Forces et faiblesses des EMS face au papy-boom
A majorité urbaine et connectée, la génération du papy-boom est aussi consommatrice de biens, de services et de loisirs. Les EMS sont peu adaptés à cette clientèle en recherche de vie, de lien social et d’animation. Pistes de réflexion.
Par Jérôme Bataille, architecte, AIASWISS, Genève
Notre société cultive une vision collective d’aîné-retraité en vacances définitives. Nombre d’entre eux mènent pourtant une vie active : implication associative intense, voyages, vie familiale redoublée avec la prise en charge de parents ou les soins accordés aux petits-enfants et arrière-petits-enfants. Cette période dure vingt à trente années mais elle a de la peine à s’inscrire dans une expérience spatiale.
Une meilleure compréhension des espaces pour cette tranche de vie passe par une observation attentive des aînés afin de cerner la dimension culturelle de leurs besoins [1]. Elle consiste aussi à recueillir leurs souhaits et à écouter les personnes qui les assistent au quotidien. Les demandes récurrentes invitent en première approche à aider les personnes à se maintenir à domicile. Il s’agit alors d’adapter le logement ou d’en créer un nouveau avec toutes les commodités pour rendre aisé l’accès aux services et repousser le seuil de dépendance. Ce projet se heurte pourtant à un phénomène largement répandu : le refus de se voir vieillir. Ce déni de l’âge conduit souvent les personnes à faire des choix décisifs dans l’urgence d’une situation critique. Une première piste consiste donc à anticiper le choix d’un logement, si possible intergénérationnel, qui facilite le maintien à domicile.
Accompagner la vie et non la dépendance
Ensuite bien sûr, il y a l’EMS. Mais précisons d’emblée que la notion de dépendance est plus relative que ce qu’imagine souvent notre société. Elle relève en fait d’une inadéquation entre un environnement et un individu. En guise d’illustration, une personne dans le noir peut être gênée pour se mouvoir alors qu’un aveugle se débrouillera sans souci. La nature de cette dépendance est donc bien celle qui régit la relation entre la personne et son environnement. Si nous percevons que cette autonomie peut se perdre à cause d’un lit trop bas, d’une rampe d’escaliers ou d’une porte d’entrée trop lourde, l’environnement peut aussi avoir un effet bénéfique sur la personne en la contraignant à l’effort quotidien qui la maintient active! C’est là que se trouve une piste de travail fondamentale pour les EMS : ils ont vocation à agir sur ces deux aspects qui paraissent opposés mais sont pourtant complémentaires: le cocooning et la sollicitation.
L’EMS de demain sera donc un lieu adapté pour vivre la période ultime de sa vie. Il sera suffisamment médicalisé pour subvenir aux besoins d’une population qui concentre des polypathologies. Cependant, c’est bien la vie et l’autonomie qu’il faut accompagner et non la maladie et la dépendance. Une vie qu’il faut préserver et donc attiser. Nous le constatons régulièrement, la dépendance s’accentue rapidement en établissement. L’assistance dans les gestes simples, une bienveillance accrue, un amoindrissement des déplacements limitent et même annihilent toute velléité d’action chez le résident.
Les expériences quotidiennes, qu’il s’agisse de faire la cuisine ou d’aller promener le chien, sollicitent la personne et, par là, sont susceptibles de préserver les fonctions physiques et cognitives qui assurent la qualité de vie. Les animations, les activités proposées sont à imaginer dans le champ du plaisir et de la sollicitation en recherchant les ressorts et les champs d’intérêt de la personne, en prenant en compte son passé, son vécu, ses savoir-faire, ses codes de vie et ses traits de caractère singuliers. Sur ce point, il importe que le personnel d’accompagnement soit choisi pour ses qualités humaines et médicales certes, mais aussi et peut-être surtout pour ses compétences d’animation. L’EMS doit donc se fondre dans des aspects culturels en lien avec son implantation et devenir « un lieu de vie où l’on soigne et non un lieu de soin où l’on vit ».
Quelques idées toutes simples
Faciliter l’appropriation de son nouveau lieu de vie. L’EMS doit préférentiellement être vécu et connu avant toute entrée définitive. Le visiteur se lie d’amitié avec des résidents de l’établissement, il participe à des activités de jour ou à un centre de la mémoire. Des soins du corps, une manucure, un coiffeur et autres animations forment autant d’occasions pour que l’établissement et la personne s’apprivoisent.
Aménager avec la personne. L’espace personnel et d’intimité qu’est la chambre en EMS est la plupart du temps rafraîchie entre deux passages de résidents. Pourquoi ne pas demander directement à la personne la couleur qu’elle souhaite, quels effets personnels elle désire disposer dans cet espace qui va devenir le sien ?
L’aide aux aidants. Un besoin nouveau est apparu sous l’influence des familles pour disposer d’un appartement ou d’une chambre dans des EMS. Moyennant un loyer, ces lieux offrent à un proche la possibilité de venir en résidence pendant quelques jours avec la personne qui réside dans l’établissement. Ils peuvent aussi soulager un aidant qui confie son proche à l’EMS pour un court séjour afin de se reposer et ainsi, après ce répit, mieux reprendre la prise en charge. Un moyen aussi de prendre conscience de ce qu’est un « home » et de créer progressivement une habitude aux lieux et à la vie collective.
