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Le mésusage des opioïdes, un risque avéré de santé publique

Mardi 16.05.2023

Une étude suisse montre une augmentation « disproportionnée » de la prescription d’opioïdes lors de blessures et maladies de l’appareil locomoteur. Pharmacienne clinicienne au CHUV, Mapi Fleury commente ces résultats.

mapi fleury opioides chuv 170Mapi Fleury © DRSelon une étude de l’hôpital de Baden publiée dans le Journal of Occupational Rheabilitation le 11 avril dernier [1], les opioïdes forts ont connu une augmentation de prescription de 88,4% entre 2008 et 2018 pour des blessures mineures, et de 88,3% dans les cas les plus graves. Les opioïdes forts ont d’ailleurs enregistré une hausse importante des frais médicaux durant ce même laps de temps, contrairement aux autres médicaments. L’étude conclut que « une pratique plus libérale de la prescription d'opioïdes va à l'encontre des recommandations actuelles fondées sur des preuves et doit être prise en compte par les médecins et les décideurs politiques. »

Alors que les risques liés à ces produits sont connus, notamment mis en exergue par la « crise des opioïdes » qui sévit depuis 30 ans aux États-Unis [2], Mapi Fleury, pharmacienne clinicienne au CHUV et spécialiste des thérapies complémentaires, fait le point pour REISO.

(REISO) Comme les opioïdes « forts », ceux qualifiés de « faibles » peuvent déjà engendrer des effets secondaires graves, ainsi qu’un risque de dépendance. À partir de quelle consommation ces risques sont-ils présents ?

(Mapi Fleury) Si seulement cette réponse était simple ! À la notion de la dépendance, je préfère m’arrêter sur le concept de trouble de l’utilisation, ou mésusage des opioïdes : cette définition plus large du périmètre du problème permet aussi d’entrer en discussion de manière précoce avec des patient·e·s dont on pressent qu’ils et elles n’utilisent pas les opioïdes selon nos recommandations médicales, soit non contre une douleur générée par la lésion d’un tissu ou d’un organe — en jargon médical on dirait nociceptive — mais pour dépasser une situation d’anxiété ou parvenir à trouver le sommeil.

Quel mécanisme est activé lors du mésusage d’un opioïde ?

À partir du moment où l’on touche dans le cerveau le centre de la récompense, c’est-à-dire dès l’apparition d’un effet psychoactif, qui touche aux perceptions, tout devient très compliqué parce que le risque de mésusage est aussi individuel que la ou le patient lui-même. Les facteurs de risques sont nombreux, par exemple, le fait de souffrir d’une autre addiction qui peut sembler anodine comme le tabac, ou une histoire familiale de désordre de l’utilisation des opioïdes. Des vulnérabilités psychologiques, comme la dépression ou l’anxiété, ainsi qu’avoir moins de 45 ans se trouvent également parmi les facteurs de risque.

L’ensemble des opioïdes présentent-ils les mêmes risques ?

Oui, l’ensemble des opioïdes, qu’ils soient dits faibles ou puissants, même utilisés pour une toux, peuvent mener à un mésusage. Cependant, une couche de complexité s’ajoute encore lorsque l’on parle de certains opioïdes synthétiques, comme le tramadol, car la métabolisation de cette molécule est erratique. J’entends par là que la façon dont chaque humain va dégrader cette molécule et la transformer en d’autres, pour la faire sortir de l’organisme, n’est pas réellement prévisible. Les opiacés, les alcaloïdes naturels comme la morphine, ne mettent pas non plus à l’abri. La codéine, elle aussi, peut être métabolisée d’une façon catastrophique à cause de polymorphisme génétique, c’est-à-dire la façon dont chaque humain est « outillé » pour transformer les molécules dans son organisme. Vous ne pouvez rien y faire ! Si vous faites partie de celles et ceux qui métabolisent rapidement la codéine en morphine, vous risquez de vous arrêter de respirer, y compris après l’ingestion d’une toute petite dose de produit. Les enfants sont particulièrement vulnérables à ces mécanismes, tout comme les patient·e·s qui prennent plusieurs médicaments.

Ces désavantages sont difficilement acceptables alors que des alternatives thérapeutiques existent.

En tant que pharmacienne clinicienne, comment vous positionnez-vous face à l’usage du tramadol ?

