Des bénévoles et la mort
Le rapport contemporain à la mort est souvent analysé sous l’angle du déni et de la répulsion. Et s’il se déployait également à travers d’autres canaux ? Réflexion à partir d’une enquête sur les bénévoles accompagnants en fin de vie.
Par Yannis Papadaniel, anthropologue, chargé de recherche, Laboratoire de Recherche Santé-Social, Haute école de travail social et de la santé · EESP · Lausanne
Dans la chaîne interdisciplinaire que mettent en place les soins palliatifs, l’intervention des bénévoles occupe une place particulière. Cette particularité tient au régime qui caractérise leur intervention – le volontariat, la gratuité – et à la place qu’ils occupent au sein des services dans lesquels ils sont présents. Les deux niveaux sont liés : l’absence de salaire, et les tâches spécifiques qu’ils ont à remplir auprès des patients les distinguent des soignants. S’il est aisé de saisir ce qui sépare formellement les professionnels des soins des bénévoles, il s’avère en revanche plus compliqué de restituer et d’analyser la pratique des bénévoles auprès des personnes en fin de vie.
Il est difficile d’établir un profil type des bénévoles parmi les groupes observés. La tranche d’âge moyenne y est relativement large puisque, tout groupe confondu, les trois quarts de mon échantillon [1] étaient composés de personnes âgées de 45 à 55 ans (environ 40%) et de 56 à 65 ans (dans des proportions égales). Les plus jeunes (pour la plupart entre 30 et 44 ans) y représentent entre 10 et 15%.
Le point certainement le plus commun tient au fait que l’écrasante majorité des bénévoles sont des femmes. Il est vrai que le statut et la nature des tâches des accompagnants en fin de vie rassemblent à peu près l’ensemble des critères qui aboutissent à la définition des métiers ou d’activités féminisés. Il n’en demeure pas moins que si la féminisation de l’activité bénévole permet de comprendre comment se reproduisent certains schémas qui ont cours dans la société, elle ne dit rien sur les enjeux de la rencontre entre un individu bien portant, bénévole, et un patient en fin de vie.
Les bénévoles sont susceptibles de remplir au moins trois fonctions : a) soutenir et soulager un patient dans les derniers moments de sa vie b) soutenir et soulager des proches en leur offrant la possibilité de se reposer c) soulager le personnel soignant dont les charges ne permettent pas de consacrer le temps nécessaire aux demandes d’un patient. Ces trois possibilités ne sont pas exclusives, elles peuvent au contraire se combiner. Mais leur combinaison ne se fait pas forcément de façon cohérente.
Pour preuve : les bénévoles se retrouvent régulièrement au chevet des patients alors que soignants et proches ne sont pas là. Il peut s’en suivre une situation quelque peu délicate puisque deux individus sont susceptibles de se retrouver l’un en face de l’autre, sans que le premier – le patient ou la patiente – à qui est adressé ce service n’ait rien demandé… Et sans que, par ailleurs, le second – le ou la bénévole qui délivre ce service – n’ait rien de spécifique à offrir, si ce n’est sa présence… qui n’est peut-être pas souhaitée ou qui ne va pas de soi.
Intrusion et libération
L’apparition d’un bénévole dans une chambre peut être vécue tout à la fois comme une intrusion et une libération. Ils peuvent être perçus à la fois comme les émissaires – légitimes ou non – de l’institution ou comme des personnes autonomes. De cet éventail de possibilités découlent des séquences interactives relativement complexes et diverses : de la bienvenue la plus chaleureuse à l’expression de colère la plus vive.
Les patients occupent ainsi une position particulière dans la mesure où ils sont ceux qui déterminent la suite à donner à leur rencontre avec les bénévoles, sans en être les instigateurs. Destinataires d’une démarche qu’ils n’ont pas sollicitée, ils peuvent refuser ou laisser faire les bénévoles. En face, ces derniers n’ont d’autre choix que de se conformer à ces dispositions. Ainsi, si l’on peut formellement répondre à la question de savoir à qui s’adresse l’intervention des bénévoles (et la part de don qui lui est consubstantielle), il est impossible de dégager les régularités de son déploiement puisqu’il n’existe à proprement parler aucun circuit d’échange fermé ou établi. Si, de fait, la démarche des bénévoles crée du lien entre les individus, le sens de ce lien n’est jamais donné à l’avance. Bien plus, il n’existe pas un sens, mais bien des sens qui se côtoient, s’opposent ou encore s’ignorent.
Les bénévoles ont un souci à l’égard d’autrui (le patient), mais ils ont en parallèle un souci pour eux-mêmes : ils ne se présentent pas au chevet des patients dans le but d’en repartir perpétuellement insatisfaits. Leur démarche se fonde également sur l’idée qu’une expérience « enrichissante » voire « vivifiante » est possible aux côtés des mourants, comme une sorte de plus-value symbolique à leur engagement.
Proximité et distance
Il n’est ainsi pas rare de voir les bénévoles élaborer des récits autour de signes qu’ils pensent avoir perçus chez les patients. Autant de récits invérifiables du fait que les patients ne sont pas là pour les confirmer ou les contester. La confrontation aux patients mourants peut donc être l’occasion d’un échange mais elle repose aussi sur une base paradoxale : elle allie une forme de proximité et le maintien d’une certaine distance. Il importe de ne pas perdre de vue ce partage entre proximité et distance. Par l’analyse de la façon dont les bénévoles reviennent sur leurs expériences, il est alors possible de comprendre comment le rapport contemporain à la mort s’inscrit dans cette tension.
Au-delà des nombreuses considérations morales dont ils font l’objet, ce que donnent à voir les bénévoles tient ainsi à la manière dont la mort renvoie à une forme de solennité que les survivants – bénévoles ou non – subissent mais dont ils peuvent également tirer un parti « existentiel ». Ils démontrent ainsi que le rapport que les humains entretiennent avec la mort n’est pas exclusivement lié au deuil ou à la neutralisation.
Il est certaines morts qui, en fonction de la position à l’égard du défunt (déterminée précisément par la distance ou la proximité affective que l’on entretient avec lui), n’exigent aucun deuil, ou aucune sorte de réparation, mais ouvrent sur une expérience. L’analyse de cette expérience révèle que la mort constitue, dans certaines circonstances, une ressource dont les individus usent pour trouver leur place dans le « grand jeu social » mais également pour lui donner un sens.
« La mort donne du relief à la vie » : une phrase comme celle-ci est presque un lieu commun. L’analyse de l’activité des bénévoles offre pourtant l’occasion d’en souligner l’ambiguïté. Plutôt que de conclure trop rapidement à un déni généralisé de la mort en Occident, l’exemple des bénévoles me semble montrer que ce qui caractérise davantage le rapport contemporain au mourir tient à une ambivalence entre attirance et mise à distance. Cette dialectique ne concerne pas uniquement les bénévoles, mais est susceptible de se retrouver plus largement dans la société moderne.
[1]
L’enquête menée a fait l’objet de l’ouvrage « La Mort à côté », Yannis Papadaniel, Editions Anacharsis, Toulouse, septembre 2013, 208 pages. Présentation sur REISO.