Vers une formation de formateurs avec «DI»
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À Genève, un projet développe une formation professionnalisante de formateurs et formatrices porteuses d’une déficience intellectuelle. Double récit du processus, des observations et habitudes du terrain à la recherche scientifique.
Par Jean-Christophe Pastor, membre du comité ASA-HM, Responsable des projets d’inclusion et de participation, Fondation Clair Bois, Genève
Dans la société civile, les administrations et institutions prennent progressivement conscience des exigences de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) [1] et développent des mesures pour répondre aux exigences de ce texte. Ainsi en est-il des traductions FALC, de l’extension de moyens d’accessibilité ou de la formation des personnels. Il reste toutefois beaucoup de travail de sensibilisation et de mise en œuvre à opérer.
Dans les milieux du handicap, le cadre dressé par la CDPH ainsi que ses fondements ne sont plus contestés. Dès lors, la question n’est plus de la faire connaître mais de lui donner des applications concrètes sur le terrain.
A ce titre, certaines institutions cherchent à augmenter le degré de participation et d’autodétermination des personnes accompagnées, comme INSOS suisse, par exemple, qui édite des outils tels que les « boussoles CDPH [2]». D’autres, comme Eben-Hézer à Lausanne, agissent dans le domaine des droits politiques, à l’image de « Bla-Bla vote » [3], un projet-pilote voué à favoriser la formation de sa propre opinion politique, que la personne dispose ou non du droit de vote.
La problématique engagée devient celle d’un changement culturel profond. L’enjeu est de modifier des représentations assimilées par un public standard comme par celui des personnes en situation de handicap et leurs proches. Il s’agit d’ouvrir des champs de possibles, jusqu’ici parfois trop ténus.
Le projet de la création d’une formation de formateur et formatrice avec handicap mental s’inscrit dans cette mouvance. Le domaine de la formation des adultes, à l’instar d’autres secteurs professionnels, fait partie des territoires à défricher par les personnes en situation de handicap — et plus particulièrement par les individus « neuro-atypiques » [4] ou avec des difficultés intellectuelles.
Mentorat de pair·e·s
S’appuyant sur des expériences d’avant-garde, le premier mouvement de cette « conquête » a reposé sur la mise en place d’activités de mentorat de pair·e·s, de participation sous forme de témoignages ou plus rarement l’instauration de rôles « d’assistant·e·s » dans des activités de formation.
De l’observation des pratiques se dégage alors une tendance : si les conditions sont organisées, les approches structurées et les outils transmis, les potentiels sont révélés. La notion fondamentale de l’aménagement de l’environnement, ici intellectuel et didactique, se trouve soutenue par la théorie du processus de production du handicap [5] et donne lieu au développement d’une nouvelle capabilité [6].
Dans un projet faisant suite à son colloque des 130 ans [7], dont un des ateliers était dédié à l’opportunité d’une formation de formateur·trice avec « handicap mental », ASA-HM avait deux voies possibles : l’adaptation ou l’intégration de dispositifs de formation de formateurs·trices existants, ou l’engagement dans un processus de recherche plus « ouvert ».
Contacté par l’association, le Laboratoire de recherche et d’intervention sur la formation et le travail (RIFT) [8] a proposé de commencer par analyser en détails les pratiques de formation existantes afin d'en décrire les potentialités. Cette approche se veut à la fois compréhensive (dimension de recherche, production de connaissances) et transformative (dimension d'intervention, aide au développement). Elle repose sur des observations de terrain, des entretiens avec les formateurs·trices, avec une prise en compte de l’hétérogénéité des pratiques, mais aussi une participation active de l’ensemble des protagonistes. Autrement dit, le processus même de la recherche est potentiellement susceptible de modifier les comportements, les attentes et les compétences de l’ensemble des acteurs et actrices, y compris des chercheur·se·s.
Vers quel type de reconnaissance ?
L’ambition de ce projet novateur, dont la recherche a débuté en janvier 2020 pour prendre son envol en mars 2022, est de permettre aux personnes avec une déficience intellectuelle de se professionnaliser en tant que formateur·trice. Ses objectifs sont de rendre cette formation certifiante et d’accompagner les institutions et les entreprises dans la reconnaissance des qualifications des personnes formées.
