Plus on grandit, moins on utilise l’espace public
La participation des Jurassien·ne·s s de 12 à 24 ans aux activités de loisirs diminue avec l’âge en raison d’un manque de temps et du stress induit par la pression à la réussite scolaire et professionnelle.
Par Jérôme Heim, Patrick Ischer, Haute école de gestion Arc, Neuchâtel et Romaric Thiévent, Judith Kühr et Yuri Tironi, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HES-SO)
Engagé dans une démarche de développement de sa politique de la jeunesse, le Canton du Jura a mis sur pied un projet de réflexion et d’expérimentation. Baptisé Jura Jeunes 4.0, il s’axe autour des thématiques de la « protection », de « l’encouragement » et de la « participation ». Ambitionnant d’améliorer les mesures de soutien en faveur de cette population jurassienne, ainsi que la réactivité du réseau de professionnel·le·s et d’ « acteurs jeunesse » pour répondre à ses besoins, il comprend deux étapes successives.
Il s’agit tout d’abord de dresser un état des lieux des problèmes et des besoins des enfants et des jeunes, en s’appuyant sur des sondages quantitatifs et qualitatifs. Ensuite, l’idée est d’associer les « acteurs jeunesse », tels que les clubs de sports, les groupements de jeunesse ou les espaces de loisirs, et les organisations d’aide à ce public à l’élaboration de projets concrets. Dans ce cadre et pour disposer d’éléments empiriquement fondés, le Canton du Jura a mandaté deux enquêtes par questionnaire auprès de la Haute école de travail social et de la santé Lausanne et de la Haute école de gestion Arc (HES-SO). La première vise à consulter les associations socioculturelles et sportives et la seconde à interroger des habitant·e·s du canton du Jura âgé·e·s de 12 à 24 ans.
Le présent article expose certains résultats de la deuxième recherche. Il porte spécifiquement sur les thèmes de la participation à des activités de loisirs et de l’occupation de l’espace public, en accordant une attention particulière aux obstacles et aux contraintes rencontrées par les enfants et les jeunes dans ces deux domaines [1].
Les sondé·e·s ont été séparé·e·s en deux catégories. Les « enfants », de 12 à 18 ans, et les « jeunes », de 19 à 24 ans, ont été soumis à des questionnaires légèrement différents. Le premier, distribué en début de l’année scolaire 2019-2020 dans les écoles jurassiennes du secondaire I et II, a été rempli par 781 élèves, sur les 5’451 que comptent ces établissements. Le second a été envoyé à un échantillon aléatoire de 1'300 personnes (soit 23.8 % des individus concerné·e·s) ; 361 y ont répondu.
Activités de plaisance
Membre du gouvernement du Front populaire dès 1936, Léo Lagrange insistait pour le développement de loisirs dans lesquels les jeunes puissent s’investir « en tenant compte de leur liberté individuelle et de leurs désirs » [2], afin de permettre leur émancipation propre. Ce nouveau paradigme sur la place de la jeunesse dans les activités de divertissement a conditionné l’évolution des sociétés sportives et culturelles, pour ne citer qu’elles, et le rôle social qu’elles joueraient à l’avenir pour cette catégorie de la population.
En effet, ces cercles sont aujourd’hui des lieux importants de socialisation et de responsabilisation pour les individus qui s’y impliquent [3]. Elles constituent par conséquent une étape dans l’émancipation personnelle des futur·e·s adultes. Cet apport est d’autant plus considérable lorsqu’ils et elles contribuent directement à l’organisation de ces activités (entraînements, préparation de camp, de soirées, etc.), ce qui est le fait de 56.2 % des 19-24 ans interrogé∙e∙s dans ce sondage. Ces chiffres attestent de leur volonté de s’investir pour leurs loisirs et la vie publique en général. Si le rôle de ces distractions pour les jeunes n’est plus à démontrer, comment les Jurassien·ne·s les fréquente-t-elles ?
