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Les réflexions d’un médecin de famille sur ses patient·e·s

Vendredi 04.05.2018
  • Un rescapé de l’absolu. Sentier de sagesse, de Christian Danthe
  • Sainte-Croix : Editions Mon Village, Collection Pigma, avril 2018, 458 pages

Recension par Jean Martin, médecin de santé publique et bio-éthicien


Danthe couvertureLe Dr Danthe a été médecin de famille à Vallorbe, dans le Jura vaudois, durant trente-cinq ans. Il a toujours été intéressé par la réflexion et l’écriture. A sa retraite, il a repris dans son galetas sa « nécropole de papier » : cinq cents dossiers de ses patients décédés sur une patientèle de six mille personnes. Il décrit le soin particulier qu’il accordait, lors d’une mort, à la « clôture » du dossier.

« Au fond de moi, j’ai conscience d’être habité par ceux que j’ai rencontrés. Je suis tissé des autres. Les métamorphoses de la vie active ont ébranlé mes certitudes au profit de représentations qui s’accordent de manière plus souple avec mes équilibres nouveaux. C’est le souvenir des relations qui donne un sens à l’ensemble du cheminement. […] La mémoire est mouvement. Ce qui apparaissait futile a gagné en gravité. Le lourd s’est envolé. La migration de souvenirs a modifié les reliefs. La vie est transgression. Le timide a enfin osé son cri de colère, la servante s’est mise à danser [...] le prêtre est tombé amoureux. On contemple, on s’étonne, on doute. » Et l’auteur de préciser : « J’ai mis quelques dizaines d’années pour apprendre à m’émerveiller des ressources des personnes et à me débarrasser de mon tic spirituel qui consistait à juger, à normaliser, à obéir. »

L’auteur développe des réflexions marquées par plusieurs lignes de force. D’abord son enfance dans un milieu évangélique très pratiquant. Il est aujourd’hui agnostique mais reste marqué par les Ecritures, souvent citées et commentées, ainsi que parfois le Coran. Les philosophes grecs et romains sont aussi très présents, avec ceux de Lumières et certains modernes – Trinh Xuan Thuan, Jacques Monod – mais aussi les shamanes. D’une manière qui pourra surprendre, il consacre cinq chapitres à la chose militaire : il a été lui-même officier et en parle ; il évoque aussi longuement deux patients qui ont été soldats à l’étranger et dont la trajectoire, les confidences et la vie au retour en Suisse l’ont marqué.

A propos d’une patiente : « Elle voulait mourir. La vie pour elle n’avait plus de sens. Ne voulant plus me voir, disant que j’étais inutile et que je l’empoisonnais avec mes pilules, j’ai demandé l’avis d’un psychogériatre. Elle se rendit à son cabinet [mais] revint fâchée en décrivant son ennui avec ce spécialiste qui ne lui disait rien. Elle avait protesté en lui reprochant son attitude de silence : ‘Mon docteur, lui, au moins, il me parle’. Le confrère avait répondu élégamment : ‘Il y a deux écoles’ ».

Parmi les thèmes débattus : les aléas de l’existence bien sûr, la mort et l’attitude devant elle, la mort fortuite ou imprévue, la croyance ou pas à une vie après la vie, la mort de l’animal compagnon, la dignité de la personne et le débat sur les doctrines utilitariste et déontologique. Et aussi l’amour et la perte de l’aimé, l’enfant homosexuel, le sida, une migrante bohémienne et les risques de racisme, les expériences de mort imminente. Et même des revenants rendant visite à un proche !

Un dernier chapitre évoque « les tentations messianiques » et transhumanistes pour lesquelles le Dr Danthe ne cache pas son peu d’attrait : « Deux cents ans de vie pour tous ! Sans modification de l’âge de la retraite ! »  « Bienvenue sur le pont du paquebot vers un nouveau monde, celui de l’immortalité siliconée ! On est arrivé à l’immortalité pour des méduses et des vers, l’homme suivra. […] Seule la mort violente ou volontaire aura encore droit de cité [on ne mourra plus de cause naturelle]. Rien ne nous arrêtera. On disposera, à la dimension du monde, d’une médecine à deux vitesses ou trois ou cinq, avec leurs nouveaux empereurs et évêques, leurs soldats, leurs cours des miracles à géométrie variable et l’extension illimitée de leurs déserts spirituels. »

Les médecins ne sont pas rares qui prennent la plume au terme de leur carrière. L’essai (en termes de rugby) de Christian Danthe est réussi. Ouvrage bien écrit, dense, « buissonnant » comme disent les Vaudois, nourrissant par ses récits de compagnonnage du médecin avec ceux qui le consultent, chacun spécifique dans le colloque singulier. Réflexions substantielles sur l’existence humaine, lourde ou parfois légère, douloureuse ou sereine. Et, dans les dernières lignes, évoquant sa propre fin. : « Le moment venu, j’aimerais me retirer sur la pointe des pieds en disant : ‘Ce n’était pas très bien, mais c’était bien. C’était imparfait mais c’était bien’ ».

Pensant aux jeunes gens de 20 ans, naïfs à beaucoup d’égards, que lui et moi étions en entrant à la Faculté il y a un demi-siècle, pensant aussi aux étudiants d’aujourd’hui pas forcément si différents, malgré l’accès immédiat à « toutes les connaissances » par leur smartphone, j’ai envie de dire que Un rescapé de l’absolu est à recommander dans le cadre des « Medical Humanities » dont tout le monde dit la nécessité. Sans doute faut-il un peu de temps pour lire ces quelque 500 pages. Mais tentez la lecture, elle en vaut la peine !


Editions Mon Village

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