Au-delà du clivage se trouve la complémentarité
Les stéréotypes bien établis ainsi que la concurrence entre travailleur·se·s et entrepreneur·e·s sociaux·les maintiennent une division entre deux champs d’intervention qui ne sont en réalité pas si différents, voire complémentaires.
Par Emmanuel Fridez et Benoit Renevey [1], professeurs, Haute école de travail social (HES-SO), Fribourg
Ces dernières années, quelques débats publics ont eu lieu, notamment en France, portant des intitulés comme « Entrepreneurs et travailleurs sociaux, rencontrez-vous » [2] ou encore « Travailleurs sociaux et entrepreneurs sociaux explorent les raisons du malentendu » [3]. Ces titres illustrent précisément et ouvertement les « apparentes » incompréhensions, voire oppositions, qui ont cours entre ces deux domaines, imputées notamment à des représentations qui n’ont guère fait l’objet de discussions, de recherches ou de formations. Des éléments sensibles, émanant de ces débats, viennent donc « parasiter » la cohabitation et la complémentarité que devraient offrir ces deux champs d’intervention (Singh, 2020).
Pourtant, force est de constater que les associations traditionnelles de travail social (TS) ne sont plus les seules à proposer des interventions sociales. Comme le montre Chopart en 2002 déjà, d’autres champs s’en chargent également, à l’exemple de l’entrepreneuriat social (ES) [4]. Ainsi, la primauté du « militantisme charitable » et de l’humain au centre des préoccupations fait place à la primauté du politique (Chopart), avec majoritairement des notions d’efficience et d’impact social.
Cette arrivée rapide de ces nouvelles et nouveaux acteurs privés dans le domaine social a inévitablement questionné les pratiques de terrain, notamment en mettant en concurrence des organisations « sociales » par le biais d’appels d’offres dans le cadre de pratiques de subventionnement. Dans un tel contexte, la question de la médiatisation des réponses apportées à des problèmes sociaux actuels est centrale, avec d’un côté, les acteurs et actrices, au-devant de la scène, qui maitrisent les outils de gestion et de communication propres à une organisation. De l’autre côté se trouvent les travailleurs et travailleuses sociales qui accompagnent les personnes vulnérables au quotidien et qui tendent à demeurer dans l’ombre, même s’ils et elles sont considéré·e·s comme l’ultime rempart social en faveur des publics les plus précarisés.
Bien que les entreprises sociales, du fait de leur structure de financement, soient particulièrement concurrentielles en matière de politiques sociales, ne s’ancrent-elles pas dans des logiques d’opposition entre l’éthique du travail social et le modèle de financement propre à l’entrepreneuriat social [5] (Singh, 2020) ? Une certaine tension s’érige en effet entre les entrepreneur·e·s sociaux·ales, qui doivent pouvoir démontrer aux financeur·se·s des résultats rapides, efficients et impactant de leurs actions, et les travailleur·euse·s sociaux·ales qui accompagnent les personnes à leur rythme [6] et dont les résultats ne sont pas une obligation première.
Il s’agit ici de nuancer ces différents malentendus [7] en axant davantage sur les complémentarités qu’offrent ces deux champs d’intervention, tout en interrogeant la place de l’entrepreneuriat social dans le travail social. Pour ce faire, nous nous appuierons sur des projets concrets qui lient les deux domaines et qui ont été discutés lors d’une journée d’étude intitulée « Quelle place pour le travail social dans l’entrepreneuriat social ? » [8].
Entrepreneuriat et travail social : points de rencontre
L’European Association of Schools of Social Work [9] définit le travail social comme « une profession basée sur la pratique et une discipline académique qui promeut le changement et le développement social, la cohésion sociale, ainsi que l’autonomisation et la libération des personnes. Les principes de justice sociale, de droits de l’homme, de responsabilité collective et de respect des diversités sont au cœur du travail social. [...] Le travail social engage les personnes et les structures à relever les défis de la vie et à améliorer le bien-être ». Cette définition est celle sur laquelle s’appuie le domaine travail social de la HES-SO, et qui insiste sur des notions d’autonomisation, d’émancipation et de citoyenneté des personnes. Toutes ces notions sont étroitement liées à la mission sociale de l’entrepreneuriat social telle que définie dans l’approche EMES [10] (Defourny & Nyssens, 2011).
Malgré le fait que les deux champs partagent l’essentiel des éléments de la définition ci-dessus, on tend à les opposer de manière stéréotypique. Cela tient probablement aux principales figures de l’un et l’autre : l’entrepreneur·se social·e et le·a travailleur·se social·e. Dans l’imaginaire social, l’entrepreneur·e est représenté·e comme un·e constructeur·trice, un·e meneur·se de projets ; il ou elle se réveille le matin avec une idée et la met en œuvre. Le·a travailleur·se social·e, lui ou elle, accompagne des personnes vulnérables ; on ne sait pas trop ce qu’il·elle fait, et, d’ailleurs, il·elle n’est que peu visible.
Exemples concrets pour briser les stéréotypes
Pourtant, deux entreprises sociales ont trouvé leur origine dans le travail réalisé au quotidien par les travailleuses et travailleurs sociaux mettant à mal ces stéréotypes.
L’association la Tuile [11] et la coopérative Sucré-Salé [12] ont été progressivement mises en place à la suite de ce travail de l’ombre. Pendant des années, elles n’ont jamais cessé d’innover, cherchant en permanence une reconnaissance des personnes concernées et de leur accompagnement. Ainsi, au contraire des représentations communes, leurs entreprises sociales ne se sont pas construites du jour au lendemain, dans un mouvement du haut vers le bas, mais se sont au contraire développées au ras du terrain, pour ensuite intégrer — voire institutionnaliser — des politiques publiques d’inclusion en faveur de personnes sans domicile ou isolées en situation de handicap.
