Il n’y aura pas de réfugié·e·s climatiques
Alerter l’opinion sur d’immenses flux de réfugié·e·s climatiques ? Cette option est dangereuse. Elle nourrit les discours sécuritaires de celles et ceux qui s’en prennent aux personnes migrantes au lieu d’agir contre le réchauffement climatique.
Par Aldo Brina, chargé d’information sur l’asile au Centre social protestant, Genève
Une fuite précédent la sortie du dernier rapport du GIEC aurait révélé que le réchauffement climatique pourrait provoquer, d’ici à 2100, l’exil de près de 280 millions de personnes déplacées. Cette information ne figure pas dans le rapport finalement publié, mais les médias l’ont reprise en cœur et largement diffusée. Selon les estimations, on parle tantôt de centaines de millions, tantôt de plus d’un milliard de personnes qui seraient potentiellement touchées par la seule montée des eaux. À la lecture de tels chiffres s’enclenche, dans les esprits anxieux comme le mien, la projection d’un film catastrophe. Travelling arrière : de longues files de réfugié·e·s sur la route, poussant leurs quelques possessions dans un chariot, convergeant vers notre pays de cocagne miraculeusement préservé. Mais qu’en est-il exactement ?
Premièrement, on parle de « déplacé·e·s ». Cela signifie que certains de ces déplacements sont temporaires. Surtout, ces migrations restent a priori internes, c’est-à-dire qu’aucune frontière nationale n’est franchie, comme c’est le cas quand on parle de « réfugié·e·s ». En cas de catastrophes naturelles, liées au réchauffement climatique ou non, les personnes qui doivent fuir cherchent d’abord refuge à l’intérieur du pays où vivent leurs proches, dont ils maîtrisent la langue et dont ils ont la nationalité. Ces citoyen·ne·s attendent une protection d’abord de leurs propres autorités. Ce sont donc les Etats qui sont chacun confrontés à l’épineuse question de l’endiguement des conséquences des dérèglements climatiques sur leur territoire et, cas échéant, des déplacements qui n’ont pas pu être évités. D’où la récente création d’une plate-forme sur les déplacements liés aux catastrophes naturelles, dont le but est de développer des solutions pour les Etats, avec un appui intergouvernemental, afin de mieux les préparer aux défis qui les attendent [1].
Les facteurs-clés des migrations humaines
Ensuite, il convient de relever que les réfugié·e·s d’aujourd’hui sont déjà, pour une large part, climatiques. Pour Caroline Zickgraf et François Gemenne, deux spécialistes des migrations environnementales, les réfugié·e·s climatiques ne constituent pas un risque futur à l’horizon de la fin du siècle, mais une réalité présente qui nécessite d’être prise en compte aujourd’hui [2].
Reprenons les fondamentaux : depuis la nuit des temps, les variations du climat, de même que les catastrophes naturelles, ont toujours été l’un des facteurs-clés des migrations humaines. Ce n’est que récemment, depuis l’émergence du droit d’asile et du droit des étrangers, que s’est construite une légitimité de la migration basée sur le respect d’un droit fondamental (droit d’asile, regroupement familial) ou sur une raison économique (migration du travail, des études, des retraité·e·s, etc.). Dans ces catégories existantes, les variations de l’environnement écologique ne sont pas prises en compte. Aucune base légale opérante en Suisse n’en parle.
Malgré cette absence du catalogue juridique, les raisons environnementales sont bel et bien présentes dans la réalité. Dans chaque cas de migration, des facteurs d’exil s’entremêlent dans un tissage inextricable, et les facteurs climatiques, s’ils sont voués à prendre de l’importance, n’avaient jamais disparu. Ils constituent souvent la toile de fond.
Crise agraire et sécheresse : le cas syrien
Le conflit syrien constitue un exemple intéressant. Pourtant associé dans nos représentations à la situation typique d’une guerre politique, ce pays n’en a pas moins vécu une grave sécheresse entre 2007 et 2010. Pendant les années précédant le conflit, le régime avait par ailleurs pris de mauvaises décisions impactant la situation économique et foncière, condamnant le secteur agricole à une lente agonie. Les autorisations pour puiser l’eau, octroyées de manière clientélistes, ont en outre fait ressortir la corruption de l’Etat [3]. Deraa, ville touchée de plein fouet par la crise agraire, a été en 2011 le premier foyer de protestation contre le régime. Pour autant, vu l’importance probablement prépondérante d’autres facteurs en cause dans ce cas d’espèce – régime autocratique d’Assad, printemps arabes, influence de puissances extérieures – il serait évidemment cavalier de réduire le conflit syrien à une guerre climatique.
