La maternité, handicap des femmes actives
La maternité discrimine les femmes sur le marché du travail. Elle conduit parfois à un licenciement passé le délai de protection ou au départ de l’employée « d’un commun accord ». Ce phénomène concerne des milliers de femmes chaque année.
Par Valérie Borioli Sandoz, responsable du dossier de la politique de l’égalité, Travail.Suisse
Le 2 mars 2018, le Conseil fédéral a répondu au postulat Maury-Pasqier demandant d’étudier la possibilité d’inclure un congé prénatal au congé maternité [1]. Le gouvernement s’est appuyé sur une étude qui a peu attiré l’attention et qui révèle – pour la première fois de manière scientifique – que la maternité constitue un véritable handicap pour les femmes actives. Réalisée par le bureau BASS sur mandat de l’Office fédéral des assurances sociales, l’étude a interrogé un échantillon représentatif de 2809 mères ayant accouché entre janvier et août 2016 et ayant droit à des allocations de maternité. Elle a aussi reçu les réponses de 3575 entreprises représentatives du tissu économique suisse [2].
Cette étude est intéressante à plus d’un titre. Jusqu’à présent, seuls des articles de journaux et des émissions radiodiffusées ont fait état des difficultés auxquelles sont confrontées les femmes à leur travail dès qu’elles sont concernées par une maternité. De nombreuses histoires individuelles sont périodiquement mises en lumière qui témoignent à chaque fois de la rigidité des employeurs et/ou de leur ignorance des droits particuliers des femmes enceintes. Ces droits ont été adoptés – faut-il le rappeler – pour protéger la santé des femmes et de leur enfant à naître. Pour la première fois, on en sait plus sur le nombre de départs et les raisons qui conduisent chaque année des milliers de femmes à se retirer du marché du travail.
Le moment délicat de l’annonce
Même si, dans l’ensemble, l’annonce d’une grossesse se passe généralement bien pour la majorité des femmes, il n’en reste pas moins que cela se passe mal dans beaucoup de cas. A l’annonce de leur grossesse, les femmes font face à des réactions contrastées. Parmi les réponses proposées par l’enquête (cumulatives), les négatives sont nombreuses.
L’étude relève que l’employeur a proposé de mettre fin aux rapports de travail d’un «commun accord» dans 11% des cas. Pour 7%, l’employeur a annoncé vouloir mettre fin au contrat de travail après le congé maternité (respectivement après le délai de protection de 16 semaines). Ainsi, pour près d’une femme sur cinq, l’annonce de la grossesse signifie, pour l’employeur, qu’il envisage de se séparer de son employée.
De leur côté, 6% des femmes disent que leur employeur leur a conseillé de changer de place de travail. Et pour 11% des femmes, les supérieur-e-s ont réagi avec colère. Le moment particulier de l’annonce de la grossesse est à l’évidence source des premières tensions. Pour les éviter, une boîte à outils a été développée par Travail.Suisse, l’organisation faîtière indépendante des travailleurs et des travailleuses sur le site gratuit mamagenda. Cet agenda numérique, mis en ligne en 2011 et trilingue depuis 2015, donne des conseils aux employés et aux employeurs pour que l’annonce de la grossesse se déroule au mieux.
Et quelques mois plus tard ?
L’étude BASS a permis de constater ce qu’il est advenu des réactions et intentions recueillies au moment de l’annonce de la grossesse. Les chercheur·se·s ont interrogé les femmes sur les raisons de la non reprise de leur travail après le congé maternité, soit entre 6 et 12 mois après l’accouchement. Les réponses sont alarmantes : 11% des personnes concernées ne sont plus actives parce qu’elles ont vraiment reçu un congé. Les autres réponses préoccupent tout autant : 22% des femmes de ce même groupe indiquent qu’elles n’ont pas pu continuer de travailler parce qu’elles n’ont pas obtenu de travail à temps partiel et 20% des travailleuses ont donné leur congé.