L’enjeu demeure que l’ensemble des protagonistes engagé·e·s, que cela soit les décideur·se·s, les commanditaires et les apprenant·e·s, identifient l’apport inédit de ces formateur·trice·s « singulier·ère·s » comme apportant une plus-value dans l’augmentation des compétences.
Le dispositif de recherche-intervention
Par Léa Beaud, Assistante-doctorante, équipe Interaction & Formation, cheffe de projet au Laboratoire RIFT, Université de Genève
Cette recherche-intervention vise à comprendre, grâce à des méthodes d’observation et d’entretien, la manière dont les formateur·trices avec une déficience intellectuelle (DI) et les formateur·rices ordinaires, actuellement en activité, travaillent ensemble pour assurer des formations à destination d’adultes, ainsi que leurs compétences et les capabilités [9] présentes et celles pouvant être développées.
Dans un deuxième temps, la recherche aspire également à comprendre la manière dont les formateur·rices avec DI développent leur professionnalité en mettant en place des activités potentiellement transformatives de leur travail grâce à la création d’ateliers collectifs et de stages. Ainsi, la recherche s’organise-t-elle autour de deux axes : l’un compréhensif, l’autre transformatif. Elle se centre sur le travail réel (Encart 1) et collectif des formateurs·trices dans une approche centrée sur les significations que les acteurs et actrices donnent à leurs actions (Theureau, 2004, 2006) et dans une approche qui s’intéresse à la coordination de ces personnes dans les interactions (Filliettaz et al., 2021).
La recherche se base sur plusieurs principes en recherche en sciences de l’éducation et de la formation des adultes :
La littérature montre qu’il existe différents dispositifs de formation engageant des formateurs·trices avec DI sur le plan international, comme le mentorat ou la pair-aidance. Quelques formations à destinations de formateur·trices avec DI ont été créées, notamment le projet « Développer la sensibilisation au handicap mental par les auto-représentants » mis en place par l’Institut Catholique de Lille. Cependant, la littérature manque d'analyses de l’activité réelle des formateur·trices avec DI et du binôme de formateur·trices, ainsi que des modalités d’implémentation du travail des formateur·trices en situation de handicap.
En 2021, une première étude exploratoire a été menée sur la base de seize entretiens compréhensifs individuels et collectifs, auprès de sept formateur·rices ordinaires et neuf formateur·trices avec déficience intellectuelle. Celle-ci a permis de comprendre l’importance du travail en binôme pour le développement professionnel du/de la formateur·trice avec DI et pour assurer la formation dans son ensemble[10].
Les formateur·trices ordinaires et avec DI développent des compétences sur le tas, lors des situations de travail, qui aident notamment le·la formateur·trice en situation de handicap à devenir de plus en plus autonome. Cette étude a également mis en lumière trois degrés de participation différents de ces formateurs (Figure 1), allant du témoignage passif-actif à la co-animation centrale, et trois configurations de participation : une relation de pair·e·s dans laquelle toutes et tous ont les mêmes tâches, une relation d’expert·e-novice dans laquelle le·la formateur·trice ordinaire ou celui·celle avec DI se positionne en tant qu’expert·e ou novice en fonction des contenus et de l’animation de la formation et, enfin, une relation de tuteur-tutoré, où le·la formateur·rice ordinaire prend un rôle de responsable pour accompagner la personne avec DI dans son développement professionnel. Cette dernière peut ainsi participer de différentes manières aux formations, avec des rôles et des fonctions distincts.
Une deuxième étude est en cours de réalisation : des observations filmées sont menées lors des formations, ainsi que des entretiens d’autoconfrontation, qui donnent l’opportunité aux formateur·trices d’expliquer leur travail, d’après leur point de vue, sur la base du film de leur activité. Les domaines de la médiation culturelle, de la santé, de la vidéo ont été observés, filmés et renseignés en entretien. D’autres terrains comme le FALC, le sport et la culture générale seront renseignés dans un deuxième temps.
Deux autres études sont prévues dans la suite du projet : des ateliers collectifs à destination de l’ensemble des formateurs·trices et des stages pour celles et ceux avec DI. Les ateliers collectifs sont voués à repérer collectivement les compétences interactionnelles, dont ces personnes ont besoin au niveau des interactions pour travailler ensemble et développer la professionnalité des formateurs avec DI. La dernière étude, organisée sous forme de stage d’entrée, vise les formateurs avec DI. Celles et ceux qui y participent auront l’occasion de s’entrainer, et d’identifier leurs compétences développées grâce à un débriefing à la fin du stage.
