Monter sur scène au-delà du handicap
Par ses multiples activités, la Fondation Cap Loisirs contribue depuis quarante ans à la participation culturelle des personnes en situation de handicap et à une culture plus inclusive à Genève. Récit d’une aventure à mille facettes.
Par César Barboza, animateur socio-culturel, Fondation Cap Loisirs
Le principe est fondamental : les personnes avec une déficience intellectuelle sont des acteurs et actrices culturel·le·s à part entière. L’outil de la Fondation Cap Loisirs ? L’art inclusif, mêlant artistes en situation de handicap et artistes valides. Les créations sont collectives, elles émergent de propositions spontanées et de l’imaginaire des protagonistes.
Depuis bientôt quarante ans, la fondation Cap Loisirs propose des activités dont le but est de contribuer à l'épanouissement des enfants et des adultes souffrant d’une déficience intellectuelle. L’objectif est également de favoriser leur inclusion sociale, leur autodétermination, ainsi que leur participation active et reconnue à la vie socioculturelle de leur cité. Structurée par pôles d’activité, Cap Loisirs organise des séjours à thème durant les week-ends et les vacances scolaires.
Le Pôle Culture couvre deux aspects de la participation culturelle. La création, grâce à la découverte et l’apprentissage approfondi de diverses expressions artistiques, et l’accessibilité des usager·e·s, en tant que public, à l’offre culturelle. Cap Loisirs œuvre ainsi dans le sens préconisé par Isabelle Morini [1], qui affirme que « en dépit de l’inégalité des chances en termes de formation, de revenu et d’origine, la possibilité de se confronter à la culture de différentes manières, seul ou en groupe, et de s’exprimer culturellement, chacun selon sa propre conception, devrait être accessible au plus grand nombre : partager, prendre part, avoir part, participer, faire partie ».
Articuler action sociale et action culturelle
Week-ends et public de proches : les premières expériences artistiques menées par la fondation valorisent l’expression sur scène des participant·e·s dans des cadre intimistes. L'an 2000 symbolise un tournant. Les artistes de Cap Loisirs s’insèrent en tant que troupe dans un spectacle de cirque. Pour la première fois, ils et elles vivent un processus de création avec des professionnel·le·s du divertissement, dont ils et elles partagent la scène, accompagné·e·s de leurs moniteurs. Fort de cette expérience enrichissante, le Pôle Culture crée, en 2003, un défilé autour de la mode et de l’apparence avec des habits dessinés par les personnes en situation de handicap [2]. Puis, lors du 25ème anniversaire de Cap Loisirs, c’est le spectacle musical Cabaret Futuriste qui voit le jour.
Le rythme est pris, la motivation ne cesse de grandir, tant dans l’équipe que parmi les bénéficiaires. Dès 2010, des projets d’envergure se développent [3]. Le but, lui, demeure : il s’agit de mettre sur pied des propositions où les personnes en situation de handicap sont accompagnées en co-création par des artistes professionnel·le·s, comme dans le spectacle pluridisciplinaire Stop, I need a change, créé en partant de l’impulsion artistique des participant·e·s.
Cette production marque une nouvelle étape importante, à la suite de laquelle l’équipe artistique du Pôle Culture adopte une identité propre. Le Collectif Cap s’auto-constitue en une troupe réunissant artistes valides professionnel·le·s et artistes amateurs avec une déficience intellectuelle. Performances, concerts, spectacles, expositions, et autres démarches artistiques inclusives sont déployés, dans le but d’accompagner une pratique amatrice active. Chacun·e peut ainsi s’emparer d’un nouveau rôle social, celui d’artiste. En outre, le groupe ambitionne de sensibiliser les personnes en situation de handicap aux arts vivants, à la vie culturelle et à la création contemporaine et, ainsi, favoriser leur participation culturelle active.
La démarche de co-création est entendue comme un croisement d’expertises, comme le signalent également Moroni et Bianco [4] : « Dans la géographie des expériences un autre mouvement se dégage dans des pratiques observées. Il repose sur une articulation toujours plus étroite entre les expertises « profanes » et les savoirs professionnels. Dans ces cas de figure, l’intérêt réside surtout dans la rencontre et la reconnaissance réciproque de différents types d’expertise. »
Placer la notion de plaisir avant tout
Pour conserver la notion de plaisir chez les membres de Cap Loisirs sans impliquer la pression d’un engagement à long terme, le Collectif décide de fonctionner avec des inscriptions par projet. Un espace de formation aux arts de la scène et une approche interdisciplinaire conduite par des artistes valides leur permettent de trouver les modes d’expression qui leur conviennent le mieux. Cette démarche se révèle fondamentale, car peu sont encore proposées aux personnes souffrant d’une déficience intellectuelle.
Depuis sa création, le Collectif a poursuivi ses expérimentations avec un noyau d’environ une douzaine d’artistes amateurs et amatrices, et de huit professionnel·le·s. A ce jour, la troupe s’est engagée dans des dizaines de projets culturels, dont les buts et les moyens diffèrent. Ces derniers ne cessent de se compléter pour apporter à l’art toujours plus d’inclusivité. Pour qu’ils aboutissent, les camps de vacances se sont transformés en résidences artistiques, durant lesquelles les moniteur·trice·s et les participant·e·s investissent conjointement une aventure artistique émancipatrice.
Explorer les possibilités dans l’espace public
Le Collectif Cap a également investi un autre domaine. Depuis une expérience genevoise en plein Parc des Cropettes, le groupe a mis l’accent sur l’appropriation de l’espace public de manière participative. Les artistes en situation de handicap font preuve d’engouement pour cette approche ludique et créative. Cela encourage l’ensemble à explorer les possibilités qu’offre le spectacle de rue en termes d’inclusion, de visibilité et de reconnaissance de la qualité artistique du travail.
