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Contrer le stigmate favorise la prise en charge

Jeudi 12.10.2023
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Pour les personnes attirées par les mineur·e·s, l’intérêt d’une intervention de première ligne, en réponse à l’intériorisation d’un stigmate, est avéré. Les travaux de René Knüsel ont inspiré des pratiques d’accompagnement social en la matière.

Par Salomé Maître, psychologue [1], et Hakim Gonthier, directeur, Association Dis No, Lausanne

Cet article fait partie d’un dossier de dix articles, publié en collaboration entre REISO et l’Institut des sciences sociales (ISS) de l’Université de Lausanne. Celui-ci rend hommage au sociologue René Knüsel, professeur ordinaire en sociologie des politiques et de l’action sociale, de 2004 jusqu’à sa retraite en 2020. Ce corpus est articulé en trois sections : 1) Regards sociologiques sur l’État et ses politiques sociales, 2) Modèles d’interventions inclusifs et 3) Actions concrètes sur le terrain.

Coordinateurs de ce dossier, André Berchtold, professeur associé à l’ISS, et Jacques-Antoine Gauthier, maître d’enseignement et de recherche, ont ainsi « proposé à quelques ancien·ne·s collègues, au court comme au long cours, de prolonger encore un peu le cheminement commun » avec René Knüsel. « Il en est issu cet ensemble de réflexions parlant moins de travail que d’êtres humains, mais mettant toujours en avant une passion commune pour la justice et la discussion. » L'ensemble du dossier est publié conjointement sur REISO et dans un livre.

Quels sont les effets du stigmate [2] attaché aux personnes aux prises avec une attirance envers les mineur·e·s ? Cet article vise à mettre en lumière les origines de cette stigmatisation et en révèle les enjeux, en se penchant sur les barrières liées à la prise en charge de ces personnes. Puis il décrit les tentatives émiques (issues du groupe concerné) et étiques (externes à ce groupe) de déstigmatisation [3]. Finalement, les potentiels effets bénéfiques de ces tentatives d’atténuation de la stigmatisation, autant sur le plan de l’intérêt général que de la situation des individus concernés, sont abordés.

A l’instar d’une étude menée sur les bénéficiaires d’un hébergement d’urgence, René Knüsel [4] souligne dans ses écrits que, lorsqu’un groupe est porteur d’un stigmate, les impacts correspondants s’observent dans les rapports que cette partie de la population entretient avec les dispositifs d’aide. Ainsi, l’analyse de la situation d’individus recourant à un dispositif d’aide révèle en filigrane les métamorphoses du stigmate. De la présentation de soi à la formulation d’une demande d’aide, en passant par un témoignage sur des services reçus, cette évolution se manifeste à travers les attitudes adoptées ou les propos tenus. Habité par une conscience aiguë de cette réalité, René Knüsel illustre, par les ajustements méthodologiques qu’il met en œuvre, comment composer avec les effets du stigmate à l’approche des individus concernés.

Tout au long de sa carrière de chercheur, René Knüsel a porté son regard résolument sociologique et réflexif sur les populations souffrant d’un haut degré de stigmatisation (bénéficiaires de l’aide sociale, personnes en situation de migration frappées d’une décision de non-entrée en matière, Roms). Inspiré par les choix humanistes du sociologue, cet article illustre la condition d’une catégorie d’usagers confrontés à des représentations particulièrement négatives et marquées elles-mêmes par l’intériorisation de ce stigmate : les personnes attirées par les mineur·e·s. Enfin, il se penche en particulier sur la façon dont les dispositifs d’aide peuvent penser et mettre en œuvre des contextes et des méthodes d’intervention destinées à contrer les effets de cette stigmatisation.

Créée en 1995, l’association DIS NO est active sur l’ensemble du territoire romand. Depuis 2014, elle privilégie une approche préventive orientée en priorité vers les personnes aux prises avec une attirance envers les mineur·e·s, ainsi qu’à destination de leur entourage. Au contact d’un public cible particulièrement honni, l’accent porte sur la réponse aux besoins de cette population. Elle se compose d'un programme prenant en considération les effets du stigmate, qu’il s’agisse de la réponse apportée à la demande d’aide, des actions de communication menées auprès des différents publics touchés, directement ou non, par la problématique ou encore de la mission d’orientation vers une prise en charge thérapeutique.

Pour chacun de ces domaines, des précautions particulières sont adoptées par les professionnel·le·s. La première étape de cette mise en œuvre consiste à prendre conscience de la force et de la portée du stigmate attaché aux usagers du service d’aide.

