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Prévenir la maltraitance infantile au Cameroun

Jeudi 19.10.2023
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Durant plus de dix ans, le professeur René Knüsel a dirigé l'Observatoire de la maltraitance envers les enfants. Il s'est notamment intéressé aux enjeux culturels dans la maltraitance, coordonnant un ouvrage collectif intitulé «Qui châtie bien?».

Par Claude Olivier Bagnéken, secrétaire exécutif de l’association Emida Cameroun, et Fabrice Brodard, maître d'enseignement et de recherche, Institut de psychologie, Observatoire de la maltraitance envers les enfants, Faculté des sciences sociales et politiques, Université de Lausanne

Cet article fait partie d’un dossier de dix articles, publié en collaboration entre REISO et l’Institut des sciences sociales (ISS) de l’Université de Lausanne. Celui-ci rend hommage au sociologue René Knüsel, professeur ordinaire en sociologie des politiques et de l’action sociale, de 2004 jusqu’à sa retraite en 2020. Ce corpus est articulé en trois sections : 1) Regards sociologiques sur l’État et ses politiques sociales, 2) Modèles d’interventions inclusifs et 3) Actions concrètes sur le terrain.

Coordinateurs de ce dossier, André Berchtold, professeur associé à l’ISS, et Jacques-Antoine Gauthier, maître d’enseignement et de recherche, ont ainsi « proposé à quelques ancien·ne·s collègues, au court comme au long cours, de prolonger encore un peu le cheminement commun » avec René Knüsel. « Il en est issu cet ensemble de réflexions parlant moins de travail que d’êtres humains, mais mettant toujours en avant une passion commune pour la justice et la discussion. » L'ensemble du dossier est publié conjointement sur REISO et dans un livre.

La maltraitance envers les enfants est reconnue comme un problème urgent de santé publique et une violation des droits de l’enfant [1]. Dans le monde, un enfant sur deux a été victime d’abus (violence physique, sexuelle, ou émotionnelle) durant la dernière année de sa vie [2].

Dans les pays à faibles revenus, et plus spécifiquement en Afrique subsaharienne, la prévalence des abus est particulièrement élevée [3]. Depuis le début du millénaire, de nombreux rapports internationaux relèvent la nécessité de développer des approches préventives dans ces pays [4]. Cependant, très peu d’actions ont été réalisées en tenant compte des données sociologiques spécifiques à ces contextes, ce que cet article propose d’illustrer, avec l’exemple du Cameroun.

Contexte sociologique et mauvais traitements envers les enfants

La prévention de la maltraitance infantile dans la société camerounaise s’inscrit dans un contexte dominé par l’introduction des nouvelles normes d’interprétation des relations interpersonnelles dans la famille et dans la société globale. En effet, la société a toujours fonctionné sur la base des valeurs propres qui accordent une place particulière aux parents, aux éducatrices et éducateurs ainsi qu’aux enfants [5]. Les brassages entre les peuples et un nouvel environnement international favorable à l’uniformisation des comportements relationnels ont introduit un déséquilibre dans le fonctionnement traditionnel de la famille [6].

En 1981, les autorités compétentes ont validé un nouveau cadre normatif qui définit les bons et les mauvais comportements envers les enfants. Celui-ci a exposé la famille traditionnelle à l’influence de nouvelles représentations et interprétations des relations familiales. Dans le corpus juridique national, l’ordonnance n°81/002 du 29 juin 1981 porte sur l’organisation de l’état civil. Il s’agit d’un texte fondamental qui régit la constatation des naissances, des mariages et des décès. Un accent particulier y est mis sur la paternité et la recherche en paternité, la reconnaissance de l’enfant, la garde des mineur·e·s et d’autres dispositions relatives au bien-être de l’enfant. Sur le plan scolaire, l’État a promulgué la loi n°98/004 du 4 avril 1998 sur l’orientation scolaire. Elle consacre l’éducation comme droit fondamental pour tous les enfants. L’article 35 de cette loi interdit notamment toutes formes de sévices corporels sur les enfants sans cependant interdire littéralement la maltraitance des enfants.

En plus d’être soumise à l’influence occidentale, la société camerounaise constitue un cadre de foisonnement de plusieurs sous-cultures. Sa diversité ethnique, linguistique et religieuse fait d’elle une « Afrique en miniature » — ainsi que l’a qualifiée le géographe Paul Tchawa [7] — qui expose plusieurs modes de vie [8]. À côté de l’organisation administrative, il subsiste une structuration sociale de la population qui tire son fondement de ces différents éthos [9].Dans cet environnement légalisé, la proportion marginale du débat politique sur la maltraitance infantile lors des consultations électorales s’avère étonnante, autant que l’importance de la violence physique, psychologique et symbolique envers les enfants qui demeure [10]. Cette situation de violences fréquentes reste une préoccupation pour les chercheurs, les chercheuses ainsi que des personnes actrices de la société civile.

