La pudeur, signe humain de vulnérabilité
Protectrice de l’intime, la pudeur contribue aussi à établir un lien de confiance avec autrui. Petite exploration philosophique de cette disposition, qui révèle l’être humain dans ses appartenances aux mondes biologique et spirituel.
Par Bernard N. Schumacher, professeur, coordinateur de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme, Université de Fribourg
« Les cheveux épars, les mains qui se cherchent, la droite serre la gauche comme un objet étranger. Elle ne trouve pas sa bouche, à chaque tentative, le gâteau arrive de biais. Le morceau que je lui ai mis dans la main retombe. Il faut que je le glisse dans la bouche. Horreur, trop de déchéance, d’animalité. Les yeux vagues, la langue et les lèvres suçant, comme le font les nouveau-nés [1] » C’est ainsi qu’Annie Ernaux décrit sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer. L’autrice donne à entendre comme elle est choquée de constater l’état dans lequel se trouve son aînée, à quel point son esprit et son corps sont mutilés : « Horreur, trop de déchéance, d’animalité ».
Il paraît impossible d’occulter cet état de « déchéance ». Les excréments, les cris, les gestes désordonnés heurtent. Si bien qu’il est tentant de repousser cette personne vulnérable, d’interpréter son regard vide comme la disparition de la personne même. Car la mère semble ne plus être en mesure de répondre au regard de sa fille, non plus que de faire montre d’une pudeur qui protégerait son intimité du regard d’autrui. Ce regard risquerait en effet de faire d’elle un simple animal, mû par ses instincts, dépourvu d’intériorité.
Or, la pudeur n’exprime pas une forme de dépendance à des coutumes ou à des mœurs. Elle est plutôt une disposition propre à l’être humain, comme le souligne l’anthropologue Hans Peter Duerr. « C’est dans la nature humaine que d’avoir honte de sa nudité », et ce indépendamment de la manière « dont historiquement on définit cette nudité » [2], que celle-ci se situe sur le plan corporel, psychologique ou spirituel.
Esprit et animalité
La pudeur révèle l’appartenance de l’être humain à deux mondes qui entrent dans sa définition, à savoir le monde biologique et le monde spirituel, ce qui fait de lui un animal rationnel. Elle est cette gêne qu’éprouve l’esprit conscient quand il constate qu’il n’est pas en mesure de se défaire de son animalité. « La pudeur, c’est l’esprit qui rougit du corps » [3], pour reprendre les termes du philosophe Éric Fiat. Elle révèle une certaine impuissance de l’esprit face au corps singulier qui constitue l’individu.
Dans le même temps, la pudeur exprime le refus d’être exhibé comme un objet au regard utilitaire ou « technique » d’autrui – par exemple celui du personnel soignant – qui le scrute et l’analyse. Le danger consiste dans l’objectivation de la personne, réduite à son corps malade ou à un « cas » ; en l’occurrence, une personne atteinte d’Alzheimer. Saisie dans les rouages de la rationalité scientifique, elle n’est plus qu’un corps-chose, un corps réifié et susceptible d’être manipulé. Elle devient la proie de cette rationalité qui la vide de tout mystère, de toute intimité. « La nudité d’un corps, exposé au pouvoir compétent de l’autre, non dans une obscène exposition, mais dans sa vulnérabilité souffrante, risque donc l’assujettissement [4] », note le philosophe Jean-Philippe Pierron.
Face à une telle « chosification », la personne exprime sa pudeur en se retirant en soi-même pour sauvegarder son intimité. Toutefois, cette intimité n’est pas un Moi solitaire et autonome, transparent à soi, que l’on posséderait et qui se contrôlerait. Au contraire, en exigeant que le regard d’autrui soit respectueux, la personne invite à opérer un discernement afin de réorienter ce regard, capable de réifier ou de se montrer bienveillant, de dénigrer ou d’inviter à une véritable relation, y compris dans le soin.
Le discernement auquel encourage le geste de la pudeur peut alors déboucher sur une attitude de préservation permanente de soi, vulnérable face à autrui, en se barricadant derrière les murailles de son château fort, dans une volonté de contrôle. Il peut aussi se manifester par-là une sortie de ce château, en vue d’entrer dans une véritable relation. A savoir un don de soi réciproque, lequel implique une ouverture et une disponibilité de la personne qui consent à s’exposer dans sa nudité, qu’elle soit corporelle ou psychique, sans crainte de se laisser déstabiliser.
