Que devient la Bible entre les mains des femmes?
L’attitude d’ouverture de Jésus à l’égard des femmes est manifeste. Elle se perd peu à peu pour ne renaître qu’au XIXe siècle. Aujourd’hui, de nombreuses théologiennes réinterprètent ensemble les passages controversés de la Bible.
Par Elisabeth Parmentier, théologienne, professeure, et Lauriane Savoy, assistante-doctorante, Faculté de théologie, Université de Genève
Entre les mains des femmes, la Bible fut transmise avec fidélité, mais aussi avec rébellion, pour être, comme dirent les pionnières, « libérée de sa captivité » ! Au XXe siècle, les lectrices, déjà critiques au cours des siècles, vont devenir féministes. Car le christianisme porte en germe un message libérateur : « Baptisé-e-s dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Galates 3,26-28). Nous en verrons ici quelques effets auprès de femmes et de féministes. [1]
Aux commencements du christianisme
À partir de Jésus de Nazareth, dont l’attitude d’ouverture à l’égard des femmes est manifeste, pourquoi le christianisme n’a-t-il pas su concrétiser un partenariat ? Est-ce l’adaptation aux cultures qui fit perdre l’élan novateur des débuts ? Ou la peur d’un pouvoir trop important des femmes, déjà maîtresses de la transmission de la vie ? Les modèles culturels, les connaissances scientifiques antiques, les mythes et les préjugés se conjuguèrent pour ne voir dans les textes bibliques que ce qui confortait les hommes dans leur supériorité.
Eve fut considérée comme moins intelligente que l’homme (car créée en second), plus facilement sensible aux discours de séduction (le serpent !), voire elle-même séductrice. Il fallait tenir « la » femme dans un cadre strict et la guider à travers la vie en la cantonnant aux tâches conformes à sa « nature ». L’égalité dans la foi et pour le salut ne supprimait pas la subordination dans la vie quotidienne. Néanmoins, l’esprit de libération du christianisme demeura actif dans les cerveaux des femmes (et de quelques hommes) et à toutes les époques des individu-e-s s’échappèrent du moule.
Les Lettres sur l’égalité
Des femmes capables de lire la Bible dans ses langues d’origine et d’en comprendre les nuances vont prendre une parole engagée au XIXe siècle, une époque où leur rôle et leurs charmes étaient encore bordés par les devoirs domestiques, la coquetterie ou le travail social. Elles furent issues surtout du monde évangélique, des Eglises nées du « Réveil », du piétisme protestant et du puritanisme né des migrations dans les pays anglo-saxons. Mais nombre de ces femmes furent aussi des personnalités inclassables, peu à l’aise dans les limites confessionnelles de leurs Eglises.
Dans les années 1830, les filles de bonne famille anglicane Sarah et Angelina Grimké, de Caroline du Sud, devinrent presbytériennes (réformées), puis quakers (ligne mystique) pour s’engager d’abord pour l’égalité de tous les humains, contre l’esclavage, puis pour l’égalité entre hommes et femmes. Sarah rédigea quinze Lettres sur l’égalité des sexes en 1837 [2]. Le ton est révolutionnaire : « Je crois en effet que c’est le devoir sacré de chaque individu que de sonder les Ecritures pour elles-mêmes, avec l’aide du Saint-Esprit, sans se laisser diriger par les opinions d’un homme, quel qu’il soit, ni d’aucun groupe d’hommes » [3]. L’homme et la femme à égalité ont été créés « à l’image de Dieu », l’un et l’autre ayant reçu pouvoir de dominer sur les autres créatures « mais non celui de dominer l’un sur l’autre ». Elle plaide aussi pour le ministère pastoral, dont le modèle n’est pas le sacerdoce mais l’appel prophétique : « Ah que la femme puisse se lever dans sa dignité de créature immortelle ! Qu’elle puisse parler, penser et agir en se référant à Dieu et non à l’homme ! [4] »
La Woman’s Bible et les lectures féministes
À la fin du même siècle, une autre rebelle prend la plume. En 1895, Elizabeth Cady Stanton réunit vingt femmes pour écrire une Woman’s Bible, Bible de (ou pour) la femme. Elles découpèrent (aux ciseaux !) dans leurs Bibles les évocations de femmes et écrivirent un commentaire sur ces passages pour chaque livre biblique, plus de 500 pages ! Elles furent censurées, même par les Comités des femmes qui les accusèrent de propager le doute sur l’inspiration divine de la Bible. Mais ce fut un best-seller avec plusieurs rééditions. Ces érudites, servies par leurs connaissances des cultures et de l’histoire des textes, découvraient des erreurs ou des falsifications dans l’interprétation. L’exégèse historico-critique qui commençait alors leur fournit des arguments contre les lectures littéralistes.
Dans les lectures féministes du XXe siècle, quatre voies d’approche prévalurent : l’étude de textes bibliques évoquant les femmes, afin de contrer les arguments légitimant leur subordination; la recherche de leur potentiel libérateur (Letty Russel [5]); sortir de l’oubli les femmes chrétiennes du passé (Elisabeth Schüssler Fiorenza [6]); valoriser les pays du Sud souvent victimes de l’entreprise missionnaire et les femmes doublement soumises. La recherche biblique n’est qu’un aspect d’une revisitation féministe de toute la théologie, des rôles sociaux et de la place des femmes dans les Eglises.
