Prends soin de mon doudou!
Dans le canton de Neuchâtel, une réforme de la prise en charge de l’enfance est en cours. Des professionnel·le·s ont créé un collectif et élaborent un projet participatif et citoyen. Comment s’articule cette mobilisation locale et singulière ?
Par Laura Luginbühl, Master en Travail social, HES-SO [1]
Depuis quelques années et à intervalles réguliers, le canton de Neuchâtel introduit des mesures d’économie dans les domaines de l’éducation, la santé, le social, la culture, voire la fonction publique. Le 1er décembre 2017, dans ce contexte de difficultés financières persistantes, le Conseil d’Etat a rendu public un vaste programme de législature visant à assainir les caisses cantonales, à amorcer « une spirale positive » et « à retrouver la voie de la prospérité [au] profit de toutes et tous ». Pour ce faire, l’exécutif a notamment prévu de réduire les prestations d’orthophonie, d’augmenter d’un élève les classes du cycle 1 et 2, de fermer la Haute Ecole de Musique (HEM), de réduire les allocations familiales, de diminuer les prestations complémentaires allouées aux personnes âgées résidant en EMS, ainsi que de baisser les montants des subsides LAMal.
«Le bien-être supérieur de l’enfant»
Parallèlement, le Conseil d’Etat a annoncé une réforme de la prise en charge de l’enfance afin de se rapprocher des statistiques de placement des autres cantons romands, de « moderniser » son dispositif et de respecter au mieux « le bien-être supérieur de l’enfant » consacré par la Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant. Selon le gouvernement, la réforme permettra, au surplus, d’économiser trois millions de francs. Autrement dit, la réforme permettra de faire mieux avec moins.
Dans les faits, cela signifie que, pour la petite enfance et en l’espace de trois, quatre ou cinq ans (les informations données quant au calendrier de la réforme sont contradictoires), le canton souhaite passer de 48 places en institution à 16 places, accueil d’urgence compris, en privilégiant les mesures ambulatoires ainsi que les familles d’accueil non professionnelles.
Les professionnel·le·s de l’enfance s’accordent pour dire qu’il est primordial que le canton développe l’ambulatoire, mais regrettent la manière dont la réforme est réfléchie et pensée. En effet, ils et elles déplorent le manque de transparence et de communication de la part des décideurs et décideuses, qu’aucune réelle étude sur les besoins des enfants n’ait été menée, que l’effort de comparaison avec les autres cantons romands se limite aux statistiques, que les nouvelles mesures soient alternatives plutôt que complémentaires, que les terrains n’aient pas été consultés et, enfin, que le calendrier de mise en œuvre de la réforme soit si imprécis et court. En effet, les professionnel·le·s sont d’avis qu’un tel changement de paradigme ne peut se faire qu’avec temps et réflexion, en fonction des réalités des terrains et seulement une fois que les autres mesures prévues ont été mises en place et éprouvées.
Une première tentative de négociation avec les politiques a été organisée par l’antenne neuchâteloise du Syndicat du service public peu de temps après l’annonce de la réforme, mais celle-ci a échoué. La réforme, telle que préconisée aura bien lieu.
La naissance d’un projet
En réponse à cette situation que les pragmatistes américains qualifieraient probablement de « problématique » (Dewey, 1938, cité dans Cefaï, 2016), le collectif Prends soin de mon doudou s’est créé en janvier 2019. Il rassemble des professionnel·le·s œuvrant dans le champ de l’enfance qui souhaitent agir collectivement dans l’espace public par le biais d’un projet articulé sur deux axes.
- Axe 1 Visibilisation du changement politique auprès des citoye·ne·s par la création de films d’animation et de podcasts en utilisant les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Youtube), divers supports de publicité papier (flyers, autocollants) ainsi que les médias conventionnels.
- Axe 2 Création d’arènes discursives (Habermas, 1962 cité dans Ballarini, 2017), de séances de réflexions et de discussions, afin de créer un savoir résolument collectif et interdisciplinaire et d’initier un dire et un agir commun dans l’espace public (Hannah Arendt, 1963, cité dans Lémeteil, 2019), de créer « un savoir en tant qu’il donne un pouvoir d’action » (Cefaï, 2016).
Cette mobilisation initiée par Prends soin de mon doudou forme un espace public particulier, un espace public « oppositionnel » (Negt, 2009) qui nait et vit en dehors de « l’espace public dominant » (Habermas, 1962), en réponse à ce que les pouvoirs publics font – ou ne font pas. Cet espace oppositionnel se crée localement, dans un contexte particulier et se transforme avec le temps, au gré des individus qui le rejoignent et au travers des expériences vécues en tant que communauté (Dewey, 1934, cité dans Gwiazdzinski, 2016). Il ne fait pas que « dire », il « fait » (Hannah Arendt, 1963, cité dans Lémeteil, 2017), il invente, essaie, bricole, s’amuse, crie, crée, milite, se rassemble, discute et se remodèle en fonction. Comment les choses se sont-elles déroulées sur le terrain à Neuchâtel ?