Les activités sportives et artistiques proposées dans le cadre d’une association, d’un club sportif ou, pour les plus petit·e·s, d’un Espace-Jeunes, font l’objet d’une conduite régulière chez une majorité des répondant·e·s, tout en décroissant avec l’âge, soit 74.1 % chez les 12-18 ans et 53.6 % chez les 19-24 ans. C’est le sport collectif et individuel qui est de loin le plus répandu (respectivement 90.7 % et 86.9 %), suivi de la musique (22.8 % et 15.6 %) et de la fréquentation d’un groupe de jeunes à l’instar des scouts (7.4 % et 15.6 %).
Plusieurs raisons sont cependant avancées pour justifier le fait de ne pas prendre part à ces activités. Le manque de temps est prioritairement énoncé, ce qui est d’autant plus vrai pour les hommes et les plus âgés. Chez les cadet·te·s (12-14 ans), le fait que les occupations proposées ne les intéressent pas prime (52. 8 % contre 25.5 % pour les 15-18 ans, et 19.5 % pour les 19-24 ans). Chez les plus âgés (19-24 ans), la dimension sociale prend de l’importance. 21 % d’entre eux justifient ainsi le fait de ne pas participer par l’absence de leur ami·e·s . La dimension financière s’avère également considérable chez eux, car ils sont 21 % à affirmer que les passe-temps coûtent trop cher (alors que ces raisons sont données respectivement par 12.9 % et 9.9 % des 12-18 ans).
Si la pratique d’activités régulières et encadrées diminue avec l’âge, la participation des Jurassien·ne·s à des animations ayant lieu durant les week-ends et/ou les vacances s’accroît au contraire avec l’âge. Les soirées musicales sont majoritairement fréquentées à partir de 15 ans, suivies des tournois sportifs. Le principal motif de ne pas se joindre à ce type de distractions plus ponctuelles et festives est la faute d’intérêt (respectivement 42.6 % pour les 12-18 ans et 38.8 % pour les 19-25 ans), suivi par le manque de temps (38 % et 36.4 %). À partir de 19 ans, des différences apparaissent également entre les hommes et les femmes : les premiers sont plus nombreux à évoquer le déficit d’intérêt (43 % vs 33.5 %) et de temps (40.5 % vs 32.7 %), ou l’absence d’ami·e·s présent·e·s (31 % vs 17.5 %). À l’inverse, deux raisons sont plus fréquemment avancées par les femmes : la méconnaissance des activités (32.4 % vs 20.5 %) et la distance géographique (10 % vs 4 %).
Usage de l’espace public
Un nombre croissant de villes cherche à tenir compte de l’avis des habitant·e·s dans l’aménagement de l’espace public, mais le point de vue des enfants et des jeunes est encore trop peu considéré [4]. L’enquête auprès de cette population jurassienne abonde en ce sens, en montrant que seule une minorité se sent prise au sérieux dans leur ville ou leur village (40.1 % pour les 12-18 ans et 47.7 % pour les 19-24 ans).
Pourtant, l’existence d’espaces urbains favorables aux petit·e·s et aux adolescent·e·s est indispensable à leur santé et au développement de leur autonomie [5], puisqu’elles et ils peuvent y pallier les éventuelles lacunes d’activités, physiques ou sociales, proposées dans leur région. De manière générale, la fréquentation de tels lieux est en baisse chez les enfants et les adolescent·e·s en Suisse [6].
La recherche jurassienne montre que l’usage des rues, places, jardins publics, terrains de jeux ou de sport diminue avec l’âge, comme d’ailleurs le souhait de pouvoir s’y rendre plus souvent. Des différences apparaissent entre les sexes, particulièrement dans le cas des sports collectifs ou individuels pratiqués dans le domaine public. Les garçons et les jeunes hommes s’y adonnent bien davantage que leurs homologues féminines. Ainsi, 49.5 % des filles et 86.6 % des femmes ne jouent jamais au foot ou au basket contre 17.2 % des garçons et 54.2 % des hommes. Quant à faire de la trottinette, du skateboard ou du vélo, cette activité n’est jamais pratiquée par 36.8 % des filles et 61.4 % des femmes, contre 24.1 % des garçons et 44.3 % des hommes. Ces résultats questionnent par conséquent l’aménagement de l’espace public, qui semble être davantage destiné aux premiers [7].
