Recension : « C’est ainsi que les hommes meurent »
Le dernier ouvrage de Jean Leonetti parle de la mort et, en contre-chant, de la vie. Les médecins sauront-ils entendre cet appel à des pratiques moins déraisonnables ? Plus respectueuses des patient·e·s ?
Recension par Jean Martin, médecin de santé publique et ancien membre de la Commission nationale d’éthique
Médecin cardiologue et homme politique français, Jean Leonetti (1948) a donné son nom à la loi française du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, principal document législatif de l’Hexagone traitant de cette problématique. Il serait possible d’ajouter le Rapport de décembre 2012 de la Commission de réflexion présidée par le professeur Didier Sicard, mais il n’a pas de valeur légale. Ce rapport Sicard décrivait comment, dit en termes bruts, « on meurt mal en France aujourd’hui ». Malgré ce constat inquiétant, les observateurs relèvent que, si les dispositions de la Loi Leonetti étaient appliquées, la situation serait bien plus satisfaisante. Traduite dans la pratique quotidienne et nationale, cette loi prévoit en effet de renoncer à l’obstination médicale déraisonnable, de mieux traiter la douleur en abandonnant de vieilles réticences vis-à-vis des antalgiques majeurs, de prodiguer la sédation profonde terminale.
Le Dr Leonetti vient de publier un ouvrage [1] sur la mort, le mourir et, en contre-chant, la vie. Panorama substantiel de ce que la réalité et l’inéluctabilité de la mort, les idées, les craintes, voire les fantasmes qui y sont liés, ont suscité chez les philosophes, les écrivains et dans les doctrines religieuses. Tout en abordant les questions très actuelles posées dans la pratique et l’éthique médicales, cette large réflexion est marquée par la culture de l’auteur, notamment la culture chrétienne.
Un tableau de la maladie et du mourir
Il est intéressant d’approcher les positions d’un confrère qui a beaucoup influencé la pensée politique et médicale au cours des dernières années dans son pays. Sur la « scène éthique française » en général, certaines réserves s’imposent à mes yeux vis-à-vis d’une adhérence étroite à des éléments de doctrine qui valaient jusqu’ici comme intangibles, mais devraient être discutés et aménagés. Le tableau général de la maladie et du mourir ainsi que leurs composantes socio-culturelles, et donc la pratique de la médecine, ont profondément évolué ces dernières années. Couplés à la promotion des droits de patients dans la loi et dans la vie quotidienne, avec l’accent mis sur leur autonomie, ces changements exigent des réexamens approfondis. Les nouvelles approches concernent la douleur et sa prise en charge, la maladie terminale, les déterminations propres des malades, y compris s’agissant de refus de mesures médicales (supplémentaires) et l’aide à soulager une agonie.
L’ouvrage de Jean Leonetti retient aussi l’attention parce que je n’y ai pas vu les aspects militants traditionnels, voire simplistes ou même rendus caricaturaux par des envolées rhétoriques, qu’on aurait imaginé chez un personnage politique. L’auteur aurait pu vouloir souligner de manière combative la « différence » ou l’« exception » française, par rapport notamment aux positions anglo-saxonnes libérales. Son ouvrage évite cet écueil. En réalité, si ce qui est avancé dans ce livre était appliqué aujourd’hui chez nos voisins, la situation pratique ne serait pas si différente entre la France et la Suisse. Elle le serait beaucoup moins que le font croire les fortes prises de position de ténors politiques et sociétaux, y compris de l’Ordre national des médecins, vouant aux gémonies toute éventualité d’admettre dans certains cas une assistance au suicide (ou pire, une euthanasie). Il est regrettable d’en parler de manière si manichéiste alors que la vie, le mourir, la médecine, la vie en société ne sont jamais en noir pur ou blanc pur. Ils sont faits de nuances de gris (étant admis que, une fois la mort intervenue, on est dans une situation catégorique - noire ou blanche, chacun choisira). Leonetti le rappelle avec pertinence : « La vie, c’est changer d’avis. » L’ouvrage me semble confirmer que, si ce que le Dr Leonetti préconise - et qui se trouve largement dans la loi qui porte son nom – était accepté et mis en pratique, dès aujourd’hui « on mourrait moins mal en France ».
Une médecine parfois déraisonnable
Des citations extraites de l’ouvrage permettent de se faire une idée plus précise du propos de l’auteur, notamment sur l’obstination déraisonnable des médecins.