Une action au Château
Le 3 décembre 2019, après moins d’une année d’existence, Prends soin de mon doudou mène sa première action collective. Afin de sensibiliser les politiques aux inquiétudes que suscitent la réforme, les citoyen·ne·s et les professionnel·le·s des divers secteurs se rendent au Château de Neuchâtel et accueillent les député·e·s au Grand Conseil qui assistent, ce jour-là, à la séance annuelle de votation du budget. Sur un ton léger et désinvolte, les participant·e·s abordent les politiques, se présentent et leur donnent un flyer ainsi qu’un doudou en leur adressant le message symbolique d’en prendre soin. Des député·e·s leur font plutôt bon accueil et se prêtent volontiers au jeu en échangeant quelques mots et sourires.
A cette occasion, Prends soin de mon doudou en tant que collectif de professionnel·le·s et de citoyen·ne·s « surgit » (Arendt, 1963, citée dans Lemeteil, 2017) dans l’espace public dominant et préexistant, dans le but de faire entendre sa voix et sa légitimité à discuter d’intérêts publics, d’une réforme qu’il juge, en l’état, inadaptée et risquée.
Si les dirigeant·e·s ne commentent pas publiquement l’action collective du 3 décembre et qu’il est par conséquent difficile d’en évaluer l’écho au Château, cette dernière permet néanmoins aux participant·e·s, dans une démarche visant le « développement du pouvoir d’agir », d’expérimenter ensemble une première réussite et de se distancer ainsi quelque peu du « sentiment d’impuissance » (Le Bossé, 2012).
Des liens participatifs renforcés
En outre et de l’avis des protagonistes, l’action a également eu pour effet de consolider les liens et de maintenir la participation sociale, voire même de la favoriser grâce aux relais de différents médias locaux (RTN et Canal Alpha). En effet, en témoignage de soutien, plusieurs citoyen·ne·s ont ensuite pris contact avec Prends soin de mon doudou.
Au surplus des incohérences que cette réforme présente à ses yeux, le collectif souhaite également, au travers de son processus, revendiquer une forme plus participative de démocratie, forme qu’il met à l’essai dans le cadre de ses séances de discussion.
Parfois qualifié de mouvement utopique par d’aucuns, à la lumière de la philosophie de Ricoeur (1984), il répond « oui » sans rougir. Il renferme bel et bien un bout d’utopie puisqu’il se permet de recourir à l’imagination pour, entre autres, envisager des moyens d’action différents de ce que proposent les voies formelles normalement empruntées (pétition, postulat, référendum) et qu’il tente, à son échelle, de rompre avec la prédominance de l’actuel sur le possible (Gwiadzinsky, 2016).
Bibliographie
- Ballarini, L. (2017). Espace public. Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Récupéré le 9 janvier 2020, en ligne
- Cefaï, D. (2016). Publics, problèmes publics, arènes publiques… », Questions de communication, 30, 25-64. En ligne
- Conseil d’Etat du canton de Neuchâtel, (2017) Détail des mesures du plan financier de législature. En ligne
- Convention relative aux droits de l’enfant. New York le 20 novembre 1989. RS : 0.107. Récupéré le 5 janvier 2020 en ligne
- Fraser, N. & Valenta, M. (1992). Repenser la sphère publique: une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement : Extrait de Habermas and the public sphere, HERMES, 31, pp. 109-142. Doi
- Gwiazdzinski, L. (2016). Nouvelles utopies du faire et du commun dans l’espace public. URBIA, n° 19, pp. 123-144
- Le Bossé, Y. (2012). Sortir de l’impuissance : invitation à soutenir le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités. Québec : Ardis.
- Leméteil, E. (2019) « Arendt (Hannah) » In Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Récupéré le 09 janvier 2020, en ligne
- Negt, O. (2009). L’espace public oppositionnel aujourd’hui. Associations Multitudes 4, (39), 190-195. En ligne
- Ricoeur, P. (1984). L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social. Autres Temps, 2, pp. 53 – 64. Doi
[1] Travail réalisé dans le cadre du module «Travail social et Communication» dirigé par Viviane Cretton.
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Laura Luginbühl, «Prends soin de mon doudou!», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 11 mai 2020, https://www.reiso.org/document/5917