Auteurs de violence: l’expérience canadienne
Face aux défis posés par les auteurs de violence conjugale, les plans d’action varient. Au Québec, un réseau applique une méthode interdisciplinaire depuis plus de trente ans. Pour définir et partager les bonnes pratiques.
Par Hakim Ben Salah, PhD, chercheur et intervenant psycho-social, Lausanne
En 1982 naissait à Montréal le premier organisme québécois prodiguant des services aux auteurs de violence conjugale (PRO-GAM). Plus de trois décennies après, les trente principaux centres œuvrant auprès d’hommes auteurs de violence conjugale au Québec sont désormais regroupés au sein du réseau A cœur d’hommes. Ce réseau permet, entre autres, une meilleure concertation entre intervenants et concourt ainsi au partage et à l’adoption de bonnes pratiques en matière d’intervention psycho-sociale auprès des hommes auteurs de violence. Dans ce domaine, certaines prémisses de l’intervention restent inchangées au moins depuis 1986, date de l’établissement du premier plan d’action gouvernemental québécois en matière de violence conjugale. Depuis lors, l’intervention est avant tout guidée par la nécessité de protéger les victimes, ainsi que par la responsabilisation de l’agresseur face à ses attitudes, ses paroles et ses comportements violents (Québec, 1986).
Parallèlement, les pratiques se sont diversifiées. En effet, la judiciarisation de la violence conjugale dès 1986 – c’est-à-dire l’arrestation et l’accusation criminelle des conjoints violents – a influencé des pratiques d’intervention alors orientées vers un objectif de contrôle social des auteurs de violence (Turcotte, 2010, p. 350 [1]). Aujourd’hui, si les consultations s’adressant aux auteurs visent bien sûr l’arrêt de l’agir violent, l’intervention s’est distanciée de l’objectif de contrôle social et possède davantage une visée humaniste encourageant le changement des auteurs de violence sur un plan personnel. Pour ce faire, l’analyse des situations et l’intervention prennent notamment en compte l’importance de la socialisation masculine dans l’adoption de conduites violentes. A travers une série d’observations réalisées dans le cadre d’un stage dans l’organisme Donne-toi une chance, membre du réseau, sis à Gatineau, l’auteur de ces lignes entend illustrer ici de quelle façon la structure parvient à intégrer la dimension du genre à différents niveaux de la prise en charge.
L’établissement d’un rapport de confiance
Tout homme se rendant pour la première fois dans l’organisme est d’abord accueilli avec des marques d’hospitalité. Il se voit offrir un café et a l’occasion d’échanger en toute simplicité quelques propos avec un intervenant disponible en attendant son rendez-vous. Tout est à sa place, dans ce dispositif d’accueil, pour signifier à l’homme qui sollicite des services, qu’ici sera instauré avec lui un rapport de confiance et d’ouverture. Cette main tendue vers l’auteur de comportements de violence n’est pas destinée à instaurer un climat de complaisance envers les actes répréhensibles, voire intolérables posés par certains hommes. Au contraire, elle crée un espace sécurisé, dans lequel l’auteur de violence sera amené, progressivement, à accéder à sa propre vulnérabilité et, par là, à une compréhension de ses agirs violents, qui pourra alors se révéler à lui au travers de prises de conscience successives.
Le programme d’intervention en violence est l’une des prestations auxquelles peuvent accéder des hommes aux prises avec des problématiques diverses : gestion déficitaire des émotions, comportements de violence conjugale et familiale, compétences parentales déficientes, détresse, pertes/deuils et situations de crise au sens large. Il s’agit de l’une des ressources offrant de l’aide aux hommes les plus importantes du Québec, avec une clientèle annuelle de plus de 800 hommes. Comptant près de vingt-cinq ans d’expérience, l’équipe a créé une approche à même d’engendrer des transformations et des changements de comportements durables chez des hommes souvent pris au piège des carcans d’une masculinité traditionnelle.
