Réfléchir à une ergothérapie durable
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En Suisse romande, le groupe Ergo-éco s’interroge sur les pratiques ergothérapeutiques en matière de durabilité et s’engage pour proposer des réflexions et actions vers une transition écologique et sociale.
Par Lucie Bilat, ergothérapeute indépendante, membre de la communauté de pratique Ergo-éco, La Chaux-de-Fonds
L’ergothérapie se situe entre les domaines de la santé et du social. Certaines pratiques, comme la rééducation de la main ou la rééducation neurologique en hôpital, relèvent plus fortement de la santé. D’autres, à l'image des démarches communautaires ou de celles à visée préventive, s’approchent davantage du domaine social.
En raison de leur mode de financement, les interventions d’ordre social s’avèrent plus rares. En effet, la loi suisse prévoit un remboursement des ergothérapeutes par l’intermédiaire des assurances maladie et accident essentiellement, sur ordonnance médicale. Cette logique favorise l’accès au traitement à des individus pour lesquels un diagnostic est posé et facilite la prise en charge de personnes subissant un problème de santé. En revanche, cette situation n’encourage pas les ergothérapeutes à la recherche laborieuse de financements alternatifs dans le but de créer des projets communautaires, de prévention ou de promotion de la santé.
L’objectif de l’ergothérapie consiste à accompagner les personnes qui ne peuvent pas ou plus participer aux occupations qui font sens pour elles. Sa finalité vise à leur permettre d’être en mesure de les réaliser à nouveau, ou d’identifier, puis de s’engager dans des occupations similaires alternatives. Il peut s’agir d’occupations liées aux activités de la vie quotidienne (cuisiner, s’habiller), à la productivité (école, études, bénévolat, travail) ou aux loisirs. La profession se base sur le postulat que l’occupation influence la santé ainsi que le bien-être ; en conséquence, favoriser les occupations significatives est susceptible d’améliorer l’état général d’une personne.
Vers une transition écologique
Inquiètes et inquiets face aux données scientifiques décrivant la crise écologique en cours et à venir, des ergothérapeutes agissent déjà au niveau personnel depuis plusieurs années (réduction des déchets, modes de déplacements plus durables, alimentation réfléchie, etc.). En parallèle, des questionnements sur la pratique professionnelle émergent progressivement. Certain·e·s ont mis en place des petits gestes quotidiens dans leur pratique, d’autres ont choisi d’aborder ces thèmes avec des collègues et des client·e·s. Néanmoins, la plupart de ces professionnel·le·s ont ressenti un manque de légitimité, un isolement et un besoin de partager. Dans ce contexte, afin d’échanger sur la transition écologique et sociale en lien avec la profession, une invitation à prendre part à une rencontre professionnelle a été proposée à la fin de 2019 à la majorité des ergothérapeutes pratiquant en Suisse romande [1].
Le groupe Ergo-éco voit ainsi le jour en 2020. Cette première rencontre réunit une trentaine d’ergothérapeutes (praticien·ne·s, enseignant·e·s, chercheur·se·s) de domaines et lieux de pratique variés. Cette réunion se base sur un partage de réflexions, à différents stades et niveaux d’élaboration, d’habitudes ou encore d’expérimentations liées à la transition écologique et sociale. La démarche se réalise aussi bien au titre d’ergothérapeutes qu’en tant que citoyen·ne·s.
De riches réflexions émergent et de nombreux sujets sont abordés. Les liens entre la santé et l’environnement sont explorés à travers la notion de co-bénéfices, c’est-à-dire les activités qui sont favorables à la fois à la santé et au climat, par exemple aller au travail en marchant plutôt qu’en voiture. L’utilisation du « bénévolat écologique » comme outil d’empowerment et de valorisation des client·e·s, les actions personnelles dans des associations pour le climat, le jardinage en permaculture dans la vie privée ou en thérapie, ou la création d’un cabinet d’ergothérapie dans une ferme sont évoqués. D’autres sujets sont discutés : l’échange d’objets au travail, l’utilisation du matériel de récupération dans la pratique ergothérapeutique, la non-congruence entre les réflexions personnelles et le lieu de travail, ainsi que la « décroissance subie » par les patient·e·s qui ne peuvent plus travailler.
Après une pause forcée due à la pandémie de Covid-19, le groupe développe de nouveaux projets ou poursuit ses réflexions en visioconférence. Parmi les projets phares [2] figurent notamment la rédaction d’un manifeste, une cartographie des ergothérapeutes sensibles au thème de la durabilité [3], ainsi que l’établissement de liens avec le réseau Occupations humaines et santé (OHS) [4] de la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL). Enfin, des contacts avec des groupes d’autres pays ont été entrepris.
