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Dans vingt ans, dans un Hôpital-Ecole féministe…

Mercredi 01.05.2019
  • «L’Ecole des soignantes», Martin Winckler, Paris : P.O.L Editeur, 2019, 508 pages.

Recencion par Jean Martin, médecin de santé publique et bio-éthicien

L Ecole des soignantesMartin Winckler est un médecin français, Marc Zaffran selon l’état-civil, né en 1955 à Alger. Etudes en France puis médecin généraliste au Centre-Ouest du pays, travaillant aussi dans un centre de consultation pour femmes. Il se consacre maintenant à la réflexion et l’écriture, y compris sur les réseaux sociaux et des blogs. Il vit au Québec depuis plusieurs années. Ses romans sont marqués par son expérience professionnelle et humaine, avec une dimension biographique. Il pose ainsi un regard critique et documenté sur la situation médicale française (1).

Le livre. Ce dernier ouvrage met en scène le souhait de Winckler d’une meilleure considération des femmes dans les manières d’être, de réagir, d’être soignée et de soigner. Il décrit un hôpital différent et son école de professionnel-le-s de santé, en 2039. Le Centre hospitalier holistique de Tourmens (ville imaginée et lieu de l’action de plusieurs de ses livres), ou CHHT, et son Ecole des soignantes sont régis par une approche égalitaire et inclusive. Elle se traduit par l’emploi systématique du féminin pour les deux sexes. Je propose de ne pas se laisser désarçonner par cette convention et de persévérer dans la lecture.

Une cinquantaine de courts chapitres, ainsi qu’une vingtaine de brèves et fortes rubriques qui, à elles seules, méritent la lecture. Quelques exemples rassemblés sous le titre « Je suis celles… ». Je suis celle à qui la mère donne un biberon de lait frelaté et offre le sein à son frère jumeau en pensant que lui, au moins, survivra; plus tard je serai celle à qui sa mère ne pardonnera pas d’avoir survécu. Je suis celle qu’on excise pour qu’elle ne déshonore pas sa famille. Je suis celle qu’on vend en esclavage, qu’on échange contre l’accès à un point d’eau. Si ces situations concernent des populations précarisées dans d’autres régions, l’auteur consacre aussi de nombreux « Je suis celles... » à notre société occidentale.

Paradigme. Dans ce roman, le CHHT et l’Ecole ont été mises en place en 2024 grâce au soutien d’un maire progressiste. Changement de paradigme : le corps et la physiologie des femmes deviennent les domaines scientifiques de référence. Partant du principe que si l'on répond de manière appropriée aux besoins des femmes, négligées depuis des millénaires, on saura répondre aux besoins de tous. Cela étant, toute personne doit être soignée et/ou formée avec le même respect, la même écoute, quelles que soient ses origine, genre, préférences... Le narrateur, même s’il s’appelle Hannah, est un des hommes, minoritaires, du Centre hospitalier.

Partenariat. Un point fort est le partenariat soignantes-soignées. Ces dernières participent activement à la formation : « En dehors du CHHT, on continue à instrumentaliser les personnes sous prétexte de former les soignants. C’est pourquoi l’Ecole a mis en place des programmes de soignées-formatrices. Quand les soignées forment, il est impossible de leur manquer de respect. » Dans le pôle Psycho : « Des patientes nous arrivent de partout en France, non parce qu’on les sélectionne mais parce qu’elles nous choisissent. Ici, elles ne courent pas le risque d’être attachées, assommées de neuroleptiques ou soumises à des techniques expérimentales discutables. » On trouve aussi des comédiennes-formatrices (homologues des ‘patients simulés’ dans nos facultés, trente ans avant l’époque contée par ce livre…).

L’hôpital. Il comporte six pôles : Enfants, Physio (femmes), Andro (hommes), Aînées (personnes âgées), Psycho, Urgences. Les activités, entretiens, recherches, dilemmes des soignant-e-s nous y emmènent. On retrouve la docteure Jeanne Atwood, chirurgienne gynécologue dans « Le Chœur des femmes », devenue une des forces vives de l’institution. « Elle soutient la démédicalisation de l’accouchement, a fait bannir la chirurgie arbitraire des personnes intersexuées, a milité contre la psychiatrisation et le harcèlement administratif des personnes transgenres, et participé à la création d’une cellule d’accueil et de soutien pour les victimes de violence. » Expérience aux Urgences : « Je ne m’en rendais pas compte, mais un brancard, c’est comme un livre dont on lirait des pages au hasard. Chaque personne transbahutée y appose un épisode de sa vie. Et tous ces bouts de vie nous parlent du monde. »