Deux exemples emblématiques ont été mis en évidence durant la journée d’étude : soit une entreprise sociale se structure en réponse à une problématique sociale, soit un projet d’intrapreneuriat social se développe dans le cadre d’une organisation sociale existante. Par exemple, le Restau-Verso à Delémont a d’abord été un secteur de Caritas Jura (intrapreneuriat) pour ensuite devenir une entreprise sociale autonome. Dans les deux cas, ces entreprises fonctionnent principalement grâce à l’autofinancement (chiffre d’affaires, dons, etc.). Si elles ne perçoivent pas directement de subvention de la part de l’État, la majorité des bénéficiaires de leurs prestations perçoivent néanmoins une rente AI, des indemnités chômage ou encore l’aide sociale. Ainsi les revenus des usager·e·s sont assurés par des sources de financements externes, mais doivent parfois être complétés par les entreprises sociales elles-mêmes, pour des questions de concurrence déloyale.
Pour les structures qui accompagnent socialement leurs bénéficiaires, une aide financière est sollicitée envers l’État, afin qu’elles puissent non seulement encadrer, mais également demeurer dans ce rôle de porte-voix des personnes vulnérables. Toutefois, le fait de dépendre en partie financièrement de mandant·e·s peut entrainer de la part de ceux et celles-ci une exigence de résultat en matière d’insertion socioprofessionnelle. En d’autres termes, il s’agit que les bénéficiaires, à la suite de l’accompagnement, retrouvent une certaine indépendance financière. Cette exigence peut induire un biais, dans la sélection des candidat·e·s à réinsérer.
Un champ du travail social tourné vers l’extérieur
Comme il a été démontré, l’entrepreneuriat social ne se révèle pas si différent du travail social « traditionnel », malgré un risque de mettre de côté les personnes les plus vulnérables, celles qui n’atteindraient pas les objectifs pour lesquels les entreprises sociales se sont engagées envers le mandant. Une des caractéristiques de l’entreprise sociale, en tant que dispositif de travail social, est qu’elle est tournée vers l’extérieur, vers le grand public. Elle vend des prestations, des services ou des biens dans des restaurants ou des magasins par exemple, afin d’offrir des prestations d’inclusion à des personnes qui, sans elles, seraient exclues ou invisibles.
La visibilité offerte par les entreprises sociales aux personnes vulnérables leur permet aussi de gagner en estime de soi et de sortir de la marge. Peut-être est-ce là le point central qui valide le fait que, au-delà de tout malentendu, l’entrepreneuriat social n’est rien d’autre qu’une forme de travail social.
Bibliographie
- Chopart, J-N. (2002). Les mutations du travail social. Dynamique d’un champ professionnel. Paris : Dunod.
- Crivelli, L. et al. (2012). Das Modell der Sozialfirma made in Switzerland. Resultate einer landesweit durchgeführten explorativen Studie. Lugano : DSAS-SUPSI.
- Defourny, J. & Nyssens, M. (2011). Approches européennes et américaines de l’entreprise sociale : une perspective comparative. Revue internationale de l’économie sociale, (319), 18–35.
- Nouman, H. & Cnaan, R-A. (2021). Social Entrepreneurship in Social Work: Opportunities for Success. Journal of the society for social work and research.
- Singh, Karun K. (2020) Social Entrepreneurship, Intrapreneurship, and Social Value Creation: Relevance for Contemporary Social Work Practice, Human Service Organizations: Management, Leadership & Governance, 44:1, 92-95, DOI : 10.1080/23303131.2019.1702603
[1] Égale contribution
[2] « Entrepreneurs et travailleurs sociaux, rencontrez-vous ! ».
[3] « Travailleurs sociaux et entrepreneurs sociaux explorent les raisons du malentendu »
[4] Qui a également une mission sociale.
[5] SENS suisse stipule que 50% des fonds doivent provenir de l’autofinancement.
[6] L’accompagnement qui représente le cœur même du métier des travailleur-euse-s sociaux-ales.
[7] Ou représentations qui ont des racines dans la pratique.
[8] Plusieurs intervenant·e·s ont dialogué durant cette journée qui a eu lieu à la HETS Fribourg en avril 2022. Nous allons reprendre leur propos et les analyser à la lumière des différentes représentations qui existent tant dans champ du TS que dans l’ES. Les personnes qui sont intervenues durant cette journée d’étude sont : Éric Muellener, Directeur de l’association la Tuile à Fribourg ; Gerhard Andrey, membre du conseil de fondation de la Banque Alternative Suisse ; Jean-Paul Miserez, président du conseil d’administration Restau-verso à Delémont ; Martine Fauché, Membre du conseil d’administration (ancienne directrice) coopérative Sucré-Salé à Fribourg et Bulle ; Marc Widmer, Maître d’enseignement HETS à Fribourg, Mélanie Pellaud-Zermatten, Directrice Terre des sourires au Laos.
[10] EMES International Research Network est un réseau de recherche regroupant des structures de recherche universitaire et des chercheur·se·s indépendant·e·s, afin de compiler au niveau international des connaissances tant empiriques que théoriques.
[11] La Tuile est un centre d’accueil d’urgence de nuit dans le canton de Fribourg.
[12] La coopérative Sucré-salé est une mesure de réinsertion, proche du marché traditionnel, pour des personnes atteintes dans leur santé. La coopérative se situe à Fribourg, avec un deuxième restaurant à Bulle.
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Emmanuel Fridez et Benoit Renevey, «Au-delà du clivage se trouve la complémentarité», REISO, Revue d'information sociale, publié le 22 septembre 2022, https://www.reiso.org/document/9627