Quant aux autres réponses choisies, la majorité (36%) concerne le fait de ne plus vouloir travailler. Combien de ces réponses sont-elles imputables à la mauvaise ambiance de travail réservée aux femmes enceintes ou à l’impossibilité de travailler à temps réduit, ou toute autre raison indépendante de la volonté des travailleuses ? Le rapport ne le dit pas. Les services de consultation pour les femmes et les syndicats rapportent régulièrement que les femmes sont soumises à des pressions considérables tout au long de la grossesse. Ne pas proposer un temps partiel (alors que cela serait possible) ou rendre la vie impossible à une future mère est une manière «facile» pour l’employeur d’obtenir son départ.
Ces quatre réponses ensemble (recevoir son congé, pas de temps partiel, donner son congé, ne plus vouloir travailler) décrivent la situation très tendue au travail telle qu’elle est vécue par les femmes qui deviennent mères. Il serait intéressant d’approfondir les diverses raisons qui font que ces femmes actives avant d’avoir leur enfant n’ont pas repris leur travail, et ceci contre leur volonté.
De leur côté, les 2134 employeurs ont aussi été interrogés sur les raisons du non retour de leurs employées après le congé maternité. La travailleuse qui donne son congé reçoit 42% de réponses positives (cumul des réponses « souvent » et « parfois »). Le départ « d’un commun accord » concerne 24% des réponses, et le licenciement 9%.
Le congé maternité prolongé
Autre résultat de l’étude: 13% des réponses indiquent que les femmes ne sont toujours pas actives au moment de l’enquête en raison d’un congé maternité prolongé. On pourrait croire que ce sont elles qui l’ont négocié. Ce n’est pas toujours le cas. Les réponses disent surtout que les femmes prolongent souvent leur congé maternité contre leur volonté : parce qu’elles ont perdu leur emploi ou qu’elles ne souhaitaient pas poursuivre chez le même employeur (il serait intéressant d’en connaître les raisons), parce qu’elles n’ont pas trouvé de place d’accueil satisfaisante pour leur enfant ou parce qu’il y a eu des complications médicales (chez l’enfant ou pour elle-même).
Par extrapolation, en Suisse, le Bureau BASS calcule prudemment que 3,2% des femmes actives reçoivent leur licenciement après le congé maternité, soit plus de 2500 femmes chaque année. Ce chiffre est calculé avec les seules réponses qui mentionnent explicitement un licenciement. Il ne prend pas en compte toutes les situations où les femmes sont poussées vers la sortie d’une manière ou d’une autre. Il y a fort à craindre que le licenciement direct ou le départ provoqué concerne au pire une femme sur cinq (ce que « confirme » d’une certaine manière les réponses des employeurs sur les raisons du non retour de leurs employées), au mieux une femme sur dix.
La Loi sur l’égalité entre femmes et hommes (LEG) est ainsi (mal) faite qu’il revient aux particuliers de faire respecter leurs droits. Aucun organisme étatique n’a reçu les compétences pour enquêter et faire appliquer la mise en œuvre de la loi, à l’instar du dispositif prévu par la Loi sur le travail LTr dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail. On reproche souvent aux femmes victimes de discrimination de ne pas agir. Mais quand elles le font, les rares courageuses encore en emploi sont souvent licenciées en raison de leur démarche [3]. Sur cet aspect, une étude réalisée par l’Université de Genève sur mandat du Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes a examiné près de 200 jugements et procès-verbaux de conciliation entre 2004 et 2015[4]. Parmi les décisions examinées [5], 32% d’entre elles portaient sur une discrimination en raison de la grossesse ou de la maternité (le reste étant le sexe uniquement). Agir en justice coûte souvent sa place à la femme discriminée : alors que les rapports de travail avaient pris fin dans 67,8% des cas au moment de la demande, ils étaient terminés dans 84% des cas au moment du jugement.