Déontologie. Extraits de la Charte de l’Hôpital et de l’Ecole : « 1) Je suis patient-e et je suis ton égal-e. Je te choisis pour me soigner ; 2) Tu mettras en œuvre ton savoir et ton humanité en prenant garde, en tout temps, à ne pas me nuire ; 3) Tu respecteras ma personne dans toutes ses dimensions ; 5) Tu partageras avec moi, sans réserve et sans brutalité, les informations dont j’ai besoin, tu ne me maintiendras pas dans l’ignorance, tu ne me mentiras pas ; 7) Tu te tiendras à mes côtés et tu m’assisteras face à la maladie et à toutes les personnes qui pourraient profiter de mon état ; 8) Tu tiendras à jour tes connaissances, tu me protégeras des marchands ; 10) Tu veilleras à ta propre santé, tu refuseras de te vendre.» 

Sens de soigner. Dans la foulée, le narrateur parle du sens de soigner : « Soigner, c’est nettoyer des escarres sans avoir l’air dégoûté, soigner c’est donner à manger à quelqu’un qui tremble trop pour tenir sa cuillère, soigner c’est retourner trois fois en un quart d’heure pour retaper un oreiller ; soigner, c’est tenir la main pendant qu’un autre suture, ponctionne, injecte, sonde, accouche… ; soigner c’est hocher la tête pour dire je suis avec vous ; soigner c’est avoir envie de prendre dans ses bras sans pouvoir le faire (déontologiquement), mais trouver un geste pour dire la même chose (…) »

Réactions. L’acceptation du modèle de Tourmens « ne s’est pas faite en un jour ; beaucoup de gens ont rué des quatre fers à l’idée de perdre leurs privilèges dans ce pays qui idolâtre les titres de noblesse qu’on appelle des diplômes. Notre réforme a plutôt valorisé l‘initiative, l’engagement et l’expérience (…) Grincements de dents quand les mandarins ont découvert que le programme de l’Ecole s’intitulait ‘Manifeste pour une médecine féministe, holistique et communautaire’. »

Directives anticipées. « En 2027, toute la population a reçu une invitation à remplir un formulaire NPR (ne pas réanimer) et à y adjoindre des directives anticipées et le nom d’une personne de confiance. Le formulaire pouvait être rempli en ligne, mais on pouvait aussi être aidée au bureau de poste, à la mairie, dans les écoles. » Le CHHT est ouvert à l’assistance au suicide : « La loi est très claire [on est en 2039], cette possibilité devrait être ouverte partout, mais il y a encore beaucoup d’hostilité et de peur. Cela étant, les riches n’ont jamais aucun mal à mourir à l’heure de leur choix, dans le lieu qu’ils ont choisi. Les pauvres, c’est une autre paire de manches. » Toujours cette loi d’airain : selon que vous serez puissant ou misérable…

Narration. Importance de la narration dans les soins : « Les histoires portent en elles des expériences et des enseignements, des questions et des certitudes, des avertissements et des idées. Les histoires nous émeuvent et nous rendent fort et nous empouvoirent [traduction de l’anglais ‘empower’ !] Les histoires nous rappellent qui nous sommes et nous encouragent à devenir ce que nous voulons être. »

Le vieux que je suis (J.M.) a retrouvé avec plaisir un passage rappelant ses études de santé publique il y a un demi-siècle: « Un groupe de soignants avaient lu René Dubos [microbiologiste français qui a fait une brillante carrière aux Etats-Unis, 1901-1982], le théoricien de l’écologie. Ils avaient compris qu’une maladie est le résultat d’un ensemble d’interactions entre humains et environnement. Pour que la tuberculose soit endémique, le bacile de Koch ne suffit pas ; pour une épidémie de choléra, un microbe dans l’eau ne suffit pas. Il faut des individus fragilisés par la sous-alimentation et les mauvaises conditions de vie. »

Dans les dernières pages, un poème rappelle le primum movens de l’Ecole, l’ignorance/négligence des contributions des femmes : « Je connais le nom des héros mais pas celui de leurs sœurs, je vibre au fracas des combats mais pas au murmure des partages, j’entends la voix des soldats, je ne vois pas les mains qui soignent. »

En résumé, un livre pour réfléchir, mesurer des enjeux, émouvoir, encourager, se distraire aussi. Sur une cause qu’il est si important de défendre. A ce propos, il faut voir « Female Pleasure », le film de la Suissesse Barbara Miller, sorti en mars. Formidable.

 

1. Martin J. «Là où certains médecins pourraient faire beaucoup mieux» ; à propos de l’ouvrage « Les brutes en blanc - La maltraitance médicale en France », de Martin Winckler. Bulletin des médecins suisses 2017, 98, 974-976.

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