Aperçu de la maltraitance dans la société camerounaise

La question des données sur les mauvais traitements envers les enfants dans la société camerounaise pose au moins deux difficultés [11]. D’abord, il n’existe pas une base de données régulièrement renseignée sur le phénomène. Même l'enregistrement des naissances n'est pas systématique et n'est effectué que pour environ 66% des enfants [12]. Ce déficit s'explique par la priorité accordée par les pouvoirs publics et les partenaires financiers aux initiatives qui offrent des résultats rapides et visibles. Sans être incompatible, ce choix a un impact sur la disponibilité des financements dédiés à des recherches visant à évaluer la prévalence et/ou identifier les facteurs contribuant au phénomène de la maltraitance.

Ensuite, la question de la définition et même de la conceptualisation des mauvais traitements envers les enfants interrogent. Une société peut-elle admettre des comportements relationnels dont les seuils de tolérance sont fixés à partir d’un référentiel exogène ? Existe-t-il des valeurs susceptibles de transcender les cultures et les pratiques parentales propres à chaque population humaine ? Ces deux questions complémentaires peuvent orienter diverses interventions sociologiques pour tenter de comprendre et d’endiguer le phénomène dans le contexte camerounais.

Malgré ces obstacles, quelques données sur les mauvais traitements des enfants ressortent de différentes études. Relevons notamment que de nombreux enfants vivent dans la rue, dans les grands centres urbains particulièrement (entre 3'000 et 5'000 à Douala semble-t-il [13], mais sans statistique fiable). Avec le recul de la solidarité communautaire, le phénomène des enfants errants, sans domicile, s’observe jusque dans les zones rurales du pays. De manière intéressante, une étude réalisée à Yaoundé en 1999 montre que les facteurs à l'origine de cette situation semblent moins économiques que liés à un style parental très sévère [14].

La même année, EMIDA [15], avec le soutien de l’UNICEF, a mené une étude sur l’importance de la violence dans l’éducation de l’enfant au sein de la famille et à l’école primaire au Cameroun [16]. L'enquête a indiqué que plus de 91% des enfants étaient battus par leurs parent·e·s à la maison et 88% en milieu scolaire. Plus récemment, une autre recherche [17] a relevé de la violence modérée (p.ex. fessée, coups sur les fesses avec un objet) chez plus de 92% des enfants et de la violence sévère (p.ex. coups de pied) chez plus de 40% d’entre eux. Une valeur pédagogique est attribuée aux châtiments corporels, ceux-ci étant perçus comme une préparation de l’enfant pour sa vie adulte [18].

La négligence physique envers les enfants mineurs est parfois difficile à identifier dans un contexte économique pauvre, donc dans les zones rurales [19]..Dans ces régions particulièrement, des enfants mineurs sont mal vêtus et présentent des signes physiques de négligence. Un autre problème concerne le travail des enfants. Le Rapport national sur le travail des enfants au Cameroun [20], réalisé en 2008, révèle en effet que 41% des enfants de 5 à 17 ans sont astreints au travail (au moins 1h par semaine rémunérée). Parmi ceux-ci, 27.9% effectuent des travaux « à abolir » (intenses et/ou inadaptés) et 4.4% des travaux dangereux (mines par exemple). Cette besogne se révèle liée à une forte déscolarisation : dans plusieurs zones rurales, le taux d’abandon scolaire avant la fin du cycle primaire s’avère préoccupant, en particulièrement pour les jeunes filles.

Finalement, les abus sexuels semblent aussi très fréquents. Une étude récente mentionne un taux d’agression sexuelle de 9,5 % et 3,4 % de viols chez des étudiant·e·s [21].

Évaluer pour mieux prévenir

Les données obtenues dans l’étude menée par EMIDA et l’UNICEF [22] ont alors servi de base pour proposer un programme de renforcement des compétences parentales sous forme d’école des parents. Les interventions de l’association auprès des personnes détentrices d’enjeux éducatifs portent sur trois axes.

Dans un premier temps, la collecte des données permet d’évaluer la prévalence et les types de maltraitance dans une localité. Trois actions sont menées à ce niveau : la conception et la validation du support de collecte, le dépouillement et la présentation des résultats, ainsi que l’identification des axes pertinents relatifs à la maltraitance.

Sur la base des aspects retenus, la formation des parents et des enseignant·e·s passe par le choix, l’élaboration et la validation des supports thématiques. Le renforcement des compétences éducatives s’effectue à travers des sessions de sensibilisation et de formation auprès des parents et des enseignant·e·s. Enfin, le suivi-accompagnement des parents formés porte sur la création d’un groupe de soutien en la matière, ainsi que sur la mise à disposition régulière des supports thématiques.

Plusieurs parents et enseignant·e·s sont impliqué·e·s dans ce programme, réparti dans une dizaine de localités. Outre la mobilisation de ressources financières, les défis liés au suivi des groupes de soutien et à l’évaluation du programme restent les principales difficultés auxquelles l’association se trouve confrontée.