- « Ces situations d’état végétatif chronique ne sont pas le résultat d’une maladie, mais le produit d’une médecine moderne incapable de maîtriser sa puissance et de prévoir les résultats de son action. »
- « Les médecins génèrent quelquefois des situations de survie qui apparaissent insupportables pour les sujets qui les subissent et leur entourage. Cette remise en cause de l’action médicale déstabilise le monde des soignants, à qui il faut apprendre ou réapprendre à s’abstenir de toute action et à mieux prendre en compte la volonté du malade. L’adage médical ‘D’abord ne pas nuire’ concerne désormais des actions jugées utiles à la poursuite de la vie [biologique] mais néfastes sur le plan humain. »
- « La médecine traditionnelle, bien mieux préparée à sauver et guérir qu’à accompagner et soulager, a trouvé dans la médecine palliative son complément indispensable (…) Toutefois, la médecine palliative n’intervient le plus souvent qu’après la curative, alors que les deux stratégies doivent cohabiter »
- « Le médecin n’est pas le détenteur de la morale (…) La médecine n’est pas non plus l’instrument de tous les désirs et de toutes les insatisfactions. Elle doit agir non pas en fonction d’une morale médicale enfermée dans un corporatisme étroit, mais au nom de valeurs universelles de bienfaisance et de solidarité envers les plus faibles. »
Un dialogue interdisciplinaire souhaité
Au-delà des positions de Leonetti sur les enjeux d’éthique et de pratique médicales, ses réflexions plus générales méritent aussi qu’on s’y arrête.
- « Le problème de la mort se situe aux croisements des réflexions philosophiques, psychologiques, sociétales et religieuses. Ce n’est donc que dans un contexte de dialogue et de médiation interdisciplinaires que la fin de vie de chacun doit être abordée. »
- « La façon de mourir des hommes est un marqueur du type de société dans laquelle ils vivent et interroge nos valeurs. Quelle que soit cependant la société, l’humain est partagé entre la certitude de sa finitude et le questionnement sans fin qu’elle suscite. »
- « Les raisons que l’on a de vivre sont les mêmes que celles que l’on a de mourir : Dieu, le roi, la patrie, la famille, l’humanité. » A cette réflexion quelque peu ethno-centrée, on pourrait aujourd’hui ajouter ‘soi-même’ avec tous les accents mis sur l’autoréalisation et la concrétisation de ses potentiels.
- Préoccupante société (hyper)médiatique : « A propos de fin de vie et de la mort, on voit comment les affaires ont souvent été abordées de manière superficielle (…) Dans l’immédiat et l’émotion, il n’est pas nécessaire d’avoir une pensée mais un avis. Cette ‘société de l’opinion’ va varier en fonction des sondages successifs et des questions posées (…) Ainsi les éléments sont réunis pour n’avoir de pensée sur presque rien mais une opinion sur presque tout. »
- « Notre société évolue vers plus de droits et moins de devoirs. Le `C’est mon choix’ devient `C’est mon droit’. Or ce droit à la différence peut créer une différence des droits. La vision individuelle de la mort, vécue comme `ma mort’ et non pas comme `ma mort parmi les autres’ exclut le groupe et affaiblit le deuil et les rites ».
Une approche située dans le temps
Les interrogations et les approches de l’auteur sur la vie après la vie sont également intéressantes. Tout comme les parallèles ébauchés entre hier et aujourd’hui.
- « L’idée de la vie sans au-delà est à la fois désespérante et libératrice. S’il n’y a pas d’espoir de vie bonne après la vie terrestre, rien ne réparera les injustices du monde ; mais la mort sans Dieu libère la vie en faisant peser sur les hommes la responsabilité de l’humanité - et tout leur devient désespérément possible, en particulier de décider seuls de leur vie et de leur mort. »
- « Une espérance criait dans un monde de violence et de haine que chaque vie était digne et que le bonheur était possible. Aujourd’hui, avec la lucidité que l’histoire nous enseigne, nous savons que Dieu restera silencieux et que le grand soir ne viendra pas. Il nous reste à construire, avec modestie et réalisme, un sens à la vie et à la mort qui soit capable de dépasser la déception de nos rêves évanouis. »
- « Notre époque hésite entre matérialisme et transcendance, pour faire de la mort une fin ou un commencement. Doit-on dans ce siècle désenchanté à la mémoire courte vaincre la mort par la science ou l’apprivoiser au travers d’un idéal réinventé ? »
- Enfin, à propos de gouvernance mondiale souhaitable, quelques mois avant la 21e Conférence des Nations unies sur les changements climatiques de Paris en décembre 2015 : « La génération actuelle est non seulement la première depuis longtemps à considérer que l’avenir de ses enfants sera moins radieux que le sien, mais à ne pas faire grand’chose pour éviter à ses descendants le lourd fardeau d’erreurs politiques, écologiques ou financières accumulées. »
« C’est ainsi que les hommes meurent » est préfacé par Robert Badinter, ministre de la Justice de François Mitterrand, qui a fait abolir la peine de mort en 1981. Même si l’avocat n’appartient pas à la même famille politique que Jean Leonetti, la fin de vie est à son avis un des sujets qui transcendent les oppositions partisanes. « Dans ce combat prométhéen [avec la mort], l’homme a fait reculer les barrières de l’inconnu et fait progresser sans cesse les savoirs et les techniques. Mais, toujours infranchissable, la ligne qui demeure à l’horizon lui rappelle que demain il sera mort, c’est-à-dire autre ou rien. (…) Je pense qu’il est temps que, dans les Déclarations des droits humains, soit inscrit le droit de ne pas souffrir, avec comme corollaire le droit aux soins palliatifs et à la sédation profonde. »
[1] « C’est ainsi que les hommes meurent », de Jean Leonetti, préface de Robert Badinter, Paris : Editions Plon/Tribune libre 2015, 178 pages.