Surtout, les phénomènes météorologiques ne sont jamais invoqués par les requérant·e·s d’asile qui, au cours d’une procédure, doivent rendre vraisemblable qu’ils ont subi ou risquent de subir des préjudices fondés sur la race, la nationalité, la religion, l’appartenance à un groupe social déterminé, l’opinion politique. Les enjeux climatiques – raréfaction de l’eau ou des terres arables, par exemple – peuvent avoir créé un contexte propice à des tensions qui deviendront le théâtre de tels préjudices, mais ils ne seront pas considérés comme étant directement pertinents. Un demandeur d’asile n’obtient donc pas l’asile en montrant des graphiques de pluviométrie à son audition. Du reste, peu de spécialistes prônent l’élargissement de la définition du statut de réfugié·e à une catégorie climatique, en raison précisément de l’impalpabilité des motifs environnementaux, intraduisibles dans l’exposé de motifs individuels, qui sont les seuls à être reconnus par la procédure d’asile.
Les non-dits du discours catastrophiste
Dans ce contexte, quel est l’intérêt de parler encore de « réfugié·e·s climatiques » ? Certain·e·s répondront : alerter l’opinion, et donc les décideurs et décideuses, sur les dérèglements climatiques eux-mêmes. Mais de plus en plus de penseurs et penseuses prennent leurs distances par rapport à cet argument, jugé désormais maladroit. En brandissant les chiffres cités en amorce de ce texte, on favorise les représentations catastrophistes et, de ce fait, les discours sécuritaires qui s’en nourrissent. Or, les discours sécuritaires n’apportent aucune solution en soi aux défis climatiques. Ils sont au contraire tenus par des acteurs politiques qui sont en général les derniers à adopter des mesures contre le réchauffement climatique. Autrement dit : avancer la menace des réfugié·e·s climatiques, c’est risquer de se retrouver occupé·e·s à lutter contre les migrant·e·s plutôt que contre le réchauffement climatique.
Dans la dernière revue Nature, une trentaine de professeur·e·s d’universités européennes attirent notre attention sur le danger d’une narration catastrophiste [4]. Les déplacements liés au climat peuvent être temporaires. Ils restent la plupart du temps internes aux Etats. Surtout, ces déplacements ne sont pas à considérer seulement comme une conséquence des bouleversements qui nous attendent mais aussi, plus pragmatiquement, comme une partie des solutions qui s’imposeront à nous. Les chercheurs et chercheuses proposent de parler désormais de « mobilités climatiques », terme plus juste et moins anxiogène. Il ne s’agit pas d’humanisme, ni de politiquement correct, mais bien de concentrer de toute urgence tous nos efforts sur le fond du problème : le réchauffement climatique et la destruction des écosystèmes provoqués par des activités humaines.
[1] Site internet de cette plateforme internationale.
[2] Refugees Shouldn’t Be Used as Props to Alert to the Dangers of Climate Change, Newsletter ECRE, 31 octobre 2019.
[3] Crise agraire, crise foncière et sécheresse en Syrie (2000-2011), Myriam Ababsa, les Cahiers de l’IFOP, 2014.
[4] Climate migration myths, revue Nature, 26 novembre 2019.
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Aldo Brina, «Il n’y aura pas de réfugié·e·s climatiques», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 19 décembre 2019, https://www.reiso.org/document/5363
La catastrophe climatique provoque certes des déplacements en masse, mais, ce qui est évidemment pire, elle provoque et provoquera des guerres, soit civiles soit entre états, dans une mesure difficile à évaluer mais certainement grave (Harald Welzer, Klimakriege, Frankfurt am Main 2010).
Vous citez vous -même la guerre en Syrie. On pourrait ajouter les tension dans les régions subsahariennes, qui vivent dans une sécheresse durable. Espérer que la situation se normalisera, c'est fermer les yeux devant la réalité. Notre société n'est pas encore en mesure d'évaluer les conséquences du changement climatique. Les effet seront importants et douloureux.
Félix Dalang, Genève