La confusion conduit à la stigmatisation

Dans les représentations collectives persiste une assimilation erronée entre attirance pédophilique — condition clinique — et abus sexuel sur mineur·e·s [5]. Cette confusion conduit à une stigmatisation accrue des personnes présentant une attirance pour les mineur·e·s. Cette attitude peut être accentuée par le fait qu’il n’existe aucun moyen légalement et socialement approuvé d’exprimer cette préférence sexuelle [6].

Ces comportements stigmatisants comprennent entre autres des attitudes négatives, avec notamment de fortes composantes punitives [7], une distanciation sociale [8] ou encore des réactions hostiles à l’égard de ces personnes [9]. Quand bien même cet intérêt sexuel ne donne pas lieu à un passage à l’acte, une « colère morale » subsiste et peut également concerner les professionnel·le·s [10].

En effet, des autrices et auteurs font état d’attitudes stigmatisantes de la part de certain·e·s professionnel·le·s en santé mentale, altérant leur capacité ou leur motivation à prodiguer des services thérapeutiques adéquats [11]. Si l’on se rapporte à la Suisse, des préjugés à l’égard des personnes aux prises avec une attirance envers les mineur·e·s pourraient également être présents, favorisés par un manque de formation spécifique, ainsi que par la méconnaissance du cadre juridique relatif à la prise en charge de cette population [12].

Stratégies émiques de déstigmatisation

Les personnes présentant une attirance envers les mineur·e·s ont elles-mêmes conscience des préjugés et des comportements discriminatoires qui les visent et intériorisent ces narratifs négatifs [13]. Certaines essaient alors de se distancier du stigmate de pédophile en s’autoétiquetant comme MAP, soit l’acronyme de Minor Attracted Person. Cette « étiquette » alternative renferme une tentative d’afficher une attirance et de l’identité qui y est reliée, dissociée des comportements pédocriminels auxquels elle est généralement assimilée.

D’autres individus préfèrent en revanche se réapproprier délibérément une désignation stigmatisante en s’identifiant et en se nommant pédophiles. Bien que ce retournement puisse parfois conférer un sentiment de (re)prise de pouvoir sur son identité et réduire ainsi la portée négative de l’« insulte », la possibilité d’assister à un même mouvement de déstigmatisation auprès du grand public reste incertaine [14].

D’ailleurs, lorsque l’on interroge les adultes présentant un intérêt sexuel pour les mineur·e·s [15], il apparaît que cette dénomination est perçue comme accentuant la stigmatisation pour les personnes qui, au sein de ce groupe, ne souhaitent pas être identifiées comme telles. Les procédés déployés par celles et ceux se désignant comme MAP, dans le but de réduire le poids de la stigmatisation, comportent donc des limites, auxquelles il s’agit de faire face en tant qu’organisme ayant pour vocation de prodiguer de l’aide à ce public.

Stigmatisation et honte découragent les demandes d’aide

La stigmatisation et la honte de soi dissuadent les individus aux prises avec une attirance envers les mineur·e·s de chercher de l’aide auprès de leurs proches, ainsi qu’auprès d’un·e professionnel·le [16]. Dans ce contexte, la mise en place d’une intervention de première ligne offre une possibilité d’alléger le stigmate associé à cette population. Pour ce faire, l’activité de DIS NO se déploie tant au niveau individuel que sociétal.

Sur le plan individuel, la prise en charge de ces personnes s’avère primordiale. En effet, on constate qu’elles font bien souvent l’expérience d’une recherche d’aide infructueuse — face, par exemple, à l’absence d’offre spécifique — ou peuvent être mal reçues en raison de la stigmatisation à laquelle elles sont confrontées [17].

Ces barrières engendrent de la détresse psychologique et tendent à renforcer l’isolement social. Ces deux éléments constituent des facteurs de risque de passage à l’acte ou de commission d’un délit [18]. À cet égard, une offre de conseils et un accès à de l’information ciblée sur cette problématique diminuent les risques et consolident les facteurs de protection [19]. Les apports constatés dans la pratique relèvent, pour certains usagers, de l’acquisition de connaissances leur permettant de relativiser la singularité de leur situation ou encore de l’apprentissage de moyens d’autorégulation de leurs fantasmes. Ces découvertes leur redonnent espoir et la perspective d’un futur possible.

Par ailleurs, l’intériorisation du stigmate chez les personnes concernées est répandue et se manifeste par des mécanismes de réduction de leur identité à un comportement de transgression ou à leur attirance pédophilique. Dès lors, l’accent est également mis sur des interventions invitant à se distancier d’une vision trop réductrice de soi-même, en soulignant l’importance du contact initié avec les intervenant·e·s, ainsi qu’en adoptant une écoute non-jugeante et bienveillante. Ce type de démarche favorise l’alliance et le dévoilement de soi, fréquemment décrits comme libérateurs.

