Un geste harmonieux entre l’ici et l’ailleurs
Si la venue en Suisse, pour les danseurs·ses sénégalais·es, concrétise leur rêve d’Europe, ces artistes sont confronté·e·s à du racisme ordinaire et peinent à voir leur professionnalisme reconnu.
Par Claire Vionnet, anthropologue et chercheuse en danse, Université de Berne et Département Danse Université Paris 8, Co-directrice artistique Cie Kunda, Berne [1]
La Suisse a la chance d’avoir vu, depuis vingt ans, l’arrivée progressive de brillants artistes du Sénégal et du Burkina Faso. Dès leur arrivée, ils et elles ont tenté de se créer leur place au sein de notre scène culturelle. Or, n’ayant pas accès aux institutions, ni accoutumés à la rédaction de dossiers de subvention, ces performeurs se sont vus contraint·e·s d’abandonner leur art, ou de se tourner vers l’enseignement, vulgarisant ainsi la complexité de leurs pas auprès d’amatrices européennes en quête d’exotisme. Malheureusement, la scène de la danse contemporaine reste marquée par des mécanismes d’exclusion sous-jacents, notamment l’absence des danseurs·ses d’origine africaine.
Par quel moyen les soutenir pour leur permettre de maintenir leur pratique artistique, et par ceci, de les reconnaître dans leur pleine humanité ? Car si le processus migratoire les autorise à concrétiser leur rêve de l’Europe, ils et elles sont malheureusement dévalorisés dans l’échelle sociale. Pour vivre ici, ces artistes acceptent de faire les petits travaux dénigrés par les Suisses : nettoyage, plonge, manufacture, construction, déménagement. Ce faisant, ils et elles perdent leur statut et leur réputation. Ainsi, la Suisse compte parmi les meilleur·e·s musicien·ne·s [2] descendants de familles griot, ainsi que des danseurs·ses professionnel·le·s [3] parmi les plus réputé·e·s, sans qu’ils et elles ne soient pourtant connu·e·s.
Les dreadlocks, un vecteur de préjugés
[4], une communauté soufie mouride basée sur le service et le don de soi. Les dreadlocks font référence à la sueur du travail du premier disciple Cheikh Ibrahim Fall, bien loin, donc, de l’association à Bob Marley.
La plupart des grand·e·s danseurs·ses sénégalais·es sont aujourd’hui installé·e·s en Europe ou en Amérique du Nord. Tous les ans, ils et elles se retrouvent à Dakar lors des fêtes de fin d’année. Si, là-bas, tout le monde les salue dans les rues, on les accoste ici pour d’autres raisons : pour leur look « cool » lié aux dreadlocks, pour leur demander des cigarettes et de la marijuana, alors que certains n’ont même jamais touché à ces produits illicites, bannis par leur communauté spirituelle. Pour la plupart, ces artistes sont en effet des Baye FallRepenser les stéréotypes par la danse
Kunda est un projet d’anthropologie appliquée [5]. Il s’agit d’une compagnie de danse créée en collaboration avec André Dramé, danseur et chorégraphe de Bienne. En langue mandingue, Kunda signifie la maison et invite à repenser les stéréotypes interculturels. Par la création chorégraphique, la compagnie articule la danse contemporaine et les danses traditionnelles.
Cette catégorie de « danse traditionnelle africaine » a été déconstruite par les anthropologues de la danse (Lassibille 2004) et les chorégraphes (Tiérou 2001), qui lui reprochent son caractère généralisant, réducteur et son association au village. La tradition est, en réalité, issue de la modernité, les mouvements étant réinventés par les troupes de ballets des grandes villes africaines. De plus, les gestes circulent entre les régions et les pays, de sorte que leur art continue de se développer au-delà des frontières nationales (à Londres, Paris, Montréal, Berne, etc.).
