Prendrez-vous un verre?
Comment aborder la question de l’alcool dans un foyer pour adultes ? L’interdiction fonctionne mal car des résident·e·s sortent des murs pour «s’alcooliser». L’autorisation de boire à l’intérieur permettrait-elle un meilleur accompagnement ?
Par Marion Pythoud, diplômée Master Travail social HES-SO, en collaboration avec Patrick Rossetti, directeur du Centre Espoir, Genève
Affilié à l’Armée du Salut, le Centre Espoir accueille des adultes entre 18 et 65 ans avec un trouble psychique reconnu par l’assurance invalidité. Le Centre propose un lieu de vie et des ateliers protégés avec un accompagnement influencé par les valeurs salutistes. Dans cette optique, la direction encourage et soutient l’autodétermination des pensionnaires. En même temps, elle a jusqu’ici interdit l’alcool, conformément à la morale d’abstinence du mouvement (Armée du Salut, 2015). Ces deux options sont-elles compatibles ou contradictoires ? Cette question a fait l’objet de la recherche-action [1] présentée dans cet article.
L’interdiction actuelle de l’alcool dans le Centre a plusieurs répercussions négatives. La première réside dans le fait que des personnes sortent de l’institution pour «s’alcooliser», parfois massivement. A leur retour, ils et elles ont alors des comportements problématiques, notamment des actes de violence et, parfois, des pertes de conscience. L’interdiction a également une conséquence négative sur l’accompagnement. En effet, pour les travailleurs et les travailleuses sociales, une démarche de prévention autour de l’alcool est inconfortable, car elle semble en contradiction avec la morale d’abstinence du lieu. Un tel travail de prévention serait pourtant important pour les pensionnaires, en particulier pour les personnes sous médication qui ne connaissent pas toujours les interactions entre l’alcool et leurs médicaments.
Recherche-action et forum
La recherche effectuée dans l’institution a ainsi eu pour objectif de mener une réflexion commune sur l’alcool. Cette phase du projet a eu lieu de mars 2018 à février 2019, la mise en place n’a pas encore débuté. Une méthodologie inspirée de la recherche-action a été privilégiée, avec des observations participantes, un forum et des cartes postales [2].
Le forum est une méthode souvent utilisée au Centre-Espoir. Prenant appui sur les « cafés du monde », une rencontre a été organisée dans le hall principal. Près d’une quarantaine de pensionnaires et une dizaine de collaborateurs et collaboratrices sont venu·e·s échanger sur la thématique de l’alcool. Des cartes postales spécialement créées pour l’occasion ont également été mobilisées comme support d’expression.
Tabou et culpabilité
La récolte des données a mis en exergue un tabou autour de la consommation d’alcool en lien avec la morale d’abstinence du mouvement salutiste. Une pensionnaire a décrit la situation en une petite phrase : « L’alcool est interdit, car l’Armée du Salut est contre, c’est comme ça. ». Les échanges ont fait apparaître le fait que cette interdiction renforçait le sentiment de culpabilité des personnes concernées.
Les échanges et discussions ont aussi abordé la question de savoir si l’alcool pouvait être considéré comme un outil de sociabilisation. Sur cet aspect, deux expériences ont servi d’axes de réflexion.
La première expérience est celle de l’Armée du Salut à Zurich. Là, un projet pilote de deux ans a été mené pour savoir comment diminuer l’«alcoolisation» extérieure des pensionnaires. Le foyer a pris le parti d’autoriser l’alcool en chambre pendant cette phase de test. Il s’est avéré que l’expérience a détendu l’atmosphère dans l’espace de vie, réduit l’alcoolisation et diminué les avertissements et les réprimandes dus à cette consommation. Les professionnel·le·s ont constaté qu’ils et elles étaient à même d’accompagner les personnes dans des programmes de gestion de la consommation.
La seconde expérience est celle de la fondation « Le Tremplin » à Fribourg. Elle a démontré qu’il est possible de renforcer le sentiment d’appartenance au groupe et la notion de plaisir dans la consommation d’alcool. La fondation a créé une bière artisanale, la « Trampoline » et mis en place une certaine autogestion de la part des usagers et usagères du lieu de vie. Elle a constaté un retour vers une consommation moins rapide qui mettait l’accent sur la (re) découverte du goût (Fédération Addiction, 2016).
