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Stratégie politique autour des toilettes publiques

Lundi 03.08.2020
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A Lausanne, la présence bien visible dans l’espace public des marginaux de la Riponne les met au centre d’un dispositif de contrôle social. Cette situation renforce leur précarité et influence nos représentations des addictions.

Par Benjamin Grether, Master en travail social, HES-SO [1], intervenant social, Fondation Mère Sofia, Lausanne

La place de la Riponne est centrale en ville de Lausanne. Occupée par le marché les mercredis et samedis matins, sauf en temps de pandémie, et lors de quelques manifestations ponctuelles, elle est la plupart du temps un grand espace vide, que les passants traversent sans s’arrêter. À l’exception, depuis maintenant plusieurs années, d’un emplacement précis occupé par une population que l’on pourrait qualifier de marginale, et dont une grande partie est en situation d’addiction. Ce lieu est donc aussi un lieu de trafic et de consommation de produits stupéfiants, d’activités illégales, et les toilettes publiques de la place sont un lieu de consommation de drogue très régulier.

La population qui occupe cette place, généralement perçue comme « dérangeante » [2], dispose pourtant d’aménagements, dont on ne sait s’ils lui étaient destinés, mais qu’elle s’est appropriés. De grands bacs à fleurs et des sortes de bancs de béton sont rassemblés en cet emplacement, qui a également été recouvert d’une toile tendue, abri contre le soleil et la pluie. On y a plus récemment ajouté une installation destinée au tri des déchets. Cet endroit étant aménagé ainsi depuis plusieurs années, faut-il y voir une absence de volonté de chasser cette population, qui est pourtant l’objet de biens des doléances de la part des Lausannois ?

Un espace aisé à surveiller

On peut supposer que cet emplacement répond à certains critères posés par les autorités pour gérer la problématique. Auparavant, cette population a occupé d’autres emplacements du centre-ville, la place de la Palud, puis celle de Saint-Laurent. Toutes deux entourées de petites ruelles et de nombreux commerces et immeubles, elles offrent de multiples opportunités de se cacher ou même de fuir, bien utiles lorsque l’on s’adonne à des activités réprimées par la police.

À la place de la Riponne, l’emplacement qui semble avoir été attribué à cette population est extrêmement visible. Depuis de nombreux points alentour, souvent surélevés, il est facile de surveiller cet espace. Ce que fait d’ailleurs la police lausannoise, qui travaille à réduire le trafic de drogues depuis fort longtemps, mettant régulièrement en place de nouvelles stratégies. Suite à des manifestations de riverains au printemps 2018, dans un autre quartier concerné par le deal, la Ville a fait la promotion, parmi d’autres mesures, d’une présence plus visible de la police [3]. Cette option s’est concrétisée dans la présence d’agents en uniforme en certains endroits de la place, immobiles et toujours visibles de loin. Dans cette situation, il apparaît pertinent d’y voir un «dispositif panoptique de surveillance hiérarchique», tel que décrit par Michel Foucault [4].

À ce dispositif s’est ajoutée, fin 2018, l’interdiction de mendicité dans le canton de Vaud. Les marginaux qui quêteraient « deux balles » aux passants qui traversent la place sont, depuis, amendables.

Un déplacement difficile à organiser

En avril 2019, la Municipalité a annoncé la fermeture des toilettes publiques de la place de la Riponne entre 12 heures et 19 heures : « Dans sa volonté d’adapter sa politique en matière d’addictions aux défis actuels, la Municipalité a décidé d’un plan de mesures concernant la consommation de produits stupéfiants dans les lieux publics afin de limiter les tensions et les incivilités qu’elle peut générer. » [5] Dans le même communiqué, elle a précisé son souhait de réorienter les consommateurs vers l’espace de consommation sécurisé, ouvert quelques mois plus tôt dans un quartier excentré de la ville : « La police, les correspondants de nuit, dont les effectifs et la mission sont élargis, et le service de la propreté urbaine assureront une présence renforcée sur la place et dans les environs afin d’accompagner l’évolution attendue. »

La présence de cette population dans l’espace public urbain détermine-t-elle sa visibilité dans l’espace public en général ? « Ce qui unit l'espace public communicationnel et l'espace public circulationnel relève de la rencontre et de l'échange visibles et lisibles, appréciables et contestables, appropriables ou non. » [6] Dans la nature des différentes mesures prises par Lausanne comme dans leur démultiplication, on ne peut que constater une très grande volonté de modifier le comportement de cette population et sa manière d’occuper l’espace public.

Si ces mesures résolvent partiellement les problèmes évoqués, généralement définis comme des problèmes sanitaires ou d’incivilités, elles ont également des conséquences négatives sur la population concernée. Sa position au centre d’un dispositif de surveillance permet de sanctionner le moindre écart. Quant à la contrainte de se déplacer pour consommer, elle augmente les probabilités d’être amendé. De plus, les mesures contre le deal de rue ont rendu l’accès aux produits plus compliqué et augmentent le risque de mauvaise qualité des substances. Les travailleurs sociaux actifs auprès de ces personnes s’inquiètent des conséquences de ce dispositif qui amplifie le processus de précarisation et met à mal leurs tentatives de stabilisation, de repos.

Articuler répression et réduction des risques

La politique des quatre piliers (prévention, réduction des risques, thérapie et répression), appliquée en Suisse depuis le début des années 1990, montre encore des points faibles, en l’occurrence dans l’articulation entre répression et réduction des risques. A la Riponne, les toilettes publiques ont récemment été à nouveau ouvertes. Du côté de l’espace de consommation sécurisé, les horaires d’ouverture ont été élargis et une augmentation de la fréquentation a été constatée. Les décisions politiques successives autour des toilettes publiques n’ont pas clos le sujet qui reste régulièrement à l’ordre du jour de la Municipalité.

Hannah Arendt a défini l’espace public comme un lieu d’apparition, mais aussi d’apparences : « Pour nous l’apparence – ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes – constitue la réalité. Comparées à la réalité que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie intime – les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague d’existence d’ombres tant qu’elles ne sont pas transformées, arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire en objets dignes de paraître en public. » [7]

Il y a une confusion entre le problème privé de l’addiction et ce qu’il devient de par son apparition dans l’espace public, confusion qui entraîne une certaine focalisation sur les nuisances, sur les apparences et les moyens de les modifier. Il semble que l’espace public au sens large ait tout intérêt à porter son attention sur les ombres dont parle H. Arendt. Ou peut-être, plus simplement, sur les individus ?

 

[1] Travail réalisé dans le cadre du module «Travail social et communication» dirigé par Viviane Cretton.

[2] La place de la Riponne mal-aimée des Lausannois : des articles dans des médias locaux et dans «24 Heures», en 2012 déjà, puis en 2016.

[3] En témoigne cet article du journal Le Temps, qui retrace aussi en partie l’historique de la lutte anti-drogue depuis les années 2000 à Lausanne. En ligne

[4] FOUCAULT, M. (1975). Surveiller et punir (1ere éd.). Gallimard.

[5] Bureau de la communication, ville de Lausanne. Communiqué du 16.04.2019. En ligne

[6] PAQUOT, T. (2009). Introduction. Dans L’espace public (p. 9). La Découverte.

[7] ARENDT, H. (1961). Condition de l’homme moderne (p. 259). Calmann-Lévy.

Comment citer cet article ?

Benjamin Grether, «Stratégie politique autour des toilettes publiques», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 3 août 2020, https://www.reiso.org/document/6047