Les auteurs de cette étude universitaire recommandent d’instaurer un dispositif de contrôle de la mise en œuvre de la LEG, soit des autorités cantonales chargées de pouvoirs d’examen et de contrôle, comme des inspecteurs-trices du travail, sous la haute surveillance de la Confédération.
Le temps partiel et le congé parental
Le rapport de la BASS établit qu’une femme sur cinq (22%) n’a pas repris son emploi d’avant le congé maternité car elle n’a pas obtenu un taux d’activité plus bas. Sur ce point, il y a donc encore un grand travail de sensibilisation à entreprendre pour qu’il vienne à l’idée des familles et des entreprises que les pères aussi peuvent réduire leur temps de travail à l’arrivée de leur enfant.
Tant que les femmes seules sont amenées à réduire leur taux d’activité, le terreau favorable au maintien des inégalités sera toujours fertile. Il est certain que l’introduction d’un congé paternité lié à la naissance favorisera le changement des mentalités. Les femmes interrogées dans l’étude disent justement que l’instauration d’un congé paternité leur sera plus utile que l’instauration d’un congé prénatal. Par contre, la majorité des femmes interrogées estiment que le congé maternité est trop court et le prolongent (par des vacances ou un congé non payé). La présence et le soutien du partenaire à la naissance aideraient les femmes, sans aucun doute. Le congé paternité est ainsi une mesure favorisant l’égalité entre femmes et hommes.
La question à se poser porte sur les raisons profondes qui conduisent les femmes - au bénéfice d’une bonne formation professionnelle et d’expérience - à vouloir quitter leur emploi et dépendre entièrement du partenaire ou conjoint. La justification familiale (assurer une présence continue auprès des enfants) est certes respectable. Il est toutefois probable qu’elle s’accompagne d’autres raisons de fond, comme une insatisfaction au travail, une ambiance négative ou le sentiment d’être discriminée. Ainsi, selon le rapport du Bureau BASS, 40% des femmes indiquent que leur employeur ne les a pas informées de leurs droits de femme enceinte et 34% qu’il n’y a pas eu recherche de solutions constructives pour le travail pendant la grossesse. Cela contribue sans doute aux raisons des départs. Au final, ces départs constituent un gâchis tant du point de vue humain qu’économique.
[1] Postulat 15.3793 et Rapport final du Conseil fédéral, en format pdf. La réponse était négative : il n’y a pas lieu de prévoir un tel congé car les interruptions de travail liées à la grossesse sont suffisamment couvertes d’un point de vue financier et que le nombre de femmes qui pourraient profiter financièrement d’un tel congé semble limité.
[2] OFAS, Rapport d’étude du Büro für arbeits- und sozialpolitische Studien BASS AG, en ligne, en allemand, juillet 2017, 185 pages.
[3] Encore faut-il avoir l’énergie nécessaire pour entreprendre une telle démarche. Une grossesse et un accouchement sont des événements d’importance capitale dans la vie d’une femme et de son partenaire. Ce n’est certainement pas le moment idéal pour entreprendre une lourde démarche contre son employeur, qui peut lui coûter sa place d’une part, et qu’elle risque souvent de perdre et d’en assumer les dépens d’autre part.
[4] Prof. Dr. iur. Karin Lempen et lic. iur Aner Voloder, « Analyse de la jurisprudence cantonale relative à la loi sur l’égalité entre femmes et hommes (2004-2015). Rapport de recherche », en ligne, Université de Genève, sur mandat du BFEG, Berne, juin 2017.
[5] Les cas de harcèlement sexuel et les congés de rétorsion ne sont pas comptés. Ainsi, 130 cas sur 190 au total sont pris en considération. Le motif de la discrimination au sens de l’article 3 al. 1 LEG est le sexe pour 64% des cas, le sexe et la situation familiale pour 6 cas (4,6%).
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Valérie Borioli Sandoz, «La maternité, handicap des femmes actives», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 16 juillet 2018, https://www.reiso.org/document/3284