Moyen de socialisation
Les échanges sur ces deux expériences ont mis en valeur la possibilité effective de considérer l’alcool comme un moyen de socialisation. Mais faudrait-il l’autoriser uniquement dans les chambres pour respecter le libre choix des pensionnaires ? Ou faudrait-il l’autoriser uniquement dans les lieux communs pour que la dimension sociale soit assurée ?
En fait, l’autorisation uniquement en chambre dans un espace privé a été peu abordée. La récolte des données a enregistré peu de personnes favorables à cette option. Elles ont été plus nombreuses à exprimer leur envie de pouvoir consommer de l’alcool en collectivité, dans des moments de socialisation.
L’autorisation dans les endroits collectifs a donc été davantage envisagée dans cette recherche. Comme le Centre-Espoir vise l’inclusion des personnes accueillies, l’alcool a été pensé comme une norme sociétale et sa consommation comme une activité ordinaire (Naassila, 2017). Il a aussi été pensé comme un outil pour permettre aux pensionnaires de se sentir inclus dans la société. Certain·e·s ont d’ailleurs décrété : « On devrait donner un verre de vin rouge par jour à partir de 40 ans, au repas, pour ceux qui le souhaitent. » Pour une autre pensionnaire, « un verre de vin au bar ou de la bière pression serait envisageable dans un espace convivial ».
Les lieux et les modalités
Les endroits proposés pour cette consommation sont la cafétéria et le restaurant au moment des repas. Quant à la quantité, les participant·e·s ont en général évoqué un verre de vin ou une bière. Plusieurs pensionnaires soulignent l’aspect social de l’alcool. Cependant, certain·e·s restent réticent·e·s face à son introduction dans les espaces communs : « C’est dommage de mettre de l’alcool dans la maison. C’est inutile. Ça crée plus de problèmes qu’autre chose. » Ainsi, l’interdiction de l’alcool reste une règle rassurante pour celles et ceux qui adhèrent à la morale d’abstinence en vigueur actuellement.
Faudrait-il envisager une solution mixte avec la possibilité de consommer dans sa chambre ou dans les lieux communs ? Les personnes inquiètes face à l'autorisation estiment important d’avoir des espaces sans alcool. Pour d’autres, l’endroit importe peu. « Moi, je bois de la bière sans alcool, explique un pensionnaire. Dans les chambres, ce serait bien de l’autoriser. Ce serait bien aussi au resto, en libre-service. »
Finalement, la question principale n’est pas de savoir le lieu où les personnes pourront consommer, mais de se questionner sur cet important changement de pratique, voire de paradigme. Car passer de l’abstinence à l’accompagnement de la consommation d’alcool est une option qui suscite des résistances parmi les membres de l’Armée du Salut.
La recherche d’autodétermination
Les différentes discussions ont donné une vision globale de la situation dans l’institution genevoise. Cependant, pour la direction, la nécessité de mettre en place un programme d’accompagnement spécifique reste la priorité. L’autorisation dans les espaces collectifs fait alors plus de sens, au regard de la volonté de considérer l’alcool comme un moyen de socialisation et de veiller à l’inclusion des personnes. Les professionnel·le·s auraient alors la possibilité d’accompagner l’expérimentation à l’alcool dans un objectif de partage et de (re) découverte du goût.
Certain·e·s résident·e·s et professionnel·le·s ont évoqué l’alternative de proposer des bières sans alcool. Mais cette option semble contradictoire avec l'objectif d’autodétermination, car il restreint le choix et donc la décision de chacun·e.
La recherche-action a ainsi fait apparaître des divergences d’opinions. La démarche va donc se poursuivre afin de trouver un consensus, une solution qui garantisse à la fois l’autodétermination des personnes et le bien-être collectif. Car chaque pensionnaire doit se sentir chez soi, mais doit aussi s’adapter au vivre ensemble.
[1] Marion Pythoud, «Prendrez-vous un verre de vin, cher ou chère pensionnaire ? Questionnement institutionnel autour de la consommation d’alcool », Module ART : développement de projets, sous la direction de Claude Bovay, MATS, Lausanne, 2019, 56 pages. Rapport de recherche non publié.
[2] Voir notamment Olivier de Sardan, J.-P. (1995). «La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie», Enquête. DOI
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Marion Pythoud, «Prendrez-vous un verre?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 4 juin 2020, https://www.reiso.org/document/6017