Des rencontres centrées sur une pratique ergothérapeutique durable ont également vu le jour. Cette mise en commun d’idées en faveur de cabinets ou de services d’ergothérapie à la durabilité améliorée favorise l’émergence de nombreuses pistes d’action, comme l’utilisation de matériaux de deuxième main ou faits maison avec des matériaux nobles, voire le prêt. De manière générale, les discussions s’arrêtent longuement sur la manière de communiquer de la thématique du dérèglement climatique et du degré de durabilité des occupations avec les client·e·s, mais aussi avec les collègues ou supérieurs hiérarchiques. Les échanges abordent de nouvelles possibilités de thérapies : favoriser les activités éco-responsables, qui font souvent partie des co-bénéfices, comme la connexion à la nature, le jardinage en permaculture, la fabrication de produits ménagers fait maison, les achats de produits locaux et respectueux du vivant, la transition vers de moyens de mobilité douce, l’engagement pour le vivant ou la découverte de modes de vie alternatifs.
Ces rencontres représentent aussi l’occasion d’échanger sur des aspects plus théoriques liés à la pratique. Les ergothérapeutes se préoccupent ainsi du développement de nouvelles terminologies liées aux sciences de l’occupation, comme la « justice occupationnelle intra et intergénérationnelle et interespèces » ou les « devoirs occupationnels » (Drolet, 2023). Les professionnel·le·s partagent sur des outils d’évaluation et des modèles de pratique qui tiennent compte de la santé planétaire. Certains de ces outils et modèles sont propres à l’ergothérapie, tandis que d’autres viennent d’autres domaines [5]. Finalement, ces partages permettent aussi de se questionner sur les limites de la profession : jusqu’où les ergothérapeutes sont-elles et ils amené·e·s à s’engager ? Est-ce que la désobéissance civile, l’engagement dans des manifestations ou la lutte politique pour la mise en place d’une démocratie plus représentative (par exemple par des Chambres citoyennes) fait partie des rôles des ergothérapeutes autant que leurs devoirs citoyens ? Le colloque OHS [6] sur la thématique « Urgence écologique, occupations humaines et santé : le moment de s’engager » a contribué à apporter davantage de légitimité dans ces réflexions et dans ces engagements.
Ces questionnements sont régulièrement repris dans les présentations et discussions qu’Ergo-éco continue d’organiser, événements également ouverts aux autres professions de la santé et du social. L’idée est d’y aborder différents thèmes en lien avec la transition écologique et sociale, liés à l’ergothérapie ou aux domaines de la santé et du social.
Une organisation en mode durable
Ergo-éco constitue une communauté de pratique [8] qui fonctionne en gouvernance partagée, soit avec une organisation évitant la centralisation du pouvoir. Dès lors, l’avis de chacun·e, sur les thématiques de discussions choisies conjointement, a la même valeur. Les valeurs du groupe (bienveillance, non-jugement, liberté d’implication dans les projets) rendent possible l’inclusion de chacun·e tel·le qu’il ou elle est, ce qui permet de profiter des ressources de toutes et tous en s’entraidant. De cette façon, un·e ergothérapeute qui amorce depuis peu une réflexion sur le sujet de la transition écologique et sociale, même si elle ou il n’a pas encore pu appliquer des mesures au quotidien, est bienvenu·e.
Dans le fonctionnement actuel du groupe, deux difficultés principales sont identifiées. La première porte sur la motivation des ergothérapeutes à rejoindre la démarche. Un manque de disponibilité ou un sentiment de manque de légitimité peuvent expliquer cet écueil. La seconde difficulté réside dans la mise en lien avec les institutions en général, qu’il s’agisse d’organisations de soins comme les réseaux hospitaliers, de hautes écoles, d’associations professionnelles, de sociétés savantes ou d’instances politiques. Les clinicien·ne·s qui travaillent au quotidien avec leurs client·es se sentent parfois loin de ces instances et de leurs préoccupations. La situation évolue toutefois, des liens s’établissant, par exemple, avec la HES-SO, via la HETSL, ou avec les associations professionnelles.