Kunda se base sur les connaissances et les concepts développés par l’anthropologie — ethnocentrisme, altérité, représentations, identités — pour comprendre les différences culturelles émergeant de la collaboration. Ils servent de boîte à outils pour déjouer les asymétries, les prises de pouvoir, les stéréotypes et les malentendus, de manière à construire un dialogue interculturel plus éthique.
Kunda est porté par des personnes suisses, camerounaises et sénégalaises, dans une démarche participative. Il contribue à faire prendre conscience de la richesse, mais aussi des difficultés liées au dialogue interculturel. En effet, les différences en termes de communication, projection, prises de décisions et finances affectent la collaboration et le développement du projet. La communication devient donc un enjeu central qui exige une grande écoute et de la sensibilité.
A titre d’exemple, citons les antagonismes entre une culture orale et une culture écrite. Comment travailler quotidiennement avec des collaborateurs·trices qui ne lisent pas de sms, ni n’envoient d’e-mails ? Pour contourner cet écueil, des messages audios en wolof ont ainsi été intégrés sur le site internet, de manière à inclure celles et ceux qui n’ont pas eu l’opportunité d’apprendre à lire et à écrire.
Collaborer implique de réajuster les petits gestes inconscients du quotidien. Si la collaboration rapproche, elle peut aussi devenir source de conflits, car elle révèle les différences en termes de valeurs et d’attentes. Kunda apprend ainsi à repenser les modalités du vivre-ensemble de manière à tendre vers plus d’harmonie.
En créant les pièces chorégraphiques, il s’agit de se questionner sur la manière d'exhiber le folklore africain en termes de musique, de costume, de références. Dans l’histoire de la performance, les danseurs·ses « Noir·e·s » [6] ont souvent été victimes d’instrumentalisation : caricaturé·e·s et ironisé·e·s dans les minstrel shows [7], érotisé·e·s et exotisé·e·s à l’image de Joséphine Baker[8], de nombreux clichés surgissent dès lors que les corps « Noirs » entrent en scène. Comment dès lors créer des pièces qui évitent la réduction du « Noir » à son exotisme ? Comment éviter les commentaires des spectateurs·trices tels que « oh, l'Africain sait quand même bien danser » ? Comment changer les représentations du public suisse pour qu’il puisse voir non pas la tradition passée, mais un patrimoine culturel immatériel contemporain ?
Le racisme invisible au quotidien
À travers Kunda, les danseur·se·s ont pris conscience des résidus liés au colonialisme. L’histoire violente de la rencontre entre l’Europe et l’Afrique, qui a placé les « Noir·e·s » dans une position subalterne face aux « Blancs », affecte encore aujourd’hui les gestes du quotidien. Ce racisme invisible se retrouve chaque fois qu’il leur est demandé « d’où viens-tu ? », « est-ce que tu parles français ? », « depuis combien de temps es-tu en Suisse ? » Il en est de même lorsque les interlocuteurs·trices européen·ne·s articulent particulièrement leurs mots, parlent plus lentement, affirment que « vous, les Africains / nous les Européens… ». Toutes ces expressions de langage indiquent la différence, réitèrent les catégories et marquent l’exclusion.
Ce sont aussi dans les gestes que la discrimination se manifeste, de manière positive ou négative : on leur touche les cheveux, on les salue dans la rue sans même les connaître, on change de place dès lors qu’ils s’assoient dans les transports publics. Tous ces comportements apparaissent clairement lorsqu’un·e danseur·se « blanc·he » se promènent dans la rue aux côtés des artistes sénégalais : d’inaperçu·e dans les rues, on se retrouve soudainement exposé·e et visibilisé·e [9].
Un·e « Blanc·he » qui se promènent en Afrique fait face, généralement, à des regards bienveillants. En Suisse, par contre, le rapport de pouvoir est inversé. Kunda propose ainsi de discuter de ces questions à travers des ateliers de médiation dans les écoles et les centres de jeunes, ou encore à la suite d’une performance. Ces ateliers se créent sur mesure avec l'organisation d’accueil et mélangent mouvement, danse et discussion [10].
