Je peux te parler de ta consommation d’alcool?
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À Fribourg, un projet d’intervention précoce, interdisciplinaire entre soignant·es et professionnel·les du travail social, s’applique à sensibiliser les jeunes arrivé·es à l’hôpital cantonal en état d’intoxication alcoolique aiguë. État des lieux.
Par Catherine Dorthe, chargée de prévention, REPER, Fribourg, au nom du groupe de pilotage du projet
L’ivresse ponctuelle ou binge drinking, qui désigne la consommation d’une grande quantité d’alcool dans un laps de temps très court, est un comportement qui concerne un certain nombre de jeunes fribourgeois·es. Chez les adolescent·es fribourgeois·es de 15 ans, selon les derniers chiffres disponibles, 23,1% des garçons et 22,6% des filles déclarent avoir vécu au moins un tel épisode dans les trente derniers jours [1].
Or, la consommation excessive d’alcool chez les jeunes entraîne des risques immédiats, comme les accidents, les violences, les rapports sexuels non protégés ou encore les intoxications aiguës pouvant aller jusqu’au coma éthylique. À long terme, elle constitue un facteur de vulnérabilité pour le développement d’une dépendance, peut altérer le développement cérébral et augmenter les risques de maladies chroniques.
Pour faire face à cette problématique notamment, le canton de Fribourg met en œuvre, depuis 2018, un Programme cantonal d’action alcool (PCAA). Celui-ci accorde une priorité à la prévention des ivresses ponctuelles. L’un de ses objectifs est de réduire leur fréquence chez les jeunes et de favoriser l’orientation des adolescent·es vers une aide ou une prise en charge adaptée en cas de besoin. Le PCAA souligne également l’importance d’une collaboration intersectorielle, impliquant notamment les professionnel·les des domaines socio-éducatif, sanitaire et social, afin d’assurer une approche de prévention cohérente et coordonnée. Il propose, dans l’une de ses mesures, une approche d’intervention précoce auprès des jeunes admis·es aux urgences pour une intoxication alcoolique.
Cette mesure, dont l’objectif premier est d’accroître la conscience sur les situations d’alcoolisation et la liberté de choix, place la situation du bénéficiaire au centre. En prenant en compte les aspects cognitifs, le ou la jeune peut ainsi agir en fonction de ce qu’il ou elle veut et peut atteindre. Le but premier n’est donc pas de pousser un·e jeune à modifier sa consommation et les bénéficiaires ne seront nullement obligés de suivre la mesure. Ils et elles peuvent refuser de la faire sans qu’il n’y ait ni de conséquence (personne n’en est informé par exemple), ni sanction.
Prendre en charge, former, contacter
La réflexion de départ a reposé sur trois axes, dont le premier s’est concentré sur l’établissement d’un protocole de prise en charge. Celui-ci allie la détection des patient·es par le personnel des urgences adultes et pédiatriques de l’hôpital fribourgeois (HFR) et la transmission des informations, puis la prise en charge des jeunes par des professionnel·les de l’entretien motivationnel et du suivi des comportements problématiques chez les jeunes (REPER [2]). Pour ce faire, les aspects juridiques liés à la transmission de données personnelles à l’association ont été formalisés avec un document de consentement, validé par le service juridique de l’HFR, explicitant les buts du projet et le périmètre des informations transmises (numéro de téléphone). Pour des raisons juridiques, il fallait inclure, dans ce protocole de détection, les mesures particulières pour les patient·es mineur·es et intégrer leurs parents.
Il s’est ensuite agi d’informer et motiver l’équipe soignante. Responsable de la mise sur pied d’une formation, l’équipe de REPER a passé une nuit aux urgences pour mieux se rendre compte de la réalité des soignant·es avant de créer le contenu du cours. L’ensemble du personnel du service des urgences adultes, du service des urgences pédiatriques et du service stationnaire de la pédiatrie (où les enfants de moins de 16 ans sont hospitalisé·es) en a alors bénéficié, soit une centaine de personnes ; depuis, la formation est donnée une fois par année aux nouveaux et nouvelles collaboratrices. Axée sur la pratique, elle permet au corps médical et soignant de comprendre le projet et de prendre conscience du rôle de chacun·e en matière de prévention, d’identification de la vulnérabilité des jeunes concerné·es et de s’exercer à mener un entretien.
Afin de faciliter le travail des soignant·es, des supports ont également été créés. Les documents pour les jeunes contiennent des informations sur l’alcool et l’intoxication alcoolique dans le corps. Leurs parents reçoivent les mêmes informations, avec un paragraphe supplémentaire sur la manière d’aborder l’intoxication alcoolique aiguë avec son enfant. Le matériel destiné aux professionnel·les contient un rappel du projet et des points clés de la formation. En plus, des supports numériques peuvent être proposés sur une tablette aux jeunes qui seraient hospitalisé·es de nombreuses heures (application « Be my angel », quiz et vidéo sur l’alcool).