Pareille relation de confiance s’installe non seulement au plan de l’esprit, mais aussi du corps qui « parle » dans un regard ou un toucher. La suite du texte d’Annie Ernaux est à ce titre éloquente : « J’ai commencé à la coiffer, j’ai arrêté parce que je n’avais pas d’élastique pour attacher les cheveux. Alors elle a dit : « J’aime bien quand tu me coiffes. » Tout a été effacé. Coiffée, rasée, elle est redevenue humaine. Ce plaisir que je la peigne, l’arrange. Je me suis souvenue qu’à mon arrivée sa voisine de chambre lui touchait le cou, les jambes. Exister, c’est être caressé, touché ». [5]
Présence à autrui par le toucher
Le geste de coiffer sa mère dépasse le simple contact technique qui ausculterait le corps en vue d’en tirer une information précise. Le toucher s’apparente ici plutôt à une présence à autrui qu’on accueille et à qui on se rend disponible. Car le corps est tout à la fois le moyen d’entrer en relation et de se protéger du regard réifiant d’autrui. Annie ne cherche pas à chosifier sa mère en la coiffant, plutôt à entrer en relation avec elle, sans contrepartie.
Elle dépasse l’effroi qu’elle a ressenti devant l’apparent manque de pudeur de sa mère qui semblait la rapprocher de l’animal. Comme si Annie désirait intuitivement restaurer la pudeur de cette mère en la rendant présentable au regard d’autrui, à commencer par le sien. Ce faisant, elle s’ouvre à une relation d’intimité avec sa mère qui s’exprime, dans un premier temps, par un geste qui ressemble plus à une caresse qu’à un toucher technique. Par ce dernier, elle ne cherche pas à contrôler quoi que ce soit ; elle fait montre de respect et choisit de redonner à sa mère sa dignité de personne incarnée. Celle-ci retrouve alors une certaine pudeur face au regard d’autrui, tandis qu’elle devient capable de s’ouvrir, avec délicatesse, à une relation : « J’aime bien quand tu me coiffes. » Parce que sa fille aura exprimé son respect en la touchant avec tact et retenue, sans se montrer ni possessive ni invasive, elle aura effectivement été restaurée dans sa dignité : « Tout [l’animalité] a été effacé. Coiffée, rasée, elle est redevenue humaine. » Quant à Annie, elle aura, elle aussi, été restaurée dans sa dignité de fille.
En posant ce geste, Annie a consenti à être déstabilisée par une mère qui s’est révélée capable d’y répondre. Accueillir le geste d’autrui, c’est accepter d’afficher une certaine vulnérabilité. C’est prendre en quelque sorte le risque de se laisser toucher au plus intime, de se laisser être rejoint par la personne qui initie un geste, qu’on aurait tout aussi bien pu ne pas comprendre ou refuser.
Consentir à la vulnérabilité permet – et dans ce cas précis on peut se demander si cela ne concerne pas plus Annie que sa mère, même si, au bout du compte, il y a réciprocité – de s’extirper du château fort dans lequel le moi n’a de relation qu’avec soi. C’est ainsi qu’Annie a « renoué avec l’humanité, la chair, la douleur » [6]. Elle a découvert que, au cœur de l’existence humaine, est le don gratuit de soi, dans l’intimité avec autrui, dans une réciprocité relationnelle marquée par la confiance. Cela ne signifie cependant pas que les intimes des deux personnes sont transparents. Ils restent chargés de mystère, autant pour autrui que pour soi. Ils échappent à toute tentative de connaissance et de dévoilement plénier ; ils ne sauraient être transparents. Dans un monde que régirait la transparence, la pudeur disparaîtrait, ainsi que toute intimité.
En somme, la pudeur montre que l’être humain est fondamentalement une créature incarnée que caractérise une vulnérabilité, non seulement au niveau de sa corporéité, mais aussi au niveau de sa liberté, donc de son esprit.
En faisant montre de pudeur, l’être humain refuse toute réification, toute objectivation, de même qu’il refuse d’objectiver et de réifier autrui. La pudeur permet par ailleurs d’opérer un discernement face au regard de l’autre, en vue de consentir, éventuellement, à se laisser saisir par lui dans une relation de confiance, de don et de réceptivité. « Exister, c’est être caressé, touché. » [7].
[1] Annie Ernaux, Je ne suis pas sortie de ma nuit, Paris, Gallimard, 1997, 3 novembre 1985, page 83.
[2] Hans Peter Duerr, Nudité et pudeur. Le mythe du processus de civilisation, traduit par Véronique Bodin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1998, page 4.
[3] Éric Fiat, La pudeur. Questions de caractère, Paris, Plon, 2016, page 33. Voir Max Scheler, De la pudeur (1913), traduit par Maurice Dupuy, Paris, Aubier, 1952.
[4] Jean-Philippe Pierron, Vulnérabilité. Pour une philosophie du soin, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, page 115.
[5] Annie Ernaux, Je ne suis pas sortie de ma nuit, op. cit., 3 novembre 1985, pages 83-84.
[6] Ibid., 24 novembre 1984, page 49.
[7] Ibid., 3 novembre 1985, page 84.
Cet article appartient au dossier Intimité(S)
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Bernard N. Schumacher, «La pudeur, signe humain de vulnérabilité», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 27 mai 2022, https://www.reiso.org/document/9087