Dans la philosophie d’intervention, la prise en considération des problématiques de genre est omniprésente, logée dans les interstices des réflexions et des actes professionnels quotidiens des intervenant-e-s. A chaque étape de la prise en charge, la dimension du genre s’invite dans l’analyse des situations et fournit des pistes pour une intervention efficace et réaliste. A cet égard, le travail réalisé pourrait inspirer les praticiens spécialistes de cette problématique en Suisse.
Les défis de l’aide contrainte
Une majorité des hommes se présentant à la consultation sollicitent de l’aide en y étant juridiquement contraints (54%). En outre, même lorsque la contrainte n’est pas d’ordre juridique, beaucoup d’hommes sont fortement incités à consulter par leur entourage, au travers d’ultimatums posés par une conjointe ou, parfois, un employeur excédé par des éclats de colère répétés. Les résistances et réticences des hommes dans ces situations se manifestent dans leur discours et leurs attitudes face aux services : rejet de la responsabilité des actes commis sur autrui, méfiance face à la qualité des services, non présentation aux rendez-vous fixés.
Aux défis posés par l’aide contrainte s’ajoute la contradiction entre les exigences de la relation d’aide – reconnaissance du besoin d’être aidé, nécessité de se dévoiler et incitation à exprimer ses émotions – et les valeurs d’une masculinité traditionnelle – idéal d’indépendance, tendance à réprimer ses émotions, sa souffrance (Dulac et Groulx, 1999) – intériorisées par une proportion importante des hommes sollicitant l’intervention.
Cet état de fait nécessite une adaptation des dispositifs d’intervention et une capacité des intervenants à lire entre les lignes, selon une grille d’interprétation sensible aux spécificités de la demande d’aide masculine. Ainsi, certaines manifestations d’agressivité envers l’intervenant, qui seraient ailleurs comprises comme des signes d’opposition ou de refus de prestations, pourront être interprétées dans ce contexte comme des marques préoccupantes signalant que l’homme se trouve en situation de crise, ce dernier exprimant une colère – émotion socialement plus facile à exprimer pour les hommes – masquant en réalité de la peur ou de la tristesse engendrées par une situation de détresse relationnelle ou financière.
Dans cette optique encore, la non présentation à une rencontre n’est, souvent, pas interprétée comme une marque de désintérêt ou de refus d’aide. Ainsi, en cas d’absence, les intervenants sont incités à tenter de joindre leurs clients directement, en particulier lorsque leur situation recèle un potentiel de dangerosité élevé – pour eux-mêmes ou pour autrui – ou d’effectuer au moins deux tentatives de rappel avec message lorsqu’un rendez-vous est manqué. Ce protocole s’appuie en effet sur la réalité que les hommes ont généralement des difficultés à solliciter de l’aide et que lorsqu’ils le font, la demande intervient souvent en situation de crise (Turcotte, Dulac, Lindsay et al, 2002).
La sensibilité particulière à l’influence des normes de masculinité se ressent également dans le choix des méthodes d’intervention. Ainsi, l’approche centrée sur la solution, pragmatique et qui valorise une progression des hommes selon leur adoption d’une méthode essai-erreur, rencontre les attentes d’une clientèle souhaitant des solutions applicables rapidement et concrètement. Le choix du vocabulaire et des images est adapté : présentation de la « boîte à outils », métaphore de l’emballement d’un pneu en descente pour illustrer la montée en puissance d’une poussée de colère, entame d’une séance de groupe par une discussion sur les séries de hockey, etc. Ces choix traduisent la préoccupation constante des intervenants pour que leur message trouve écho dans l’imaginaire de leurs interlocuteurs.
Bienveillance sans complaisance
Un autre défi des intervenants auprès de cette clientèle est d’être à même de poser un cadre relationnel à la fois sécurisé et bienveillant afin de favoriser le dévoilement, tout en étant dénué de complaisance. Pour mettre en œuvre ce savant équilibre, l’accent est mis avant tout sur l’établissement d’un lien de confiance, condition préalable de toute relation d’aide durable. La qualité de ce lien est une clé de succès quant à la persévérance des clients au sein d’un programme d’intervention en violence (De Leon, 1988).