Sur le plan sociétal, il demeure essentiel de poursuivre l’objectif de sensibiliser le grand public à cette problématique. Les campagnes visent à diminuer les préjugés à l’égard de cette population, en apportant des clarifications sur ce sujet, par exemple en précisant la distinction entre attirance pédophilique et actes pédocriminels. Les mesures d’information destinées au grand public constituent, par ailleurs, un moyen efficace d’inciter les personnes directement touchées par la problématique à avoir recours aux services d’aide spécialisés [20].

Des programmes d’information encourageant une déstigmatisation de la problématique des attirances pédophiliques et des personnes concernées ont donc une vocation triple : combattre les préjugés en sensibilisant le grand public, alléger la honte intériorisée par les personnes concernées en mettant cette problématique en lumière au sein de l’espace public, ainsi qu’augmenter la visibilité et l’accessibilité à l’offre d’aide spécialisée aux personnes directement concernées.

L’action de sensibilisation et d’information se décline également auprès des professionnel·le·s. Il s’agit d’orienter les individus concernés vers des spécialistes qui ne se contentent pas d’une approche limitée à leurs intérêts sexuels, mais proposent une prise en charge holistique [21]. En effet, considérer ces personnes dans toute leur singularité aiderait sans doute les professionnel·e·s à se distancier davantage de la stigmatisation réduisant leur identité à celle de pédophile, et garantirait par conséquent une meilleure prise en charge.

Consciente de l’importance de cet aspect, DIS NO a constitué un réseau de soin d’une quarantaine de psychothérapeutes privé·e·s ou de consultations spécialisées couvrant l’ensemble de la Suisse romande. Elles et ils possèdent une expérience significative ou une formation spécifique à la prise en charge de cette patientèle.

De plus, l’association développe actuellement du matériel éducatif à l’intention des thérapeutes, lequel vise à promouvoir des bonnes pratiques en matière de prise en charge thérapeutique de cette population. Il a effectivement été démontré qu’une intervention éducative auprès des professionnel·le·s tend à réduire les attitudes négatives à l’encontre des personnes aux prises avec ce type d’attirance sexuelle et à accentuer leur motivation à travailler avec elles [22].

En définitive, l’intervention auprès des groupes stigmatisés requiert une vigilance particulière aux effets de la stigmatisation et une adaptation raisonnée des dispositifs en usage, aussi bien en recherche — comme René Knüsel a pu l’illustrer pour ce domaine — qu’en intervention de première ligne. Qu’il s’agisse de récolter la parole du groupe concerné ou d’atténuer la détresse des personnes aux prises avec une attirance envers les mineur·e·s par une offre de conseil, le rapport à une population stigmatisée se révèle exigeant.

Pour le saisir au mieux, une réflexion multidimensionnelle s’avère nécessaire. Elle pourrait ainsi se déployer à l’interface entre deux niveaux de connaissance. Pour contrer efficacement la stigmatisation, cette réflexion prendrait en considération, d’une part, les effets engendrés par la persistance ou la diffusion d’une norme face à laquelle la non-conformité conduit à l’exclusion. D’autre part, elle porterait une attention particulière aux processus d’intériorisation psychique de l’identité déviante [23] et de ses conséquences sur le rapport à autrui. Un tel regard permettrait sans doute d’éclairer et de mieux contourner, notamment, les obstacles au recours à l’aide à disposition des groupes stigmatisés.

Bibliographie

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[1] Au moment de la rédaction de cet article, Salomé Maître était psychologue stagiaire à DIS NO.

[2] Goffmann, 1976

[3] L’analyse de cet élément repose en particulier sur les actions de l’association DIS NO dans ce domaine.

[4] Knüsel, 2007

[5] Jahnke et al., 2015a

[6] Imhoff, 2015

[7] Imhoff, 2015

[8] Jahnke et al. 2017

[9] Imhoff et Jahnke, 2018

[10] Jahnke, 2017, p. 370

[11] Jahnke et al., 2015b

[12] Conseil fédéral, 2020

[13] Levenson et Grady, 2019

[14] Jahnke, 2022

[15] Jahnke, 2022

[16] Levenson et Grady, 2019

[17] Levenson et al., 2019

[18] Jahnke, 2017

[19] Horn et al., 2015

[20] Beier et al., 2009, p. 547

[21] Levenson et Grady, 2019

[22] Jahnke, 2015b

[23] De Gaulejac, 1996


Précédemment paru dans ce dossier :

Comment citer cet article ?

Salomé Maître et Hakim Gonthier, «Contrer le stigmate favorise la prise en charge», REISO, Revue d'information sociale, publié le 12 octobre 2023, https://www.reiso.org/document/11453