L’EMS adapté aux personnes âgées. Cette assertion paraît d’une évidence naïve, voire inutile. Pourtant, si l’on se met un instant à l’écoute des résidents ou des encadrants, de nombreuses maladresses dans l’aménagement sont à relever. Les espaces sont jugés trop uniformes et lisses. Que dire de ces interrupteurs blancs sur mur blanc que la personne mal voyante ne voit pas correctement ? Combien de fenêtres avec des volets roulants manuels condamnent à dormir avec la lumière du jour ? Le diable est dans les détails : les poignées froides en inox agressent des mains sensibilisées par l’âge, les systèmes de commande de robinet ou de douche ont des technologies inutilisables, la belle porte s’avère trop lourde et non manipulable, le courant d’air génère des zones d’inconfort, les allèges opaques ne laissent plus voir la vie à l’extérieur, les éclairages trop forts agressent les yeux, etc.
Un centre d’expertise méconnu
Malgré ces points faibles, il faut reconnaître que l’EMS n’a pas toujours conscience de ses savoir-faire qui ne cessent de progresser au fil des ans. C’est de cette expertise dont notre société a besoin pour mieux préparer et anticiper le grand âge des papy-boomers. Regardons par exemple les équipes techniques des établissements qui inventent et conçoivent régulièrement des aménagements pour adapter l’espace et les meubles à des besoins spécifiques. L’ergonome, le kinésithérapeute, le service technique présentent chacun et ensemble une grande capacité à travailler sur mesure pour répondre aux besoins des résidents et prévenir les risques de chute.
Quant aux nouvelles technologies embarquées, elles constitueront l’environnement de demain pour tous les équipements médicaux de diagnostic individualisé. Les EMS seront les mieux placés pour conseiller tel ou tel instrument, les paramétrer, former les résidents ou les aidants à leur usage. La technologie permettra aussi des consultations médicales par écran interposé. Elle autorisera enfin l’agencement de lieux spécifiques avec une grande qualité de son et d’acoustique.
Pour les villes, l’expérience des EMS est précieuse et devrait être mise à contribution afin d’élaborer des aménagements urbains spécifiques avec les associations locales. Autre compétence des établissements médico-sociaux : leurs comités d’éthique. Réfléchissant régulièrement à des aspects singuliers, ils ont développé le sens de la concertation et une intelligence collective et pluridisciplinaire pour traiter avec tact la personne concernée et communiquer avec sa famille.
Des habitudes à questionner
Les EMS devront rapidement progresser sur un point important: le concept même de leur mise en place. Les établissements sont en effet pensés de façon extrêmement protectrice et s’accordent trop souvent sur le plus grand dénominateur commun. Pour ne pas réduire l’activité à celle des moins valides, il faut pourtant savoir, et pouvoir, offrir des champs de liberté à chaque personne. Un établissement se pense donc en fonction des périmètres accessibles aux résidents. Est-il possible d’aller au café situé sur le trottoir d’en face ? Comment faire le tour du pâté de maison ? Les espaces de déambulation sont à imaginer avec les équipes en fonction des périodes : le jour, la nuit, le week-end, les vacances. Ces marges de liberté impactent le bâtiment dans ses limites, ses portes, ses clôtures, ses accès et ses seuils, mais elles sont désormais plus faciles à sécuriser grâce aux technologies nouvelles.
Au Japon en 2005, l’opération « Réversible Destiny Lofts » (photo), ou lofts au destin réversible, prône l’exercice quotidien comme source de maintien en bonne santé. C’est l’architecture de l’habitat qui sollicite quotidiennement les aptitudes physiques des habitants. Ainsi le sol n’est pas plan, le passage entre la salle de bain et la chambre se fait sous une barre qui impose la flexion des jambes. Cette vision dynamique contraste avec nos habitudes de cocooning et questionne.
Toujours au Japon, une série de bâtiments ont été construits pour des personnes âgées et des enfants handicapés. Dans ce hameau, des mobile home aménagés offrent à des étudiants la possibilité de combiner leurs études et un accompagnement auprès des habitants. Un gymnase accueille les enfants dans des activités sportives sous le regard des personnes âgées. Un bel exemple d’établissement multigénérationnel à l’échelle d’une petite commune qui laisse évoluer les personnes sans que les limites spatiales soient marquées. Même le poste de soins tient en fait lieu d’épicerie avec des produits frais.
Il est très optimiste de croire que le système de prise en charge et d’aide aux personnes âgées tel que nous le connaissons à l’heure actuelle puisse perdurer. Leur nombre croissant réclame des solutions variées, originales, innovantes, sur des principes issus de l’observation, des usages et de la culture des territoires. Les villes sont les plus directement concernées par cette évolution qui mobilisera l’innovation.
[1] Pistes bibliographiques
- Revue Retraite et société – 2011/1 n°60 : Comportement face à la retraite, « Architecture et grand âge » de Pierre Marie Chapon, Odile Werner et Ivan Olivry, pages 241 à 252.
- Eric Emmanuel Schmitt : L’Intruse, in Odette Toulemonde et autres histoires (2006)
- Bande dessinée. Les vieux fourneaux, 4 tomes (2014-2017), Lupano et Cauuet, Dargaud
- Emmanuel Haneke - Amour (2012)
- Théâtre. Florian Zeller : Le Père (2012). Philippe Madral : La colère du tigre (2014)
Cet article appartient au dossier Habiter ensemble
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Jérôme Bataille, «Forces et faiblesses des EMS face au papy-boom», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 9 avril 2018, https://www.reiso.org/document/2923