L’irruption d’autres façons de « faire famille »
Avec la procréation assistée et la biomédecine, les formes de parentalités changent et interpellent l’éthique sociale. Faut-il craindre des dérives ? Le débat est ouvert.
Par Jean Martin, médecin de santé publique et membre de la Commission nationale suisse d’éthique
Depuis trente ans, la procréation médicalement assistée (PMA) a bouleversé les idées et la réalité, aussi bien pour la filiation (notion sociologique et juridique) que la procréation (biologique, génétique). Depuis cette époque – avant la législation fédérale – où les cantons devaient établir leurs règles, je me suis colleté aux défis et surprises que réserve ce domaine. Ainsi, on sait qu’on peut (dans les pays au cadre légal large) avoir cinq personnes qui légitimement ont un rôle dans la naissance d’un enfant par PMA : un donneur de sperme, une donneuse d’ovocyte, une mère porteuse et les deux « parents d’intention » qui vont devenir les parents sociaux et légaux.
La psychanalyste Geneviève Delaisi a suivi attentivement depuis les débuts la scène PMA et les couples, enfants et professionnels qui s’y trouvent impliqués, en France et dans les pays anglo-saxons dont les principes et pratiques sont plus libéraux. Elle était à Lausanne en mars dernier et j’ai apprécié sa grande expérience et la qualité de sa réflexion, présentées dans une dizaine d’ouvrages [1]. A souligner que l’expérience de Delaisi fait d’elle une adversaire résolue de l’anonymat, aussi bien pour le don de gamètes ou d’embryon que dans le cas de l’adoption. Rappelant les effets délétères des secrets de famille (Winnicott déjà disait que les enfants se débrouillent toujours pour savoir), elle affirme l’importance pour chacun d’avoir accès à son origine. Après beaucoup de préjugés et d’hésitations, cela est largement admis maintenant.
On sait les acrobaties que permet aujourd’hui la PMA. Tout en parlant sans jugement de nouvelles façons de « faire famille », Delaisi discute de la manière dont chacun construit sa propre légitimité procréative, son « arithmétique de la cuisine ovocyte-ventre-sperme », reflétant sa vision des rapports entre nature et culture.
En effet, c’est à l’interface nature-culture que se jouent les interrogations actuelles et les traductions que les Parlements leur donnent dans des lois. Dans son dernier livre [2], Delaisi traite entre autres de la situation des couples homosexuels qui souhaitent avoir des enfants et y parviennent en nombre croissant – dans d’autres pays que la France, la Suisse ou l’Allemagne, mais cela ne les empêche pas de revenir au pays avec eux.
C’est bien interpellant : sur le point de savoir si l’hétérosexualité des parents (qui par ailleurs ne donne aucune garantie quelconque) est une condition nécessaire à l’épanouissement de l’enfant, elle dit : « L’enfant a besoin pour se développer d’adultes qui ont pu accomplir le travail psychique de la parentalité. Quant à la différence des sexes [que doivent intégrer les enfants], elle est faite même si ce ne sont pas les parents du quotidien [homosexuels] qui l’incarnent (…) L’Oedipe de Freud était centré sur la place que le père occupait seul entre mère et enfant. Il est admis que ce tiers peut être un autre que le père géniteur ou légal. Mon expérience clinique m’a appris qu’un enfant a en effet besoin de deux parents, mais pas forcément d’un homme et d’une femme ». Le « père » est celui qui sait faire fonctionner la triangulation oedipienne, ce peut donc aussi être une femme… « Les familles homoparentales nous rendent à l’évidence : il faut cesser d’entretenir la confusion entre filiation et nature ».
Well well… Je suis préoccupé par tout ce que la biomédecine permet d’envisager, à un rythme qui coupe le souffle. Souhaitant qu’on donne du temps au temps avant de bouleverser les cadres sociaux et juridiques, j’aimerais parfois freiner… mais la réalité ne se laisse pas faire. Les parentalités homosexuelles vont, légales ou clandestines, être de plus en plus fréquentes et appelleront des déterminations raisonnables, parce qu’on ne pourra pas refuser à ces enfants un statut légal semblable à celui de leurs contemporains de familles traditionnelles. Delaisi relève l’explosion récente des familles recomposées de types divers, que chacun intègre maintenant ; à son sens les parentalités « gay » n’en sont qu’une forme parmi d’autres. Se souvenir ici des sociétés exotiques aux modèles différents : îles des mers du Sud où la liberté sexuelle fait que les enfants n’ont pas de père attribué ; polyandrie dans des groupes himalayens, où – sauf analyse ADN (!) – il n’est pas possible de désigner UN père ; sociétés matrilinéaires où les frères de la mère exercent les prérogatives qui sont paternelles chez nous.
Défis pour l’éthique sociale et la convivialité dans la société. Comment définir les dérives ? Ou bien est-ce que rien ne saurait être une dérive ? Ce qui apparaît aujourd’hui comme des dérives sera-t-il bientôt considéré comme de simples innovations dans une société qui évolue ? Si tout n’est pas admissible, comment et où poser les limites/barrières et comment les faire observer ?
[1] Je mentionne en particulier L’enfant à tout prix (Paris, Seuil-Points actuels, 1985), et (avec P. Verdier) Enfant de personne (Paris, Odile Jacob, 1994).
[2] Delaisi de Parseval G. Famille à tout prix. Paris : Seuil, 2008.