Une bible des femmes au XXIe siècle
En écho à la Woman’s Bible, vingt-et-une théologiennes universitaires féministes rédigent en 2018 une bible des femmes [7]. Cette équipe internationale d’auteures catholiques et protestantes, de plusieurs générations de 30 ans à 70 ans, représentant également diverses approches du féminisme, vient de différents milieux culturels qui influencent la lecture. Le lien explicite à des contextes de vie est volontaire puisqu’il doit aider le lectorat à faire de même [8]. Le travail fut rédigé par des tandems, un quatuor, tout un groupe, et quelques auteures en solo, dans un travail commun de relecture et de critique mutuelle.
L’esprit n’est plus la critique de 1895 des interprétations traditionnelles sur « la » femme, mais des commentaires bibliques exposant des découvertes d’excellents travaux de biblistes, femmes et hommes, qui ont révisé un grand nombre d’interprétations traditionnelles. En dehors des cercles spécialisés, l’on n’a pas assez pris conscience de ces changements ni des potentialités libératrices qui méritent d’être connues au XXIe siècle par un lectorat qui a peut-être de nombreuses idées négatives concernant la Bible. En effet, elle n’est pas très « sainte », mais plus éveilleuse de potentialités qu’on ne le soupçonne.
Les réinterprétations actuelles
Comment parler de la Bible en relation avec des questions qui intéressent femmes – et hommes… au XXIe siècle ? En partant de difficultés actuelles et en montrant que nombre de ces textes y font référence, mais pas de manière simpliste, parfois justement en subvertissant les rôles traditionnels. C’est pourquoi les chapitres de l’ouvrage ne se rapportent pas aux livres bibliques en tant que tels, comme l’avait fait l’équipe d’Elizabeth Cady Stanton, mais à treize thématiques névralgiques pour les femmes chrétiennes : l’image de Dieu, la corporéité, la beauté, le service, la soumission, la parole des femmes, les étrangères, le courage, la violence, la soumission, l’envoi en mission, la stérilité, Marie.
Les constats concernant le rôle et la place des femmes montrent des difficultés à plusieurs niveaux.
- Les textes bibliques sont marqués par leur époque et par les modèles culturels de l’Antiquité.
- La tradition, loin de libérer de ces modèles, les a transmis en privilégiant certains versets au détriment d’autres. Ephésiens 5,22 « femmes soyez soumises à vos maris », oubliant « maris, aimez vos femmes » 5,25 ; plus encore « aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise et s’est livré lui-même pour elle ».
- La transmission a privilégié certains textes. « Que les femmes se taisent dans les assemblées » 1 Corinthiens 14,34, plutôt que : en Christ « il n’y a plus ni l’homme ni la femme », Galates 3,28.
- Les traductions ont occasionné des occultations ou des décalages de sens. Phoebe est souvent qualifiée de « servante » alors que dans le texte grec elle est diakonos… au masculin ! Il s’agit donc d’un terme technique indiquant qu’elle remplit « un service » dans l’Église, Romains 16,1.
- Les enseignements par les catéchèses et les prédications à travers les siècles ont véhiculé des stéréotypes. Genèse 2 où la femme a été considérée comme moins accomplie qu’Adam, alors que les termes en hébreu disent son importance.
- Les représentations artistiques et symboliques ont infléchi vers une signification qui privilégiait des lectures symboliques plutôt que fidèles aux textes. Marie-Madeleine rousse, dénudée et donc séductrice, ce qui n’apparaît nulle part dans les textes, où elle est l’apôtre de Pâques [9]; la vierge Marie docile et mère éplorée et non la prophétesse du Magnificat.
Il était indispensable de montrer à quel point la Bible sort elle-même des conventions et des rôles pour un grand nombre de femmes – et ceci est tout aussi vrai pour les hommes. Car même si Jésus n’a choisi que des disciples hommes, c’est bien un rédacteur masculin qui a eu le courage d’écrire : « des femmes aussi le suivaient » (Luc 8,1-3) ! Non seulement elles le suivirent, mais elles furent des amies (Marthe et Marie), des interlocutrices (la femme à la perte de sang), des missionnaires (la Samaritaine), des théologiennes (Marthe au tombeau de Lazare), des annonciatrices de la résurrection (les femmes du matin de Pâques). L’exploration à travers toute la Bible montre beaucoup de femmes dans des rôles atypiques : juges, reines, prophétesses, martyres, sauveuses du peuple… Finalement, fort peu de cuisinières.
[1] Dans le cycle de conférences de Connaissance 3, l’université des seniors du canton de Vaud, les auteures de cet article ont donné une conférence sur ce thème le 9 décembre 2019 à Lausanne.
[2] Sarah M. Grimké, Lettres sur l’égalité des sexes (1838), Michel Grandjean, Genève, Labor et Fides, 2016.
[3] Première lettre, p.51.
[4] Lettre 13, p.168.
[5] Théologie féministe de la libération, Paris, Cerf, 1976
[6] En mémoire d'elle, Essai de reconstruction des origines chrétiennes selon la théologie féministe, Paris, Cerf, 1986.
[7] Elisabeth Parmentier, Pierrette Daviau, Lauriane Savoy (dir.), Genève, Labor et Fides, 2018.
[8] Le Québec, la France, la Suisse, le Bénin, la Belgique, le Cameroun, l’Allemagne.
[9] Sylvaine Landrivon, Marie-Madeleine : la fin de la nuit, Paris, Cerf, 2017.
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Elisabeth Parmentier et Lauriane Savoy, «Que devient la Bible entre les mains des femmes?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 5 décembre 2019, https://www.reiso.org/document/5303