Le troisième et dernier axe se concentre sur une reprise de contact avec les jeunes concerné·es. Le personnel de REPER appelle celles et ceux ayant signé le formulaire de consentement, afin de revenir ensemble sur leur hospitalisation, de comprendre leur situation de vie actuelle, de répondre à d’éventuelles questions et de leur suggérer un entretien en présentiel. L’objectif est de les sensibiliser aux dangers de l’alcoolisation rapide, d’offrir aux jeunes des ressources supplémentaires pour renforcer leur liberté de choix et leur capacité d’action quant à leur rapport à l’alcool ou à leur situation sociale ainsi que de leur transmettre des adresses (sites, applications, institutions, etc.) où se trouvent des informations pertinentes. Il est également possible d’initier un accompagnement quant à leur consommation d’alcool, si celui-ci est souhaité.
C’est la formation de l’ensemble du personnel de l’HFR, fin 2021, qui a déclenché l’initiation du projet sur le terrain. À l’interne de l’hôpital, il s’agissait d’une nouvelle manière de fonctionner face aux intoxications alcooliques des jeunes, soutenue par cette formation et le protocole interne.
Déployer, analyser, perfectionner
Il paraissait d’emblée évident que demander à des soignant·es déjà très sollicité·es d’ajouter une prise en charge à leur pratique serait complexe. C’est pourquoi différents moyens ont rapidement été mis en œuvre pour garder ce projet en vie.
Tout d’abord, une évaluation externe a soutenu la mise en évidence des points forts et faibles du démarrage du projet. L’un des principaux constats a porté sur la capacité réelle des jeunes à choisir et à agir en fonction de ce qui leur était proposé en termes de mesures, autrement dit d’évaluer le projet selon l’approche des capabilités du public concerné. Les résultats de l’évaluation montrent ainsi que le projet leur apporte des ressources supplémentaires pour renforcer leur liberté de choix et capacité d’action quant à leur rapport à l’alcool ou à leur situation sociale.
Un autre constat issu de l’évaluation est lié à la perception des soignant·es de la responsabilité des jeunes dans leur intoxication alcoolique aiguë. En effet, si les soignant·es se montrent bienveillant·es et les considèrent comme étant vulnérables dans cette situation, leur attitude ouverte sera plus favorable tant au projet qu’aux adolescent·es.
Durant le premier automne, après les résultats de l’évaluation externe, un atelier a été mené auprès des soignant·es pour évaluer où se trouvaient les freins. Le faible taux de formulaires de consentement signés — et par conséquent le nombre minime de jeunes pouvant être contactés par REPER — est apparu. En revanche, il a été constaté que les supports pour les jeunes étaient distribués directement par les soignant·es, confirmant l’existence d’un contact spécifique avec les jeunes.
Par ailleurs, ce travail de groupe a mis en évidence des entraves inhérentes à l’activité des urgences (manque de temps, changement de personnel au moment opportun pour parler aux jeunes, etc.), à la posture professionnelle (oubli du protocole), ou encore au projet lui-même (formulaire de consentement jugé trop « officiel », manque de rappels du projet à l’interne, formation insuffisante sur la création du lien avec les jeunes, etc.). La mise en lumière de ces obstacles a contribué, et contribue encore aujourd’hui, à améliorer le projet en continu. Ces perfectionnements, comme la mise en place de rappels réguliers aux urgences (et en particulier avant le week-end) ou une meilleure formation sur le contact avec les jeunes, sont menés parallèlement par le HFR et par REPER.
En 2024, un travail de communication, qui visait la valorisation du travail des soignant·es, a été mené avec la création d’une vidéo [3]. Celle-ci montre le parcours du premier jeune ayant suivi le processus de bout en bout, accompagné par la soignante qui l’a pris en charge.
Réviser, multiplier, monitorer
Aujourd’hui, le projet est bien installé au sein du HFR. Les soignant·es le connaissent et le mettent en œuvre dans la mesure du possible. Mais des défis demeurent. Pour y faire face, il a été établi que chaque soignant·e doit pouvoir suivre la formation, car l’expérience montre que ce sont surtout les personnes formées qui suivent le protocole. L’organisation à l’interne du HFR favorisant la participation des soignant·es à ce cours s’avère donc primordiale.
De plus, une réflexion est en cours sur le formulaire de consentement. Ce document se révèle en effet « trop juridique » pour des soignant·es, ainsi que pour certains jeunes et leurs parents qui disent leur crainte d’être « fiché·e ».