Construire avec les communautés

Les enquêtes les plus récentes montrent que la prévalence des abus et négligences reste particulièrement élevée en Afrique subsaharienne [23]. Différents facteurs expliquent ce maintien, dont la conséquence des violences que les parents actuels ont subi durant leur enfance, ainsi que les croyances et attitudes vis-à-vis des châtiments corporels.

Les recherches sur le sujet demeurent rares dans ce contexte, rendues difficiles par le manque de mesures adaptées culturellement, par la diversité de la population (langues parlées, ethnies, religions, …), par les conditions socio-économiques, ainsi que par la coexistence de modèles traditionnels et de modèles exogènes dans l'éducation des enfants. Ainsi, la conceptualisation même de la maltraitance, de l'enfance, ou des relations entre l'enfant et ses parents semble différente de celle qui prédomine dans la littérature internationale. Ceci implique donc une certaine prudence pour aborder ces thématiques et la combinaison de différentes méthodes.

La littérature sur la maltraitance indique l’existence de deux approches principales pour prévenir le phénomène de la maltraitance sur personnes mineures dans les pays à faibles revenus. La plus courante consiste à adapter culturellement des programmes éprouvés scientifiquement [24] dans des pays majoritairement anglo-saxons. De telles adaptations restent plutôt rares en dehors de l’Afrique du Sud et du Kenya. Elles semblent difficiles à appliquer dans des contextes plus pauvres et moins proches des modèles exogènes (i.e. systèmes familiaux, attentes envers les enfants, société individualiste…) comme c’est le cas au Cameroun. De plus, elles présupposent que des pratiques parentales et des valeurs sont susceptibles de transcender les cultures et les pratiques parentales propres à chaque population humaine. Ou alors la population du pays d'implantation devrait-elle accepter des comportements relationnels dont les normes sont fixées à partir d’un référentiel exogène, par exemple la définition de la maltraitance par l'OMS.

Une autre approche, dite bottom-up, consiste à construire un programme avec les communautés, afin de mieux respecter les particularités culturelles et sociologiques des contextes visés. L’action d’EMIDA au Cameroun relève de cette seconde approche et s’appuie sur la récolte continue de données pour peaufiner son intervention. Toutefois, une évaluation plus rigoureuse des effets des différentes actions de l’association pourrait donner l’exemple d’une intervention sociologique construite à partir des conceptions et besoins de la communauté, tout en étant validée selon des critères scientifiques.

Bibliographie

  • Bagneken, C.-O. (2021). Gestion des conflits dans la relation parents-enfant et contexte culturel : une approche fondée sur le rôle et le statut social des acteurs chez les Banen du Cameroun. In R. Knüsel & F. Brodard (Eds). Qui châtie bien… : Mauvais traitements envers les enfants et contexte culturel (pp. 149-171). Antipodes.
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  • UNICEF. (2017). A familiar face : Violence in the lives of children and adolescents. United Nation’s Children’s Fund.

[1] Krug, 2002

[2] Hillis et al., 2016

[3] Cuartas et al., 2019; Knüsel & Brodard, 2021

[4] Krug, 2002; Pinheiro, 2006; UNICEF, 2010, 2017

[5] Edongo Ntede, 2010 ; Bagnéken, 2021

[6] Référence est faite ici à la Convention internationale sur les droits de l’enfant, la Déclaration de Genève complétée par la Déclaration Universelle des droits de l’Homme, la Déclaration des droits de l’enfant, la charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, ou encore à des traités spécifiques comme la CEDEF.

[7] Paul Tchawa, « Le Cameroun : une « Afrique en miniature » ? », Les Cahiers d’Outre-Mer [En ligne], 259 | Juillet-Septembre 2012, mis en ligne le 01 juillet 2015

[8] Nguimfack, 2010

[9] Nous pensons ici aux éléments contextuels relatifs à la situation sociale de la population envisagée dans sa relation avec la classe sociale de chaque individu.

[10] EMIDA-UNICEF, 2000 ; Ezembé, 2013 ; Naudin, & al., 2021

[11] Ngoh & Mbassa Menick, 2009

[12] INS, 2015

[13] Pirot, 2004

[14] Matchinda, 1999

[15] EMIDA : Élimination de la Maltraitance Infantile et Domestique en Afrique. Il s’agit d’une organisation de la société civile camerounaise créée en 1999 qui produit des résultats intéressants dans la prévention de la maltraitance infantile grâce à une stratégie d’intervention basée sur collecte des données et la formation des parents au rôle de parent. www : emidafrique.net

[16] EMIDA-UNICEF, 2000

[17] Naudin & al., 2023

[18] Ezembé, 2013

[19] UNICEF, 2009

[20] INS, 2008

[21] Essiben & al., 2022

[22] EMIDA-UNICEF, 2000

[23] Lansford & al., 2020; Naudin & al., 2023

[24] Brodard & Naudin, 2021


Précédemment paru dans ce dossier :

Comment citer cet article ?

Claude Olivier Bagnéken et Fabrice Brodard, «Prévenir la maltraitance infantile au Cameroun», REISO, Revue d'information sociale, publié le 19 octobre 2023, https://www.reiso.org/document/11484