Le point de départ demeure toujours une démarche collective, pendant des séjours conçus comme résidences artistiques exploratoires dans lesquels les bénéficiaires de Cap Loisirs sont encouragé·e·s à mettre à contribution leur expression individuelle. Cette approche offre aussi l’avantage de supporter la découverte d’autres disciplines comme, en 2020, le buto et l’art clownesque. Toutes ces expériences illustrent bien, si l’on cite Moroni et Bianco (2016), que la participation culturelle est « orientée et caractérisée par des processus ouverts de prise d’influence, de co-construction, d’appropriation et de gouvernance partagée ».
Si le Covid n’était pas passé par là, le Collectif aurait présenté, l’an passé, le résultat d’une autre aventure encore. Le festival Les Créatives avait en effet accepté de programmer Le confessionnal qui répond, une œuvre résultant de deux ans de travaux artistiques. Dans ce processus, les artistes professionnelles du groupe ont proposé aux femmes de Cap Loisirs de visiter leur identité de genre. Sur la base d’ateliers d’écriture participative et de micros-trottoirs, elles ont construit une histoire qui se décline sous forme de performance intimiste. Une proposition d’empowerment innovante et une forte posture citoyenne.
Multiplier des pratiques de participation culturelle
Le Pôle Culture de la Fondation Cap Loisirs a mis en place d’autres espaces de pratiques culturelles, dans le but de rendre la participation possible pour toutes et tous [5]. Deux ateliers artistiques hebdomadaires, Les ateliers des mardis, sont par exemple consacrés aux arts plastiques et visuels. Ils sont structurés par modules de pratique de divers mediums, menés par plusieurs coach·e·s artistiques.
La musique a aussi pignon sur rue. L’atelier Rock and pop, animé par un musicien et une chanteuse, est fréquenté par sept musiciens présentant une déficience intellectuelle. Le groupe de musique inclusive The ExtraCap a déjà donné moult concerts.
La fondation abrite par ailleurs l'espace34, un lieu polyvalent de rencontre, de réflexion et de création, dédié à la valorisation des artistes en situation de handicap. Cet endroit est notamment porteur du projet « Aimer d’amour ». Les affiches dessinées dans ce cadre se déploient ensuite comme action culturelle dans l’espace public avant la St-Valentin.
Résoudre encore de multiples questions
Le travail réalisé depuis des années [6] par Cap Loisirs contribue à développer une méthodologie en termes de création partagée et à dépasser les représentations habituelles du travail social. Certains préjugés sont en effet tenaces. Il est par exemple difficile de se faire une place dans le monde de l’art quand on provient du domaine social et que l’on n’est pas constitué en compagnie. Cette réflexion soulève d’autres interrogations : « Comment mettre en avant les spécificités du Collectif en termes de co-création, d’interdisciplinarité artistique et d’arts de la rue, afin de créer une identité plus claire et une reconnaissance dans les milieux artistiques ? »
Parmi les réponses à fournir, il s’agirait par exemple de déterminer quels espaces de formation continue sont mis à disposition des artistes amateur·e·s avec une déficience intellectuelle. Se pose également la question de l’allègement de leur temps de travail, afin qu’ils et elles puissent se consacrer à une pratique artistique à temps partiel et accéder, ainsi, à des bourses de formation. Par ailleurs, il s’agirait de valoriser le savoir-faire, la pédagogie adaptée et le corpus théorique des professionnel·le·s de la troupe, au même titre que les maîtres·se·s d’atelier ou de sport. De quoi occuper encore longtemps les membre du Collectif Cap.
[1] Morini, Isabelle, Participation culturelle, Un Manuel, 2019
[2] Lire l’article : Teresa Maranzano, «Avec la mode inclusive, tu es canon!», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 4 janvier 2021, https://www.reiso.org/document/6813
[3] Citons notamment Coups de bluff, une médiation culturelle filmée autour de la parodie et des faux semblants, en lien avec l’art contemporain et réalisé en partenariat avec le Mamco (GE) ; un Train Fantôme théâtralisé ou une médiation culturelle dansée ; ou encore Re ; Rosas ! à vous de danser !, leur propre version de la chorégraphie Rosas d’Anne Teresa de Keersmaeker, en 2016 au Théâtre de Vidy, à Lausanne.
[4] Morini Isabelle, Bianco Gaëlle. « Les espaces de la participation culturelle » Cahiers de l’Observatoire de la Culture, Valais 2016
[5] Cette volonté s’inscrit dans l’article 30 de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées
[6] La durée de ce parcours s’inscrit aussi dans une démarche apparentée au « label inclusif » de Pro Infirmis, qui le décerne aux institutions suisses « s’engage[ant] durablement sur la voie de l’inclusion et de la participation culturelle. Les partenaires se mobilisent pour que les personnes en situation de handicap puissent participer à leurs activités, à titre de publics, d’artistes ou encore de collaboratrices ou collaborateurs. »
Lire également :
- Teresa Maranzano, «Focale sur les artistes en situation de handicap», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 18 novembre 2019, https://www.reiso.org/document/5231
- REISO, « La mode inclusive tient son premier blog », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 9 mars 2021, https://www.reiso.org/document/7118
Cet article appartient au dossier Chaudron de culture
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César Barboza, « Monter sur scène au-delà du handicap », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 11 mars 2021, https://www.reiso.org/document/7127