Bibliographie
- Fernagu-Oudet, S. (2012). Concevoir des environnements capacitants : l’exemple d’un réseau réciproque d’échanges des savoirs. Formation Emploi, (119), 7-27.
- Filliettaz, L., Bimonte, A., Koleï, G., Nguyen, A., Roux-Mermoud, A., Royer, S., & Zogmal, M. (2021). Interactions verbales et formation des adultes. Savoirs, 56 (2), 11-51.
- Fougeyrollas, P. (1995). Processus de production culturelle du handicap : Contextes sociohistoriques du développement des connaissances dans le champ des différences corporelles et fonctionnelles. CQCIDIH-SCCIDIH : Canada.
- Leblanc, S. (2017). Coopération chercheurs-praticiens pour analyser l’activité et concevoir des ressources de formation. Éducation et socialisation, 45, 1-20.
- Leblanc, S., Ria, L., Dieumegard, G., Serres, G., & Durand, M. (2008). Concevoir des dispositifs de formation professionnelle des enseignants à partir de l’analyse de l’activité dans une approche enactive. Activité, 5 (1), 58-78. DOI : https://doi.org/10.4000/activites.1941
- Le Boterf, G. (1994). De la compétence. Essai sur un attracteur étrange. Paris : Les Éditions d’Organisation.
- Leplat, J., & Hoc, J.-M. (1983). Tâche et activité dans l’analyse psychologique des situations. Cahiers de Psychologie Cognitive, 3, 49-63.
- Lussi Borer, V., Muller, A., Ria, L., Saussez, F., & Vidal-Gomel, C. (2015). Introduction au dossier « Conception d’environnements de formation : une entrée par l’analyse de l’activité ». Activités, 11 (2), 72-75.
- Pastré, P. (2001). Les compétences professionnelles et leur développement. La revue de la CFDT, 39, 3-10.
- Theureau, J. (2004). Le cours d’action. Méthode élémentaire. Toulouse : Octarès.
- Theureau, J. (2006). Le cours d’action. Méthode développée. Toulouse : Octarès.
[1] Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées. Ratifié par la Suisse le 15 avril 2014.
[3] En savoir plus sur le projet « Bla bla vote »
[4] Expression résolument préférée par les personnes concernées contrairement à handicap mental ou déficience intellectuelle…
[5] Patrick Fougeyrollas. « Processus de production culturelle du handicap : Contextes sociohistoriques du développement des connaissances dans le champ des différences corporelles et fonctionnelles » – Lac St-Charles, Québec,1995
[6] Les capabilités sont les possibilités qu’ont les individus d'agir concrètement avec les ressources qu’ils ont à disposition (Fernagu-Oudet, 2012 ; Vidal-Gomel & Delgoulet, 2016). L'approche par les capabilités postule un lien indissociable entre les capacités de l’individu et l’environnement d'action. Lien pour comprendre la notion de capabilité dans le contexte du handicap
[7] Actes du colloque « Les chemins de l’innovation…quelles voies emprunter ? » 21.06.2019, ASAHM, Reiso, Pages Romandes, RRASA
[8] RIFT : Laboratoire de recherche et d’intervention sur la formation et le travail, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.
[9] Les capabilités sont les possibilités qu’ont les individus d'agir concrètement avec les ressources qu’ils ont à disposition (Fernagu-Oudet, 2012). L'approche par les capabilités postule un lien indissociable entre les capacités de l’individu et l’environnement d'action.
[10] Après plusieurs mois de récolte de données et la production d’un premier rapport de recherche en 2021, ASA-HM en collaboration avec le RIFT a organisé un colloque public, le 21 septembre 2021 à Genève, afin de partager les éléments récoltés et les enjeux identifiés. Ce rendez-vous a permis de présenter l’état de la recherche en cours, de créer une commission consultative et de propositions et de faire connaître le projet aux institutions accueillant des personnes avec DI. Le prochain colloque se déroulera le 16 septembre 2022 à l’Université de Genève
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Jean-Christophe Pastor et Léa Beaud, «Vers une formation de formateurs avec «D.I»», REISO, Revue d'information sociale, publié le 1er septembre 2022, https://www.reiso.org/document/9499