Enjeux et difficultés
Les enjeux font écho à la volonté principale et idéale d’Ergo-éco d’amorcer, pour l’ergothérapie, un changement de paradigme et donc de pratiques. Dans cette vision, il s’agirait d’orienter les prises en charge vers de la prévention et des pratiques communautaires, avec l’objectif de prendre soin de la santé du vivant sur la planète. Cette idée s’écarte du fonctionnement individualiste, hiérarchique et libéral du système de santé suisse actuel, lequel reste axé sur le curatif, sur la santé individuelle et la responsabilité individuelle plutôt que sociétale, et qui montre ses limites, autant écologiquement que socialement. Un enjeu clé de ce changement de paradigme concerne le financement des pratiques, ce qui exigerait une coordination importante avec d’autres professions de la santé, les associations professionnelles correspondantes et les instances politiques. Le passé a toutefois montré que de tels changements ont été difficiles à mettre en œuvre, à l’instar du projet de loi fédérale sur la prévention et la promotion de la santé en 2012 (Mattig, 2013).
Vers des occupations régénératrices
A travers son soutien et sa bienveillance, le groupe Ergo-éco ambitionne d’offrir à ses membres de l’énergie pour imaginer et faire les premiers pas vers un monde plus équitable pour tous les êtres vivants. Pour ce groupe, l’avenir de l’ergothérapie passe par des occupations significatives et régénératrices, c’est-à-dire qui améliorent la santé du vivant plutôt que d’être délétères ou neutres.
Dans cette optique, les ergothérapeutes de demain pourraient être amené·e·s, entre autres, à accompagner leurs client·e·s dans des transitions vers des modes de vie régénérateurs, probablement à un niveau macro-environnemental et communautaire (collaboration avec les communes par exemple), à mener des stages de reconnexion en nature ou à imaginer des activités qui créent du lien entre des communautés habituellement séparées. Accompagner les personnes à s’engager dans des occupations ou activités significatives restera. Mais les méthodes (communautaires et préventives plutôt qu’individuelles et curatives) et les types d’activités et d’occupations visées évolueront avec la prise de conscience de l’impact de ces activités, pour les générations actuelles et futures...
Références
- Drolet, M.-J. (29.06.2023). Rôles professionnels, engagements et activisme : vers un changement de culture. Conférence du colloque OHS. Haute école de travail social et de la santé, Lausanne.
- Extinction Rebellion. (2022). Manuel d’organisation pour Extinction Rebellion. https://xrlausanne.ch/ressources/comment-sorganiser/
- Macnamara, L. (2020). La permaculture et nous, concevoir le bien-être personnel, collectif et planétaire (Permasens).
- Mattig, T. (2013. L’échec de la loi sur la prévention: un enseignement. Document de travail 9,
- Lausanne et Berne: Promotion Santé Suisse.
- Rosenberg, M. B. (2016). Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs). Initiation à la Communication NonViolente. (La découverte).
[1] Afin de toucher le maximum de professionnel·le·s possible, l’usage d’un réseau de courriel professionnel a été utilisé pour informer de cette rencontre.
[2]Le groupe a également réalisé une vidéo de présentation.
[3] Avec pour objectif la création de liens entre elles et eux ainsi que la facilitation de l’identification d’ergothérapeutes proches de leurs valeurs par les client·e·s. Le résultat est disponible ici.
[4] Le groupe Ergo-éco est officiellement une nouvelle communauté de pratique du réseau OHS depuis juin 2023.
[5] Parmi les modèles issus d’autres domaines, citons la Communication non violente (CNV) (Rosenberg, 2016), les 8Shields (modèle inspiré des peuples racines, qui se transmet principalement par l’expérimentation et la voie orale), la Gouvernance Partagée (Exinction Rebellion, 2022) ou la Permaculture sociale/humaine (Macnamara, 2020). La CNV est utilisée pour apprendre à mieux écouter nos besoins et les communiquer aux autres, ce qui représente un pré-requis à créer une autre manière de vivre au monde. La permaculture sociale et la gouvernance partagée ont des concepts et principes qui sont similaires et complémentaires à la CNV.
[6] 29 juin 2023, HETSL
[7] Signification des abréviations : R2DE : Réseau pour le développement durable en ergothérapie; C4E : Communauté ergothérapique engagée pour l'équité et l'environnement; OTEA : Occupational Therapists for Environmental Action
[8] Elle ne dispose pas du statut d’association et ne fait pas partie d’une institution, mais bénéficie du soutien du réseau OHS de la HETSL.
Lire également :
- Denis Pouliot-Morneau, Léa Nussbaumer, et Valérie Simonet, «Réfléchir les pratiques face à l’urgence écologique», REISO, Revue d'information sociale, publié le 26 juin 2023
Cet article appartient au dossier Durabilité
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Lucie Bilat, «Réfléchir à une ergothérapie durable», REISO, Revue d'information sociale, publié le 4 septembre 2023, https://www.reiso.org/document/11239