tant qu’aide humanitaire à la survie plutôt que sur le développement de droits à la protection pour toutes et tous.

La réglementation est souvent interprétée de manière restrictive, sans tenir compte de la situation individuelle alors que la loi le prévoit, comme si le but premier était d’éviter toute critique.

Aujourd’hui, des responsables s’inquiètent de la baisse constante du nombre de personnes qui recourent à l’aide sociale, ce qui tend à indiquer qu’elle ne protège plus les populations aux ressources insuffisantes. Cette inquiétude n’a pourtant pas encore abouti à de décisions favorisant l’accès au droit à l’aide sociale — telles que des prestations plus élevées, la simplification de la démarche et la levée des contraintes.

Dans sa préface, la Conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider écrit que cette « Chronologie a le mérite de mettre au jour différentes orientations dans la lutte contre la pauvreté, qui est un véritable enjeu de société ». Quelles sont les principales pistes de ces différentes orientations, et quels en sont leurs défis respectifs ?

Les différentes orientations correspondent à des conceptions diamétralement opposées de la solidarité, de la responsabilité et de l’État, soit à des projets politiques spécifiques. Selon moi toutefois, aucune d’entre elle ne cherche à lutter contre les causes de la pauvreté mais tout au plus contre certains de ses effets. Ces orientations peuvent se ranger entre deux pôles. Le premier relève plutôt de la lutte contre les pauvres. Cette position prône des restrictions des droits, la diminution des prestations, le renforcement des contraintes et des sanctions plus particulièrement à l’égard de personnes sans passeport suisse. Elle estime que l’aide sociale encourage la paresse et la migration. L’UDC est un moteur dans cette orientation qu’elle défend au travers de multiples interventions dans les cantons, souvent soutenues par d’autres partis de droite. Le deuxième pôle tente de développer la protection sociale pour toutes et tous dans un but de solidarité et de démocratie. Des administrations publiques et des organisations de citoyens et de citoyennes tentent de faciliter l’accès aux aides aujourd’hui trop bureaucratiques et dont les contraintes s’avèrent excluantes et inopérantes.

chronologie aide sociale keller 2023 400© DepositphotosConcrètement, sur le terrain, comment ces modifications en matière d’aide sociale ont-elles influencé les pratiques des professionnel·le·s du travail social ?

Il n’est pas simple de documenter le travail dans ce secteur s’adressant à des populations pauvres, aux pratiques peu standardisées et où le droit est facilement contesté. J’observe un souci croissant de justifier les décisions en les fondant sur la réglementation. Or, il me semble que la réglementation est souvent interprétée de manière restrictive, sans tenir compte de la situation individuelle alors que la loi le prévoit, comme si le but premier n’était pas d’améliorer la situation des bénéficiaires mais d’éviter toute critique. J’observe des services qui prennent leurs décisions dans un sentiment d’insécurité permanente et la crainte de faire faux. Lorsqu’on craint d’être accusé de générosité alors que l’on accorde simplement les prestations prévues, c’est que les pressions et critiques politiques ont fait leur effet. Dans le même temps, un peu partout en Suisse, des responsables expérimentent de nouvelles formes d’aide. Seront-elles à la hauteur des enjeux ?

(Propos recueillis par Céline Rochat)

L’aide sociale en Suisse 2020-2022. Chronologie des transformations. Interventions et décisions aux niveaux fédéral, cantonal et communal. Nouvelle édition élargie 2023. Verena Keller, 6 février 2023. Berne, AvenirSocial Suisse. Voir l'ouvrage