Le besoin de thématiser l’exotisme au sein de la performance scénique permettrait de déjouer les stéréotypes, les premiers jalons menant à la discrimination. Parler du racisme répond ainsi à l’urgence d’une Suisse devenant toujours plus métissée. [11] En effet, les nouvelles vagues de migrant·e·s d’Afghanistan, de Syrie et d’Erythrée amènent de nouvelles craintes. Dans les années 1970, ces peurs étaient cristallisées contre les Italien·ne·s et les Portugais·es. Les cibles du racisme évoluent avec le temps. Il est donc impératif de veiller à l’équilibre de la cohésion sociale, de sorte que chacun puisse y trouver sa place.
Bibliographie
- LIEPSCH Elisa, WARNER Julian, PEES Matthias, 2018. Allianzen. Kritische Praxis an weißen Institutionen. Bielefeld, transcript.
- LASSIBILLE Mahalia, 2004. « La danse africaine, une catégorie à déconstruire. Une étude des danses des WoDaaBe du Niger », Cahiersd’Etudesafricaines XLIV (3) (175), p. 681-690.
- KOSLOWSKI Stefan, 2019. « Renforcer la participation culturelle. Un nouveau défi démocratique ». (Bundesamt für Kultur). Dans Dialogue culturel national, Kulturelle Teilhabe. Ein Manuel/Participation culturelle. Un manuel. Zürich, Seismo Verlag, p. 34-39.
- TIÉROU Alphonse, 2001. Si sa danse bouge, l'Afrique bougera. Paris, Maisonneuve & Larose.
[1] Anthropologue de formation, j’ai fait de la danse mon terrain d’investigation. Ma thèse a porté sur les processus de création chorégraphique, reposant sur une ethnographie auprès de compagnies professionnelles de danse contemporaine de Berne et de Lausanne. Parallèlement, les danses du Congo, Cameroun, Burkina Faso et Sénégal m’ont particulièrement intéressées. Depuis une dizaine d’années, je pratique les danses sur djembé (mandingue, soko, dudumba) et Sabar.
[3] Comme André Dramé, Compagnie Jant-Bi, Sénégal
[4] https://www.youtube.com/watch?v=C2r6ZlS4wiM
[5] L’anthropologie appliquée n’a pas pour but de produire de la connaissance scientifique, mais d’utiliser les connaissances anthropologiques pour s’engager dans la société. Le projet Kunda a émergé grâce au programme « Nouveau Nous » lancé par la Commission fédérale des migrations.
[6] Nous utilisons le terme « Noir » non pas pour référer à la couleur de peau, mais comme une autodéfinition et catégorie politique qui exprime un point commun entre des personnes qui partagent des expériences similaires liées au racisme.
[7] Blackface: A cultural history of a racist art form - YouTube
[8] Josephine Baker Banana dance - YouTube
[9] Ceci ramène à ma propre expérience en Tanzanie, alors que je travaillais pour une mission caritative bâloise. Après une année passée à œuvrer avec des communautés locales, parlant le Kiswahili, portant les habits traditionnels, j’étais affectée de constater que ma différence était toujours manifestée. Je n’arrivais plus à supporter les regards qui me scrutaient partout où j’allais. J’aspirais seulement à me fondre dans la masse et redevenir invisible. Or, ces regards posés sur mon corps étaient pour la plupart bienveillants, puisqu’en tant que « Blanche », j’étais enviée (sauf exceptions), mais ils restaient pesants.
[10] Voir l’exemple sous ce lien
[11] https://www.ekm.admin.ch/ekm/fr/home/projekte/neues-wir.html
Cet article appartient au dossier Chaudron de culture
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Claire Vionnet, «Un geste harmonieux entre l’ici et l’ailleurs», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 1er novembre 2021, https://www.reiso.org/document/8132