Outre cette variable, le manque de temps est à nouveau la cause principale expliquant la moindre fréquentation des zones publiques, suivi de l’absence d’espaces adaptés, dans la localité de résidence. Enfin, si seul·e·s 4.6 % des 12-18 ans citent un sentiment d’insécurité comme motivation à ne pas se rendre dans ces endroits, cet argument monte à 14.4 % chez les 19-24 ans.
Stress lié à la pression sociale
L’enquête illustre finalement un résultat autrement préoccupant. La déficience de temps principalement évoquée par les répondant·e·s peut en effet être reliée à une question concernant les états anxiogènes ou stressants auxquels ils et elles sont confronté·e·s : 15.5 % des enfants et 14 % des jeunes reconnaissent être stressé·e·s et/ou angoissé·e·s tous les jours. Si l’on cumule ces cas avec celles et ceux qui vivent cela quelques fois par semaine, on remarque que pratiquement la moitié des enfants et près de 40 % des jeunes sont soumis·e·s à une forte pression de façon quasi permanente.
Des différences notables sont par ailleurs à signaler entre les femmes et les hommes. En effet, quel que soit leur âge, les premières ont systématiquement et plus régulièrement tendance à se sentir angoissées ou stressées. Les réponses à une question ouverte facultative, relatives aux améliorations qu’elles et ils voudraient éventuellement apporter à leur vie, fournissent quelque éclairage par rapport à cet état émotionnel.
Il en ressort que l’école, la formation et la vie professionnelle, actuelle ou future, représentent des sources importantes de tensions. Une personne précise ne plus avoir de temps pour rien, « pas même pour étudier correctement ». Le stress est aussi inhérent à « l’envie de bien faire, de ne pas se tromper », et plus largement à une « pression sociale» liée au culte de la performance déjà relevé par Ehrenberg au début des années 1990 [8] Les résultats de cette étude montrent donc que celui-ci existe fortement chez les enfants et les jeunes Jurassien∙e∙s, se traduisant par une diminution du temps accordé aux loisirs pourtant essentiels à leur développement.
[1] Le rapport d’enquête peut être consulté sur REISO, « Les activités de loisirs des jeunes Jurassien·ne·s », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 29 octobre 2020
[2] Tironi, Y. (2015). Participation et citoyenneté des jeunes. La démocratie en jeu. Lausanne : Editions EESP. p.40.
[3] Baudet, C. et J. Heim. (2018). Diagnostic des retombées des activités associatives sur le développement socio-économique du territoire et relations entre associations locales et collectivités publiques. Le cas de Val-de-Travers, Neuchâtel : HEG-Arc.
[4] Monnet, N. et M. Boukala. (2019). Postures et trajectoires urbaines : la place des enfants et adolescents dans la fabrique de la ville. Enfances, Familles, Générations, no. 30 : 0–24.
[5] Gray, P. (2011). The Decline of Play and the Rise of Psychopathology in Children and Adolescents. American Journal of Play 3 (4) : 443–63.
[6] Blinkert, B. et P. Höfflin. (2016). « Freiraum für Kinder »
[7] Raibaud, Y. (2015). La ville faite par et pour les hommes. Paris : Belin.
[8] Ehrenberg, Alain. (1991). Le Culte de la performance, Paris : Calmann-Lévy.
Cet article appartient au dossier Chaudron de culture
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Jérôme Heim, Patrick Ischer, Romaric Thiévent, Judith Kühr et Yuri Tironi, « Plus on grandit, moins on utilise l’espace public », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 18 mars 2021, https://www.reiso.org/document/7160