Je tiens d’abord à préciser qu’il n’y a pas de mauvais médicament, il n’y a que de mauvaises indications. Ainsi, même le tramadol est une option quand la douleur reste trop intense malgré l’utilisation d’autres analgésiques. Le problème est que, comme je l’ai expliqué, son efficacité s’avère très variable selon les personnes. Il expose aux mêmes effets indésirables que les autres opioïdes, en plus d’autres problèmes spécifiques liés à son mécanisme d’action un peu différent. Ces désavantages sont difficilement acceptables alors que des alternatives thérapeutiques existent. Et finalement, son efficacité diminue au fil du temps. La dépendance s’installe parfois, l’arrêt du médicament devient alors difficile et nécessite une réduction très progressive des doses.

Quelles sont alors vos recommandations pour les prescriptions d’opioïdes ?

De façon globale, mes recommandations dépassent cette classe de produits. Si je dois parler au prescripteur, je dirais tout d’abord : « Connaissez les molécules que vous prescrivez ». Lorsque c’est possible, mieux vaut choisir une molécule à la cinétique simple, à l’efficacité éprouvée de longue date, dont on a une idée du spectre d’effets indésirables. Ensuite, il s’agit de réfléchir à l’indication d’une telle prescription : ai-je vraiment besoin de cette molécule, pour quels bénéfices cliniques ? Dans une même indication, parfois même au sein de la même classe thérapeutique, des molécules cousines n’ont pas du tout la même balance bénéfice-risque. Finalement, tout traitement démarré doit avoir une date d’évaluation de son bénéfice clinique. Et si l’issue clinique n’est pas celle espérée, il y a lieu de se demander si c’est lié au médicament lui-même. Maintenant, si je dois me prononcer spécifiquement pour les opioïdes et le tramadol, alors mes recommandations sont d’administrer la dose la plus faible possible mais titrée de façon efficace, sur la plus courte durée possible, avec une date de fin planifiée. Une prescription ne devrait pas durer plus de quelques semaines, et certains pays ont même limité l’autorisation de prescription à trois mois. Déjà après quelques semaines d’utilisation, un arrêt progressif doit être pratiqué.

Et du point de vue du ou de la patiente, que faire si un médecin évoque une prescription d’opioïdes ?

Je dirais : « Soyez curieux et curieuses », intéressez-vous à votre traitement, devenez patient·e-partenaire. Si vous devez être exposé·e au tramadol, les conseils de la Revue Prescrire se révèlent tout à fait pertinents : évitez les activités qui nécessitent une vigilance accrue, car le risque d’accident est avéré. Si vous devez ajouter un autre médicament, demandez l’avis d’un·e professionnel·le de santé. Ne consommez pas d’alcool, car vous risquez d’être plus confus·e et somnolent·e. Si vous vous rendez compte que le soulagement est insuffisant, n’augmentez jamais les doses de votre propre chef, consultez. Après quelques semaines de traitement, il y a lieu de passer par une réduction progressive des doses, sans arrêt brutal du médicament. À l’issue du traitement, les gouttes ou comprimés restants doivent être rapportés sans délai à la pharmacie. Enfin, en cas de sensation que quelque chose cloche ou que le contrôle se perd, il faut demander de l’aide.

Tout·e professionnel·le du travail social ou des soins devrait s’informer et posséder une boîte à outils de base de dépistage de la consommation d’opioïdes.

Quelle posture peut adopter un·e professionnel·le du travail social ou des soins qui se trouve face à un·e patient·e ou bénéficiaire semblant présenter un risque ou des signes de dépendance à ces produits ?

Le trouble d’utilisation des opioïdes est un diagnostic présent dans le DSM-5 [3]. Ainsi, tout comme il convient de ne pas badiner avec les prescriptions d’opioïdes, il ne faut pas se lancer non préparé·e dans ce type de discussion. Tout·e professionnel·le du travail social ou des soins devrait s’informer et posséder une boîte à outils de base de dépistage de la consommation d’opioïdes, s’il s’inquiète d’un potentiel mésusage chez un·e patient·e. Parmi les outils qui ne prennent pas de temps, dont les scores sont facilement disponibles et la sensibilité et la spécificité sont bonnes, figurent par exemple le Rapid opioid dependence screen [4] ou le OWLS, un outil de dépistage autoadministré en quatre points permettant de détecter les troubles liés à l’utilisation d’opioïdes sur ordonnance chez les personnes à qui l’on a prescrit un traitement à long terme.