Renforcer ce qui fonctionne bien est également au cœur des discussions. L’importance de la conversation entre soignant·es et jeunes n’avait par exemple pas été anticipée. À ce titre, il est constaté que même si le formulaire de consentement n’est pas toujours transmis, les flyers diminuent drastiquement. Ce contact doit donc être renforcé.
Une attention est portée sur la reprise du contact avec les jeunes par REPER, notamment sur les différentes manières de pouvoir atteindre les jeunes, au-delà du simple appel téléphonique resté parfois sans réponse. L’objectif reste de parvenir à leur transmettre au minimum un des flyers du projet, évoquer les raisons de cet appel, communiquer les coordonnées de REPER et des liens utiles si elles ou ils ont des questions.
Enfin, le développement d’outils de monitoring adaptés doit également être pensé de manière plus approfondie. Ces derniers sont nécessaires au dispositif pour pouvoir mieux comprendre la question du non-recours au projet (non-proposition des prestations, non-demande des jeunes, etc.).
Plusieurs éléments majeurs du succès de ce projet ont pu être identifiés, à commencer par la participation du HFR et des soignant·es eux-mêmes dans le processus. La présence de personnes clés dans le groupe de réflexion, qui portent et défendent le projet au quotidien, ainsi que la création de supports permettant de médiatiser la conversation avec les jeunes en fait partie. Y contribuent également la posture ouverte et empathique de l’accueil des jeune·s, tant par les soignant·es que par les collaboratrices et collaborateurs de REPER qui ni diabolisent, ni banalisent et laissent toujours le choix au bénéficiaire de poursuivre ou d’arrêter la démarche, et les « piqûres de rappel » régulières comme la formation annuelle, les rappels à l’interne du HFR ou les ateliers.
Échanger, discuter, accueillir
Après trois ans d’existence, les différentes réflexions et démarches entreprises pour implanter et parfaire ce projet se révèlent efficaces, puisque le nombre de formulaires de consentement signés, de contacts téléphoniques et d’entretiens motivationnels réalisés auprès de jeunes est en très nette augmentation en 2024, passant de dix formulaires signés en 2022 à vingt en 2024, et de huit contacts à dix-sept. La proportion de jeunes rencontré·es lors d’un entretien suivant l’échange par téléphone est également en augmentation par rapport aux deux premières années, s’élevant à 28%. Il est encore intéressant de relever que depuis le lancement du projet, deux tiers des formulaires signés ont abouti sur un contact téléphonique direct, dont certains peuvent être considérés comme des entretiens motivationnels au vu de leur contenu et de leur durée.
Finalement, il convient de rappeler qu’en plus des objectifs chiffrables (nombre de formulaires ou d’entretiens), une plus-value essentielle relatée par la plupart des soignant·es est le changement de posture du personnel vis-à-vis des patient·es avec intoxication de substance : celle-ci est plus nuancée et différenciée qu’au départ, ce qui constitue un fondement réjouissant pour de solides développements à venir.
Bibliographie
- Heather N. Toward an understanding of the Effective Mechanisms of Alcohol Brief Interventions. Alcohol Clin Exp Res, 2014.
- J-M Bonvin, L’approche des capabilités : un concept pour les addictions ?, Revue Dépendances, 2017
- https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_52798A91A0AF.P002/REF.pdf
- E. Kuntsche et al : Binge Drinking in Childhood and Adolescence: Epidemiology, Consequences, and Interventions; Psychol Health 2017 Aug; 32(8) : 976-1017.
- Scott A Jones et al : Effects of Binge Drinking on the Developing Brain; Alcohol Res 2018 Jan ;39(1) : 87–96.
- Schmidhauser, V. & Delgrande Jordan, M. (2024). La santé des élèves de 11 à 15 ans dans le canton de Fribourg. Analyse des données de l’enquête HBSC 2022 et comparaison au fil du temps (Rapport de recherche No 165). Lausanne : Addiction Suisse.
- Roth, S. (2020). La santé dans le canton de Fribourg. Analyse des données de l’Enquête suisse sur la santé 2017 (Obsan Rapport 07/2020). Neuchâtel : Observatoire suisse de la santé 874-2002_final.pdf
[1] Schmidhauser, V. & Delgrande Jordan, M. (2024). La santé des élèves de 11 à 15 ans dans le canton de Fribourg. Analyse des données de l’enquête HBSC 2022 et comparaison au fil du temps (Rapport de recherche No 165). Lausanne : Addiction Suisse : hbsc_bibliographie_428.pdf
[2] REPER est une association de promotion de la santé et de prévention du canton de Fribourg qui œuvre pour le bien-être des enfants et des jeunes.
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Catherine Dorthe, «Je peux te parler de ta consommation d’alcool?», REISO, Revue d'information sociale, publié le 1er décembre 2025, https://www.reiso.org/document/14881