Une attention particulière est également portée à la construction d’un socle autorisant la confrontation qui, employée à bon escient et distillée avec prudence, est un instrument puissant destiné à responsabiliser l’homme face à l’adoption de conduites violentes. En effet, le recours aux interventions de confrontation aidante se révèle cruciale une fois la relation de confiance établie de manière sûre. Au préalable, une phase de transmission de connaissances en établit les bases. Alors qu’intervenants et clients se sont accordés sur un ensemble commun de concepts (définitions des types de violences, étapes du cycle de la violence ou d’une poussée de colère, etc.), il est ensuite possible de «refléter» à l’auteur de violences que certains de ses comportements correspondent à une définition de la violence à laquelle il a lui-même souscrit. De cette manière, les prises de conscience sont possibles et les étapes vers une responsabilisation envers les comportements de violence choisies par l’homme sont alors franchissables.
A cet égard, l’approche choisie contraste avec les modes d’intervention prônés par le modèle de Duluth, qui teinte encore aujourd’hui une majorité des programmes de prise en charge des auteurs de violence conjugale aux Etats-Unis (Babcock, Cannon, Moon et al., 2016, p. 360). Selon cette optique, l’intervention doit s’appuyer sur la confrontation directe visant l’arrêt d’agir violent, en contraignant les hommes à avouer leur violence. Cette approche a été critiquée pour augmenter les défenses psychologiques des auteurs de violence, ainsi que pour renforcer leurs croyances limitantes en des modèles relationnels basés sur la coercition (Turcotte, 2010, p. 358). Les prémisses humanistes sur lesquelles repose l’action de l’organisme Donne-toi une chance se distancient donc du modèle de Duluth, toujours en vigueur chez le voisin ontarien.
En définitive, le programme en violence conjugue une expertise issue de plusieurs décennies de pratiques en matière d’intervention psycho-sociale auprès d’auteurs de violence à des orientations gouvernementales québécoises récentes concernant le problème de la violence conjugale. Pourra-t-il inspirer les intervenant-e-s concernés par cette problématique en Suisse, en particulier en ce qui a trait à l’intégration de la dimension du genre dans les dispositifs d’intervention ?
[1] Bibliographie
- De Leon, G. (1988). Legal Pressure in Therapeutic Communities. Journal of Drug Issues, 18(4), p.625-640.
- Dulac, G., et Groulx, J. 1999. Intervenir auprès des clientèles masculines. Théories et pratiques québécoises. Montréal, Centre d’études appliquées sur la famille, Ecole de service social, Université Mc Gill.
- Turcotte, D., Dulac, G., Lindsay, J., Rondeau, G., et Turcotte, P. 2002. Les trajectoires de demande d’aide des hommes en difficulté. Montréal et Québec, Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes.
- Babcock, J., Buttell, F., Cannon, C. E.B., Cantos, A., Hamel, J., Lehmann, P., Kelley, D., Leisring, P., Murhpy, C., Lauve-Moon, K., O’Leary, K. D., Bannon, S., Salis, K. L., and Salano, I.. 2016. “Domestic Violence Perpetrator Programs: A proposal for Evidence-Based Standards in the United States.” Partner Abuse 7(4) : p. 1-110.
- Donne-toi une chance. 2018. Plan d’intervention en matière de violence. Québec, Organisme Donne-toi une chance.
- Québec. 1986. Politique d’intervention en matière de violence conjugale. Québec, Ministère de la Justice et Ministère du Solliciteur général.
- Turcotte, P. 2010. “L’aide aux hommes en violence conjugale : du contrôle social au changement personnel et social”, dans J.-M. Deslauriers, S. Genest Dufault, D. Blanchette et J.-Y. Desgagnés (dir.), (p. 349-372), Regards sur les hommes et les masculinités : comprendre et intervenir. Québec, Les Presses de l’Université Laval.
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Hakim Ben Salah, «Auteurs de violence: l’expérience canadienne», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 21 février 2019, https://www.reiso.org/document/4097