Les patient·e·s dont le dépistage est positif pour le mésusage d’opioïdes doivent faire l’objet d’une évaluation plus poussée chez un spécialiste, être accompagné·e·s de façon multimodale et avec un traitement psychosocial si cela est nécessaire.

J’aimerais ajouter encore que c’est une thématique complexe et si un·e professionnel·le ne se sent pas à l’aise devant une situation, je préconise de ne pas briser le lien thérapeutique en adoptant une attitude rigide, mais plutôt de demander immédiatement une supervision auprès d’un addictologue ou d’un algologue.

drugs capsules and pills on white background. Multicolored pills on white background© DepositphotosDe votre point de vue, pourquoi les médecins prescrivent-ils et elles davantage d’opioïdes pour les blessures légères lorsque du paracétamol pourrait suffire et que les risques liés à ces produits sont connus et documentés ?

Attention à ne pas tomber dans une vision manichéenne du système de santé : on ne peut pas travailler correctement toutes et tous ensemble en cherchant des coupables. Les polémistes invoqueraient évidemment la pression sur les coûts, obligeant les blouses blanches dépassées à prescrire rapidement un traitement puissant à une personne revendicatrice qui doit retourner travailler au plus vite, même s’il y a un risque d’en faire une future toxicomane. Ils elles accuseraient aussi sans doute les firmes pharmaceutiques qui désinforment les partenaires du réseau de santé afin d’augmenter les profits de leurs actionnaires. Il est indispensable de résister à ce type de pente cognitive, dont c’est le·a patient·e qui sortira perdant·e. Maintenant, il faut préciser qu’évaluer la douleur et la traiter n’est pas si facile ; cela nécessite des compétences spécifiques, des traitements multimodaux et du temps.

Concrètement, comment se pratique cette évaluation de la douleur et comment y répondre ?

Une évaluation adéquate comporte une compréhension de son étiologie. Chaque personne doit être considérée de manière holistique, en appréciant la douleur totale. Cela étant effectué, il convient de proposer la meilleure stratégie individuelle, y compris avec des moyens d’abord non pharmacologiques. Ensuite, je recommande aux prescripteurs de travailler avec un répertoire thérapeutique restreint, mais bien maîtrisé, car il y a une part de méconnaissance des médicaments, des indications pertinentes pour ceux-ci et des spectres d’effets indésirables. Par ailleurs, il convient de se tenir informé·e, s’abonner à une revue de pharmacothérapie pratique et synthétique, libre de conflits d’intérêts, pour optimiser son temps de révision et de lecture scientifique. Questionner sa pratique médicale en réfléchissant chaque fin de semaine à son volume de prescription des opioïdes, c’est aussi un moyen d’éviter d’en perdre le contrôle. Chaque patient·e a également une part de responsabilité, celle de devenir acteur ou actrice de son traitement. Finalement, du point de vue macroscopique, il est attendu des autorités réglementaires qu’elles protègent les humains en évitant de mettre sur le marché ou de rembourser des médicaments plus dangereux qu’utiles. Cela semble un programme ambitieux ? On peut alors commencer avec un petit pas, sans angélisme ni catastrophisme : pour chaque indication, choisir un traitement avec la meilleure balance bénéfice-risque.

(Propos recueillis par Céline Rochat)

[1] Müller, D., Scholz, S.M., Thalmann, N.F. et al. Increased Use and Large Variation in Strong Opioids and Metamizole (Dipyrone) for Minor and Major Musculoskeletal Injuries Between 2008 and 2018: An Analysis of a Representative Sample of Swiss Workers. J Occup Rehabil (2023).

[2] Les overdoses liées à une mauvaise consommation d’opioïdes augmentent sans cesse aux USA. Entre février 2021 et février 2022, ce sont 82'000 décès qui ont été enregistrés. Source : « Aux Etats-Unis, les autorités sont dépassées par la crise des opioïdes : « On déplore des victimes dans tout le pays ». France Info, publié le 12 février 2023, consulté le 12 mai 2023.

[3] Edition la plus récente du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, publiée en 2022.

[4] RODS est un outil de dépistage de la dépendance aux opioïdes en huit points, administrable en tant qu'instrument autonome ou dans le cadre d'un entretien complet.

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